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Le Neutrino va Faire Exploser Toute la Physique

Il ne va pas plus vite que la lumière... mais le neutrino n'en est pas moins susceptible de chambouler toute notre vision de la matière. Une nouvelle anomalie dans le nombre de ces particules issues de réactions nucléaires laisse supposer l'existence d'un type de neutrino jusqu'ici inconnu. La physique est décidément aux portes d'un nouveau chapitre de son histoire.

Les révolutions n'arrivent pas toujours par où on les attend. Il y a quelques mois, la particule révolutionnaire par excellence, c'était le Boson de Higgs. Durant plusieurs décennies, cette particule a cristallisé l'espoir de nous une vision plus profonde et plus cohérente de la matière. Elle était censée guider les physiciens au-delà du cadre étriqué de leur "modèle standard", une théorie patiemment élaborée au cours du XXè siècle pour décrire le bestiaire de toutes les particules matérielles, mais qui, au vu de ses incohérences, ne peut être la fin de l'histoire et doit être dépassée. La détection du boson de Higgs, a justifié l'édification par l'Organisation européenne pour la recherche nucléaire (Cern) d'un gigantesque accélérateur de 27 km de diamètre, le LHC, près de Genève. Sa traque, passionnante, a fait la une des journaux, dont Science & Vie. Mais cette traque touche à sa fin, et tout laisse à penser que le boson tant recherché pourrait être entièrement conforme aux prédictions du modèle standard (voir encadré).

BOSON DE HIGGS : UN SUCCÈS IMMENSE ET DÉCEVANT
Le Cern le promet : la découverte du boson de Higgs sera annoncée avant la fin de l'année. Elle marquera l'épilogue de près de 50 ans de traque, celle des particules élémentaires prédites par le modèle standard, l'actuelle théorie de l'infiniment petit. Avec ce succès expérimental, les physiciens pourront se targuer d'avoir démontré l'existence de la clé de voûte de l'édifice théorique le plus précis jamais rédigé : la particule qui confère leur masse à toutes les autres. Mais il est probable que l'euphorie ne soit pas totale. Car le Higgs risque d'être parfaitement conforme aux prédictions du modèle standard. C'est ce qui ressort de l'analyse la plus complète faite à ce jour des données disponibles, mise en ligne le 19 mars dernier. Or, les physiciens le savent, le modèle standard ne peut être la fin de l'histoire. Et ils ont longtemps espéré que le Higgs leur permette de commencer à écrire le prochain chapitre. Rien n'est encore joué, et il n'est pas exclu que la particule manquante recèle quelques propriétés exotiques. Mais l'heure n'est pas à l'optimisme. Comme le résume Marco Cirelli, à la division théorique du Cern, "je pense que le LHC découvrira le Higgs. Et rien d'autre". Grandeur et possible misère de l'une des plus formidables quêtes scientifiques de tous les temps...

