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La Physique Quantique Rend-elle Fou ?

Dans le monde quantique, un chat peut être "vivant ET mort" et les particules sont douées de télépathie. Un vrai défi à la raison, même pour les physiciens ! Surtout que leurs expériences valident cette "folie quantique"...

Laboratoire de physique de l'université de Genève, été 2008. dans une salle obscure du sous-sol, deux photons jumeaux, minuscules flashs de lumière, sont émis simultanément par la même source. À 200.000 km/s, leurs routes se séparent lorsqu'ils s'engagent dans deux fibres optiques connectées au réseau téléphonique suisse. L'un file en direction de l'ouest, l'autre fonce à l'est. Après un voyage éclair de 17 km à travers leurs fibres, les photons arrivent très exactement en même temps à leurs destinations respectives, dans deux laboratoires improvisés au sein de stations relais de l'opérateur Swisscom. Les dispositifs imaginés par les physiciens suisses proposent alors à chacune des deux particules de lumière de faire un choix (infographie ->). Et c'est ici que la magie opère : alors qu'ils n'ont aucune possibilité de se "concerter", les deux photons font en même temps exactement le même choix ! ils semblent agir par télépathie, instantanément, malgré les kilomètres qui les séparent ! Pour qui assiste à l'expérience, le phénomène a quelque chose de fou. Un phénomène proprement quantique, bien connu des physiciens sous le nom d'intrication.

LOGIQUE SUR LE PAPIER

Car cette expérience n'est pas nouvelle : il y a maintenant 25 ans que ce "paradoxe" de la physique quantique est testé en laboratoire sous les yeux incrédules des chercheurs. Et il y a même quelques années maintenant que l'on parvient à opérer ce miracle sur des particules séparées par de très longues distances. Mais ce que l'équipe de Nicolas Gisin a voulu vérifier cette fois-ci, c'est que la magie opérait... quelle que soit l'heure de la journée, c'est-à-dire quelle que soit l'orientation de la Terre dans l'espace (voir encadré ci-dessous). Le phénomène fonctionne donc dans n'importe quel référentiel.

LA VITESSE MINIMALE DE "TÉLÉPATHIE" ENTRE DEUX PARTICULES
Le phénomène d'intrication (voir infographie ci-contre) revient à dire que deux particules arrivent à communiquer "instantanément", c'est-à-dire plus vite que la vitesse de la lumière ! Comme si l'information était "téléportée". Prédit par la théorie depuis les années 1930, ce phénomène semblait impossible. Et pourtant... Il est testé avec succès depuis les années 1980 ! Pour s'assurer que le phénomène fonctionne dans chaque direction de l'espace, l'équipe de Nicolas Gisin (ci-contre), à l'université de Genève, a répété l'expérience sur 24 heures -donc pendant toute une rotation terrestre- entre deux villages suisses. Avec succès : si la téléportation a une vitesse, elle est, d'après expérience, d'au moins 100.000 fois celle de la lumière. Pour Nicolas Gisin, c'est donc comme si la corrélation entre les deux particules "surgissait depuis l'estérieur de l'espace-temps".

En physique quantique, deux photons intriqués ne font qu'un
Quand deux particules interagissent, elles se "mélangent" comme deux ondes pour n'en former qu'une seule. Lorsqu'elles se séparent, elles ne forment toujours qu'un seul et même système, quelle que soit la distance qui les sépare ! Du coup, lorsqu'on mesure une caractéristique d'une particule 1, la particule 2 intriquée adopte immédiatement la même valeur, même à grande distance !

Autre lieu, autre expérience saisissante : au cour du quartier Latin de Paris, dans les locaux vieillissants de l'Ecole normale supérieure, à l'automne dernier. L'équipe de Serge Haroche conçoit et fabrique ce que les spécialistes de la mécanique quantique appellent entre eux un "chat de Schrodinger" et qui renvoie à un autre phénomène caractéristique du monde de l'infiniment petit : la superposition d'états. Et de fait, le "chat" n'est autre qu'un petit paquet de photons qui se trouve dans plusieurs états incompatibles en même temps. Comme une balle de ping-pong qui serait à la fois entièrement jaune et entièrement blanche... ou comme un chat à la fois raide mort mais aussi vivant. Une manipulation sidérante (voir encadré ci-dessous), dans laquelle on voit littéralement le "chat" passer de l'état de "mort ET vivant" à celui, plus rassurant, de "mort" OU "vivant", au fur et à mesure que l'observation lui fait quitter le monde quantique. La théorie a beau prédire parfaitement cette métamorphose, là encore, le spectateur reste confondu par la réalité de ce phénomène, qui nous propulse à mille lieues de notre intuition.