Cette contemplation, imminente, qui va mettre un point final à l'un des plus beaux chapitres du grand livre de la science, n'ouvrira probablement pas le suivant, puisqu'elle ne déflorera rien des nouveaux continents microscopiques. Autrement dit, le boson de Higgs ne va sans doute pas provoquer la grande révolution attendue...
Mais alors que le Cern, depuis quelques semaines, a relancé sa machine pleine puissance, en vue d'une annonce officielle avant la fin de l'année de ce qui restera - tout de même - l'une des plus importantes découvertes de l'histoire de la physique, une autre particule est en train de capter l'attention. Cette particule appartient à une famille beaucoup plus discrète, peu habituée à faire la une des journaux : celle des neutrinos. Sensibles uniquement la plus ténue des trois forces fondamentales, la force nucléaire faible (voir infographie), les six membres recensés par le modèle standard (les neutrinos électronique, muonique et tauique, ainsi que les antiparticules associées) sont capables de traverser plusieurs milliards de fois la Terre sans être remarqués.
Ces "petits neutres" ont eu un premier et éphémère moment de gloire l'année dernière, lorsque certains spécimens ont été surpris à filer plus vite que la lumière. De quoi faire exploser toutes les bases de la physique. Peu de spécialistes crurent cependant à un tel chambardement et, sans trop de surprise, la révolution annoncée fit un flop : une expérience indépendante a depuis infirmé "l'impossible" résultat, probablement dû à une erreur expérimentale. Ce qui excite aujourd'hui les spécialistes de la matière est une tout autre affaire, bien plus crédible à leurs yeux. Elle est fondée sur une vingtaine de résultats anormaux, systématiquement mesurés lors de diverses expériences réalisées à travers le monde. Révélée il y a un an, ces résultats sont si troublants que les plus puissants engins expérimentaux de la physique des particules, accélérateurs du Cern compris, sont en train d'être réquisitionnés pour les compléter. Car ces anomalies esquissent enfin les premiers contours de cette nouvelle physique que le boson de Higgs sera probablement incapable de nous révéler : pour de plus en plus de spécialistes de la matière, ces résultats laissent penser que la famille des neutrinos serait plus grande que prévu, que le plus fascinant de ses rejetons serait passé jusqu'à présent inaperçu, et que ce nouveau neutrino, radicalement différent de toutes les autres particules, serait susceptible de chambouler notre vision de la matière et du cosmos ! D'où cette interrogation : et si la révolution venait des neutrinos ? "Depuis quinze ans, les neutrinos laissent entrevoir une nouvelle physique. C'est pour cela que je m'y suis intéressé", s'enthousiasme Thierry Lasserre qui, avec son collègue David Lhuillier, du Commissariat à l'énergie atomique (CEA, Saclay), a mis au jour les dernières anomalies. Car aux yeux du physicien français, le penchant révolutionnaire des neutrinos est connu depuis 14 ans, quand on a découvert leur capacité à se transformer les uns en les autres, selon un processus dit d'oscillation. Ce qui contredit les prédictions du modèle standard, l'actuelle théorie de l'infiniment petit - il s'agit même, à ce jour de la principale contradiction expérimentale avec nos tables de la matière.

DES CALCULS REVUS À LA HAUSSE

C'est justement pour étudier cette déconcertante oscillation que les physiciens préparent depuis quelques années, au sein de la centrale nucléaire de Chooz (Ardennes), une vaste expérience baptisée Double Chooz. Objectif : observer comment varie, au fur et à mesure que l'on s'éloigne de la centrale, le flux d'un type de neutrino émis spontanément par l'un des réacteurs - précisément l'antineutrino électronique. En attendant que le dispositif expérimental soit complet, les chercheurs ont commencé par comparer le nombre d'antineutrinos électroniques comptabilisés par un détecteur placé à 1 km du réacteur avec le nombre de particules émises par le réacteur.
Mais puisqu'il est impossible de placer un détecteur dans le cour d'un réacteur nucléaire, ce dernier nombre doit être mesuré par des méthodes indirectes. Jusqu'à récemment, toute estimation de ce type se faisait à partir de vieilles tables réalisées dans les années 1980, à l'Institut Laue-Langevin (ILL, Grenoble). À l'époque, les physiciens avaient mesuré avec une extrême précision le flux et l'énergie des électrons, facilement détectables, émis lors de la désintégration des noyaux d'uranium et de plutonium contenus dans un réacteur. Le flux des antineutrinos électroniques émis lors de ces réactions nucléaires avait alors été déduit de ces données. De quoi produire des "tables de calibration" qui permettent de déterminer le flux d'antineutrinos produit par n'importe quel réacteur nucléaire, dès lors que l'on a mesuré les propriétés des électrons qu'il émet.
À un détail près. "Techniquement, explique David Lhuillier, le passage des électrons aux neutrinos nécessite de connaître l'intégralité des voies possibles de désintégration des noyaux d'uranium et de plutonium. Or, il y en a une dizaine de milliers !" Un nombre tel que les physiciens de Grenoble avaient fondé leur calcul sur des approximations. "Pour Double Chooz, il nous fallait être plus précis", poursuit le scientifique. Avec ses collègues, il a donc affiné le calcul effectué à l'ILL il y a trente ans, en épluchant la dizaine de milliers d'événements possibles. Et le constat est sans appel : une révision à la hausse de 3 % du flux d'antineutrinos électroniques censé être émis par un réacteur. À laquelle s'ajoute 1,5 % provenant du fait que la durée de vie du neutron a été revue à la baisse dans l'intervalle. Plus 1,5 % supplémentaire à cause d'imprécisions dans l'extrapolation des mesures de Grenoble aux réacteurs commerciaux. Soit, en tout, 6 % d'antineutrinos en plus. Les réacteurs nucléaires crachent finalement plus de "petits neutres" que prévu ! Les physiciens de Double Chooz ont alors eu l'idée d'estimer l'impact de ce nouvel étalonnage sur la vingtaine de mesures du flux d'antineutrinos faites directement à la sortie d'un réacteur entre les années 1980 et 1990 en France, aux Etats-Unis, en Suisse et en Russie. Or, si l'ensemble de ces mesures étaient en accord à 1 % près avec l'ancienne prédiction théorique, issue d'une approximation, elles ne le sont plus du tout avec la nouvelle, censée être de meilleure qualité (voir infographie). C'est comme si, en tout, 7 % des antineutrinos censés être produits par un réacteur avaient tout bonnement disparu", résume Thierry Lasserre. Le hasard a voulu que cette anomalie passe jusqu'ici inaperçue. Maintenant qu'elle est mise au jour, elle sème le désordre dans toute la physique des particules.