DES PHYSICIENS ONT SAISI LE PASSAGE DU QUANTIQUE AU CLASSIQUE
Pour les physiciens de l'ENS, cette étrange figure représente... un chat ! "On distingue même, en rouge, ses oreilles pointues et en bleu, ses moustaches", plaisante Michel Brune. C'est plus exactement une série de "chats de Schrôdinger", du nom de l'un des fondateurs de la physique quantique qui, en 1935, montra que, selon le précepte de superposition d'états, (qui établit qu'un atome radioactif, tant qu'il n'est pas observé, est à la fois intègre et désintégré), un chat devrait paradoxalement être... à la fois mort et vivant ! Ici, le "chat" est en fait un paquet de plusieurs photons fabriqué par les chercheurs et placé dans une cavité où passent, un à un, des atomes qui l'observent, le mesurent. La première photo du "chat" montre, en effet, en bleu, des "probabilités de présence" négatives, typiques du monde quantique, qui disparaissent peu à peu avec la mesure : preuve que l'observateur fait revenir le chat dans notre monde classique, un phénomène nommé "décohérence", et mis en évidence avec cette précision pour la première fois.

En physique quantique, la matière est à la fois corps et onde
Avant la quantique, la physique étudiait deux types "d'objets": les corps, obéissant aux lois de la mécanique et de la thermodynamique, et les ondes, régies par les lois de l'électromagnétisme. Mais la réalité quantique mélange les deux ! En 1905, Einstein montre que la lumière, connue en tant qu'onde, est en fait constituée de corpuscules : les photons. En 1924, de Broglie étend ce concept à toute la matière : toutes les particules peuvent aussi se comporter comme des ondes ! Voici les expériences de fentes d'Young dans trois cas : les corps, les ondes (classique) et les quantons (quantique).

Mais tel est le propre de la théorie quantique : parfaitement logique sur le papier lorsqu'elle s'exprime sous forme d'équations, elle devient inconcevable quand on réfléchit à ce qu'elle implique concrètement. Aussi, quand ils prennent le temps de sortir de leurs calculs, les physiciens sont les premiers à le reconnaître : un siècle de recherches et d'expériences n'y a rien fait, cette théorie défie l'entendement, à commencer par le leur. C'est pourquoi ils répètent de manière quasi obsessionnelle ces expériences dont ils connaissent déjà les résultats... mais qui ont de quoi rendre fou ! Certes, ils espèrent toujours en faire jaillir quelque chose d'inattendu, ils rêvent de constater un écart entre la théorie et la réalité expérimentale car c'est ainsi que se jouent les plus grands progrès en sciences physiques. Et puis, maîtriser ces expériences extrêmement délicates permet souvent, à terme, de les faire déboucher sur des applications intéressantes. On sait ainsi que le laser, dont on ne pourrait plus se passer aujourd'hui, a émergé d'une expérience purement "gratuite" ! Des arguments qui justifient la raison d'être de ces programmes de recherche.
Mais la principale raison qui amène les physiciens à répéter à l'envi ces expériences est ailleurs. Compulsivement, ils s'acharnent à tester la quantique parce que leur intuition ne parvient pas à admettre ses résultats. Comme le reconnaît Jean-Michel Raimond, de l'ENS : "Les expériences nous aident à nous familiariser, à réaliser l'irréalisable, à dompter notre intuition."
Pour mieux comprendre la situation des physiciens confrontés à la folie quantique, une petite fable peut ici servir de métaphore. Les sages indiens adeptes du jaïnisme racontent que dans un village où vivaient six hommes aveugles, un éléphant vint un jour s'égarer. Ignorant ce qu'était un éléphant, les six aveugles allèrent à sa rencontre pour s'en faire une idée. "Un éléphant, c'est une colonne", constata le premier, qui en tâtait une patte. "Non, c'est une corde", dit celui qui manipulait sa queue. "Vous vous trompez, c'est un tuyau rigide", dit celui qui empoignait une défense. "Vous êtes fous, s'énerva le quatrième aveugle qui palpait une oreille, c'est un gros éventail." "Mais non ! explosa celui qui touchait le ventre, c'est un énonne mur mou". "C'est plutôt un long tube élastique", hasarda, déstabilisé, le sixième qui caressait la trompe de l'animal... Une dispute éclata, si violente que les cris parvinrent aux oreilles d'un promeneur passant par là. Lequel, comprenant leur méprise, leur dit : "Vous avez tous raison : un éléphant, c'est tout ça en même temps." Les aveugles cessèrent alors de se chamailler, satisfaits de savoir désormais qu'un éléphant était la somme d'une colonne, d'une corde, d'un tuyau rigide, d'un éventail, d'un mur et d'un tube, mais malheureux à l'idée que jamais ils ne pourraient appréhender intuitivement l'animal dans sa globalité.