15 ANS DE DÉCOMPTES DÉFAILLANTS

La première idée qui s'impose est bien sûr que les calculs des physiciens français soient faux. Mais comme l'indique Carlo Giunti, à l'université de Turin (Italie), "tous les experts s'accordent à dire que le calcul effectué par David Lhuiller, Thierry Lassene et leurs collaborateurs est le plus précis jamais réalisé en la matière. Et personne n'a pu y déceler la moindre erreur". Patrick Huber, au Virginia Tech (États-Unis), est du même avis : "De nombreux facteurs conspirent au déplacement du flux d'antineutrinos attendu par rapport à ceux mesurés depuis trente ans. Nous sommes donc probablement face à un effet réel". Carlo Rubbia, prix Nobel de physique en 1984 et spécialiste des particules élémentaires, le confirme lui aussi : "L'écart est incontestablement significatif". Autre idée pour expliquer l'anomalie : invoquer la fameuse oscillation des neutrinos, les individus manquants ayant pu se transformer en route en un autre type. Là encore, l'argument tombe à l'eau : une telle transformation nécessite au minimum plusieurs centaines de mètres pour être observée ; or, les flux des expériences ont été mesurés juste à la sortie du réacteur.
Il y a donc bel et bien un problème. Et celui-ci est d'autant plus pris au sérieux qu'il s'ajoute à plusieurs autres décomptes défaillants constatés depuis quinze ans lors d'expériences impliquant des neutrinos. Ainsi, au cours de l'expérience LSND réalisée dans les années 1990 au Laboratoire national de Los Alamos (États-Unis), un excès d'antineutrinos électroniques issu d'un faisceau d'antineutrinos muoniques a été détecté. À la suite de cette observation, les scientifiques du Fermilab, près de Chicago, ont observé un excès équivalent, quoique moins significatif, lors de l'expérience MiniBoone. Enfin, durant la calibration d'expériences visent à détecter des neutrinos solaires, le flux de neutrinos électroniques issu d'une source radioactive artificielle s'est révélé inférieur à la valeur attendue, comme si, là encore, des neutrinos avaient disparu. Pour Thierry Lasserre, "ajoutées à celle que nous avons mise en évidence par hasard, toutes ces anomalies sont désormais prises très au sérieux. Il y a manifestement quelque chose à comprendre". De quoi ces anomalies pourraient-elles être la manifestation ? Les experts ne voient qu'une possibilité : une particule encore inconnue fausserait les comptes. Une particule qui, d'un côté, est le résultat de la mutation d'un neutrino standard, leur disparition, et qui, de l'autre, est capable de se transformer en neutrino standard, ce qui expliquerait les excès constatés.

LA PARTICULE FANTÔME PARFAITE

Il s'agirait donc d'un neutrino d'une nouvelle espèce, encore plus discret que ses congénères puisqu'il n'a pas encore été détecté. "Toutes les explications invoquées pour interpréter ces anomalies requièrent l'existence de ce nouveau type de neutrino", confirme Carlo Giunti. Or, les théoriciens, peu avares en spéculations, ont déjà croisé ce profil atypique lorsqu'ils imaginaient des particules au-delà du modèle standard. Ils l'ont baptisé le "neutrino stérile". Sa principale caractéristique : n'être sensible à aucune des trois interactions fondamentales du modèle standard. Comme les autres neutrinos, ce nouveau genre de particule ne réagit pas à la force électromagnétique, ni à la force nucléaire forte. Mais lui, en plus, est également insensible à la force nucléaire faible. Zéro, zéro et zéro ! La particule fantôme parfaite : elle n'interagit avec la matière que par le biais de la gravitation - non prise en compte dans le modèle standard car d'une intensité presque nulle à l'échelle des particules - et est donc parfaitement indétectable dans le cadre d'une expérience de physique microscopique (voir infographie).
Pourquoi avoir imaginé une chose à ce point évanescente ? Pour de sombres histoires de famille. En particulier pour expliquer le mystérieux phénomène d'oscillation des neutrinos observé depuis quinze ans. Cela ne peut s'expliquer qu'à condition que les neutrinos aient une masse, aussi infime soit-elle. Ce que le modèle standard est incapable de prédire. Or, la seule façon sur le papier, de conférer une masse aux neutrinos est d'introduire dans les équations un ou plusieurs neutrinos non standard - en l'occurrence, des neutrinos stériles. Ainsi comme l'indique Goran Senjanovic, au Centre international Abdus-Salam de physique théorique, à Trieste (Italie), "le problème de la masse des neutrinos est le meilleur argument en faveur de l'existence de neutrinos stériles". Et la mystérieuse disparition des neutrinos qui vient d'être constatée à la sortie des réacteurs nucléaires apporte un poids considérable à cette intuition.
L'heure de la consécration a-t-elle sonné pour la plus discrète de toutes les particules imaginables, cernée à la fois par la théorie et l'expérience ? "Je suis prêt à parier sur elle, et à parier beaucoup", lance Goran Senjanovic. Carlo Giunti, lui, considère qu'avec les nouvelles du boson de Higgs, les physiciens n'auront guère le choix : "Les neutrinos stériles seront peut-être la seule indication, voire preuve, d'une physique totalement nouvelle avant longtemps". Car l'impact d'une telle découverte ne se limiterait pas à la physique des neutrinos : elle ferait à elle seule exploser le modèle standard. Elle pourrait même avoir de vastes conséquences cosmologiques. Si on mettait en évidence un neutrino stérile, on aurait alors, après les trois neutrinos connus, la quatrième particule de matière la plus abondante de l'Univers ! décrit Thierry Lasserre. De quoi expliquer, peut-être, la mystérieuse masse manquante de l'Univers, ou l'énigmatique disparition de l'antimatière (voir plus bas).
Reste à démontrer expérimentalement l'existence de cette particule potentiellement révolutionnaire. Un défi à la hauteur de la discrétion de l'intéressée. Les physiciens comptent cependant sur le phénomène d'oscillation, valable pour tout type de neutrino : le neutrino stérile pourrait être démasque par une alternance d'apparitions et de disparitions de neutrinos standard. Pour l'heure, c'est vers le projet Nucifer que les yeux sont tournés. Cette expérience, imaginée en 2004 dans le cadre de la lutte contre la prolifération nucléaire, est exploitée depuis quelques semaines par David Lhuillier et Thierry Lasserre pour étudier d'éventuelles mues de stériles au plus près de la réaction nucléaire (encadré). "Nucifer pourrait nous apporter, peut-être d'ici un an, de nouveaux points de mesure", explique ce dernier.

PROJET NUCIFER : AU PLUS PRÈS DE LA RÉACTION NUCLÉAIRE
Imaginé en 2004, le projet Nucifer mené par Thierry Lasserre et David Lhuillier vient de démarrer auprès d'Osiris, le réacteur nucléaire du CEA, à Saclay. Son rôle : étudier les propriétés des neutrinos émis par un réacteur nucléaire, pour offrir à l'Agence internationale de l'énergie atomique de nouveaux outils de contrôle antiprolifération. Heureux hasard, cette expérience nécessite de placer un détecteur à quelques mètres d'un cour de réacteur. Ce qui n'a rien d'évident, étant donné que ce détecteur est rempli d'un liquide inflammable. Or, cette configuration permet d'étudier avec précision la mystérieuse disparition des neutrinos autour des réacteurs, et pourrait permettre de confirmer l'anomalie maintes fois constatée.

TOUTE LA COMMUNAUTÉ MOBILISÉE

Mais la traque ne fait que commencer. Une quinzaine d'autres projets expérimentaux susceptibles de débusquer ces neutrinos stériles ont été présentés il y a quelques semaines dans un "livre blanc" rédigé par la communauté des spécialistes des neutrinos. Thierry Lasserre et ses collègues ont proposé de placer une intense source radioactive dans un détecteur géant de neutrinos, afin d'observer mètre par mètre les apparitions et disparitions des particules au gré de leurs oscillations avec un stérile. "Nous travaillons conjointement avec les physiciens de l'expérience KamLAND (au Japon) sur un possible déploiement autour de 2016", précise le physicien, impatient d'exploiter le plus puissant détecteur de neutrinos au monde. Également dans les starting-blocks, Carlo Rubbia, célèbre pour avoir porté l'expérience ayant découvert les particules médiatrices de l'interaction faible, au début des années 1980, à une époque où l'existence de ces particules était loin de faire consensus parmi les physiciens. Un candidat de poids dans la course à la découverte des stériles, interprété comme un signe fort par toute la communauté. Le scientifique italien envisage de travailler avec un faisceau de neutrinos produit au Cern : "Les anomalies de neutrinos sont un sujet magnifique que seule une expérience peut désormais trancher !"
Ironie de l'histoire : ce sera donc peut-être dans le grand temple de la physique des particules, aujourd'hui entièrement dédié au boson de Higgs, que les physiciens consacreront la grande révolution des neutrinos...

M.G. - SCIENCE & VIE > Juin > 2012

Une Nouvelle Physique est en Train de Naître

Particule prodigieuse, le neutrino stérile promet de relever les plus grands défis de la physique. Du microscopique... au cosmique !

"J'ai fait une chose horrible. J'ai postulé une particule qu'on ne peut pas détecter". Tels sont, en 1930, les mots de Wolfgang Pauli, alors que dans un geste qu'il considère désespéré, il vient de théoriser l'existence du neutrino, une mystérieuse particule censée n'interagir avec aucune des autres particules matérielles connues à l'époque et susceptible de sauver le sacro-saint principe de conservation de l'énergie. Une inspiration téméraire, mais tout à fait juste, puisque sa particule fantôme sera finalement mise en évidence 25 ans plus tard. Et elle touche au sublime quand on réalise que c'est justement parce que les physiciens ont osé imaginer cette particule à priori indétectable qu'ils ont pu découvrir l'existence de la troisième interaction fondamentale du monde des particules - la force nucléaire faible, celle-là même qui permit de repérer le neutrino. La belle histoire peut-elle se répéter ? C'est en espérant être inspirés par la même muse que les physiciens d'aujourd'hui imaginent l'existence d'une nouvelle particule a priori tout aussi indétectable : le neutrino stérile.
À l'instar de leur illustre prédécesseur, ces théoriciens sont en effet en train de se passionner pour une particule qui, par principe, n'interagit avec aucun des autres corps matériels connus en prenant cette fois-ci en compte les trois interactions fondamentales de la physique des particules, et non deux comme Pauli. Le seul lien qui la rattache à notre réalité est sa masse non nulle, qui la rend sensible à la gravitation. Sauf que l'intensité de la gravitation est si faible à l'échelle des particules que le neutrino stérile, s'il existe, peut traverser toutes les matières avec l'assurance de laisser aucune trace.

UN INVISIBLE SAUVEUR

Invoquer l'existence d'un tel fantôme apparaît donc bien à nouveau comme "une chose horrible" pour des physiciens censés pratiquer une science expérimentale. En mettant en scène un coupable a priori impossible à confondre, il devient en effet possible de l'accuser de tous les maux... ou de tous les prodiges. Ce sont naturellement les spécialistes des particules élémentaires qui, les premiers, ont fait appel à cet invisible sauveur. La première fois qu'ils l'évoquèrent, ce fut pour affronter le délicat problème de la masse des neutrinos. Car le modèle standard impose aux particules inventées par Pauli une masse nulle, comme dans le cas du photon, la particule de lumière. Les règles de fonctionnement de cette théorie indiquent en effet que la masse d'une particule élémentaire de matière nécessite l'existence de particules dotées de deux "états d'hélicité" différents (des caractéristiques internes qui peuvent s'apparenter à une sorte de rotation : un des états doit être orienté à "gauche" et l'aune à "droite"). Or, depuis le milieu des années 1950, toutes les expériences ont montré que les neutrinos n'existent que dans l'état d'hélicité gauche. Par conséquent, l'expression mathématique qui fournirait la masse du neutrino est incomplète : cette masse ne peut exister. Elle doit donc être nulle. Sauf qu'on sait depuis quinze ans qu'elle ne l'est pas : les neutrinos standard ont bien une masse, pas bien grande certes, mais pas nulle (le plus lourd des trois neutrinos standard est au moins dix millions de fois plus léger que la plus légère des autres particules, l'électron). Mais comment conférer une masse aux neutrinos, alors même que le modèle standard l'interdit ?
Dès les années 1970, les théoriciens avaient imaginé un neutrino doté d'un état d'hélicité droit. De quoi construire
un terme de masse comprenant tous les bons ingrédients. Or, puisqu'un tel neutrino droit n'a jamais été observé, c'est qu'il est forcément insensible aux trois interactions fondamentales, force faible incluse. Autrement dit, ce nouveau neutrino, s'il existe, doit être stérile. Notre fantôme prend donc ici pour la première fois ses habits de sauveur.
Mais tout en comblant une faille dans les tables de la matière, il en révèle en même temps cruellement les limites. La masse d'un neutrino standard étant minuscule, les théoriciens sont en effet obligés d'introduire un neutrino stérile titanesque, avec une énergie de masse de l'ordre de 109; téraélectronvolts (TeV). Or, une telle énergie dépasse largement les possibilités de description du modèle standard, dont les équations deviennent folles dès lors qu'elles tentent de décrire des phénomènes élémentaires impliquant une énergie supérieure à quelques TeV. Beaucoup trop gros pour la théorie actuelle, les neutrinos stériles susceptibles de résoudre le problème de la masse de leurs congénères s'ébattent donc dans une nouvelle physique qui doit se faire jour à leur échelle. Ainsi, comme le résume Asmaa Abada, du Laboratoire de physique théorique, à Orsay, "si on veut imaginer des scénarios pour expliquer la masse des neutrinos dans le cadre du modèle standard, on est obligé d'y introduire des particules qui, d'une certaine manière n'ont rien à y faire". Ces neutrinos stériles sont décidément intenables.

ÉLUCIDER DES ÉNIGMES COSMIQUES

Ces corpuscules diaboliques sont même prêts à des chambardements d'une tout autre échelle. Certains y voient la réponse à une des plus colossales énigmes scientifiques, de dimension non plus microscopique, mais cosmique : celle de la masse manquante de l'Univers. Les neutrinos stériles pourraient constituer cette mystérieuse matière noire qui composerait 85 % du contenu physique de notre monde, restée jusqu'ici totalement invisible (Voir encadré).

LES NEUTRINOS STÉRILES POURRAIENT CONSTITUER LA MATIÈRE NOIRE
Invisible et massive : les qualités que l'on prête au neutrino stérile en font un parfait candidat pour être la matière noire, cette mystérieuse composante de la matière censée compter pour 85 % du contenu de l'Univers... mais dont la nature reste totalement inconnue. D'autant que, aussi insaisissables soient-ils, les 3 neutrinos standard connus sont les particules les plus abondantes de l'Univers. L'idée que le neutrino stérile puisse être la matière noire a été développée ces dernières années par Takehiko Asaka et Mikhail Shaposhnikov, à l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. "Nos calculs et les contraintes d'observation montrent qu'un neutrino stérile dont la masse serait comprise entre 2 et 50 keV peut être un candidat pour la matière noire", précise ce dernier. Nous serions alors, selon cette théorie, baignés dans un océan de neutrinos stériles - chaque mètre cube d'Univers en contiendrait plusieurs centaines de milliers ! Les autres candidats à la matière noire n'ont d'ailleurs pas le vent en poupe : jusqu'à présent, les expériences de détection directe de particules pressenties pour donner du corps à la masse manquante, appelées "wimps", ont fait chou blanc. De même, le LHC, après deux années de fonctionnement, reste bredouille dans la mise en évidence de particules supersymétriques, elles aussi envisagées comme de sérieux candidats. "Cela conforte l'idée de la matière noire comme neutrinos stériles", estime Sacha Davidson, à l'Institut de physique nucléaire, à Lyon. Pour s'en assurer, la théorie de Shaposhnikov offre une possibilité puisque ces neutrinos stériles auraient la faculté de se désintégrer, ce processus engendrant notamment des photons. Comme il le détaille, "la réaction serait alors peut-être observable dans les directions du cosmos où la matière noire est concentrée. Comme dans des galaxies naines qui, proportionnellement, doivent contenir plus de matière noire que leurs congénères plus grandes, ou bien les amas de galaxies". La plus furtive de toutes les particules à l'échelle de l'infiniment petit serait alors responsable de la structuration de l'Univers entier. Renversant...

D'autres imaginent que les neutrinos stériles seraient responsables de la non moins mystérieuse disparition de l'antimatière de notre Univers, alors que ces particules symétriques de celles qui nous constituent étaient censées être aussi nombreuses à l'origine (Voir encadré ci-dessous).

ET JUSTIFIER L'ABSENCE D'ANTIMATIÈRE DANS L'UNIVERS
Comment expliquer l'absence d'antimatière dans l'Univers, alors que selon les équations de la microphysique, matière et antimatière ont dû être engendrées dans les mêmes proportions au moment du big bang ? Pourquoi, au moment où les particules primordiales de matière et d'antimatière se sont annihilées deux a deux, un tout petit excès de matière a permis a cette dernière de l'emporter sur sa jumelle ? Pour Masataka Fukugita et Tsutomu Yanagida, à l'université de Tokyo, puis plus récemment Takehika Asaka et Mikhail Shaposhnikov à l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, la réponse tient en deux mots : neutrino stérile. Ce serait cette particule, encore hypothétique, qui aurait fait pencher la balance. Comme l'explique Marco Cirelli, à la division théorique du Cern, "si on postule l'existence de neutrinos stériles très massifs, alors on peut engendrer pour ces particules une dissymétrie suffisante entre matière et antimatière à même de rendre compte de l'asymétrie primordiale". Ainsi, juste après le big bang, alors que neutrinos et antineutrinos stériles se transformaient les uns dans les autres, les seconds ont du se désintégrer à un taux supérieur, dissymétrie qui a finalement permis à la matière de l'emporter. Pour le physicien, "c'est la piste la plus concrète pour expliquer l'absence d'antimatière dans l'Univers". Une absence qui, en somme, signerait la présence d'une particule indétectable...

En presque cinquante ans de spéculations, c'est finalement toute une variété de neutrinos que les physiciens ont sortis de leur chapeau, en fonction de la raison invoquée et du modèle théorique endossé. Ainsi, avec une masse d'environ 1 eV, le neutrino stérile expliquant la disparition des neutrinos des réacteurs nucléaires est 100 millions de milliards de milliards de fois plus lourd que son compagnon susceptible de conférer une masse aux neutrinos... Et les spécimens évoqués pour des problèmes d'ordre cosmologique ou des considérations d'ordre théorique s'accommodent de toute une série de masses intermédiaires. Mais qu'importe cette diversité, car la balle est dans le camp des expériences. Or, le nouveau chapitre de la physique des particules qu'il faudra bien commencer à écrire pourra tout à fait, au besoin, intégrer ces nouveaux venus, aussi variés soient-ils. Mieux : comme l'indique Goran Senjanovic, au Centre international Abdus-Salam pour la physique théorique, à Trieste, "la mise en évidence d'un neutrino stérile donnerait du crédit au concept en général".
Un concept qui pourrait donc résoudre bien des problèmes et la meilleure porte d'entrée vers cette nouvelle physique. Un concept donc potentiellement à la fois salvateur et révolutionnaire. Bref, un concept tout sauf stérile.

M.G. - SCIENCE & VIE > Juin > 2012
 

   
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