D'ÉTRANGES ÉNONCÉS

Le rapport avec la physique quantique ? Imaginons un instant que l'éléphant soit la réalité extérieure, la matière telle que l'on cherche à l'observer, et que nous soyons les aveugles ; eh bien, la physique quantique serait ce promeneur dont les propos nous éclairent, mais seulement à moitié. De fait, 80 ans de tâtonnements théoriques et de palpations expérimentales ont livré une théorie sur l'éléphant-réalité, mais cela sous la forme d'énoncés qui rivalisent d'étrangeté. Ainsi, la physique quantique nous dit qu'une particule, tant qu'elle n'a pas été détectée, peut se trouver en deux endroits en même temps (énoncé dit de la "non-localité") et dans plusieurs états à la fois. Que cette particule est un corps et une onde (énoncé de la "dualité onde-corpuscule"). Elle peut même être en contact avec une autre particule située à des années-lumière d'elle, comme si elles se touchaient (c'est le phénomène d'intrication décrit par l'expérience suisse de Nicolas Gisin)... Comme le promeneur de la fable, la théorie quantique satisfait les physiciens en ce qu'elle prédit correctement la matière et son comportement, mais personne ne se fait pour autant une idée intuitive de l'éléphant-réalité qu'elle est censée décrire.

UN GOUFFRE D'INCOMPATIBILITÉ

La situation est même pire que dans la fable ! Car entre ce que nous dit du monde la théorie quantique et notre perception de la réalité quotidienne, quel gouffre d'incompatibilité ! Pour chacun d'entre nous, en effet, nul doute que les objets sont localisés (je suis ici ou là-bas, mais pas les deux à la fois), non superposables (je ne prends pas le bus et la voiture en même temps) et non duaux (mon corps est solide et n'est pas en même temps une vague d'énergie)... Dans ces conditions, la physique quantique constitue un défi à la raison. Elle nous parle d'un monde déroutant, celui des particules, radicalement différent du nôtre... alors même que celui-ci est pourtant formé de ces mêmes particules. Et puisque notre raison nous dit que le monde est un, la crise survient.
Il y a ainsi deux "foyers" de folie auxquels les physiciens sont confrontés : d'une part, l'étrangeté propre aux énoncés quantiques, qui remettent en question nos conceptions du lieu (non-localité), de l'identité (dualité onde-corpuscule), etc.; d'autre part, l'insoutenable incompatibilité entre cette réalité décrite par les énoncés et ce que nous voyons, à notre échelle, du monde... Le premier visage de la folie quantique est, pour ainsi dire, relativement peu hostile, car les physiciens sont habitués à se confronter aux remises en question des concepts usuels de lieu, d'espace, de temps, de mouvement, etc. Par exemple, quand Isaac Newton affirma en 1687 que la Lune "tombait" sur la Terre comme une pomme, son énoncé n'était pas plus intuitif aux yeux de ses contemporains que ne l'est aujourd'hui l'énoncé de non-localité... On peut même dire que la gravitation universelle était dans une position encore plus inconfortable : Newton ne pouvait faire appel qu'à l'imagination pour prouver ce qu'il avançait - via une expérience de pensée mettant en scène un canon ultrapuissant capable de satelliser un boulet - alors que les concepts quantiques sont illustrés par des expériences bien réelles. En effet, depuis que la théorie quantique existe, les chercheurs n'ont jamais cessé de questionner ses étranges énoncés en réalisant des expériences qui pourraient les prendre en défaut, espérant venir à bout de leur caractère inadmissible. C'est ce que font aujourd'hui les équipes de Genève, de Paris, et bien d'autres encore ! Mais toutes font systématiquement triompher la théorie... au mépris de l'entendement humain.
Pour inutiles qu'elles apparaissent, ces expériences ont donc au moins un mérite : elles prouvent que les concepts de dualité, de non-localité, qui émergent naturellement de la théorie, ne sont pas que pure invention de cerveaux malades, mais existent réellement dans la nature elle-même. Et tant pis pour l'intuition, elle n'a qu'à s'y faire ! Oui, mais pas étonnant que la physique quantique rebute les plus curieux des amateurs ! Et qu'elle soit en passe de mener les physiciens de la perplexité à... la folie. Pour l'instant, comme le chat qui se doit d'être mort OU vivant dans notre monde commun, sérénité ET connaissance restent deux états incompatibles chez l'homme de science ! "Mon cerveau reptilien est parfaitement câblé pour comprendre l'idée de vitesse, ou l'idée que deux ballons sont disposés de part et d'autre d'un terrain de rugby. Mais comprendre qu'une même particule puisse être à deux endroits à la fois, je ne peux pas l'imaginer !", avoue ainsi Jean-Michel Raimond.
Est-ce pour autant une fatalité ? "On s'habitue un peu, tempère Nicolas Gisin. L'idée de non-localité, j'arrive désormais à l'admettre, et presque à me la représenter. Mais l'intrication reste tout de même un mystère : comment telle particule "sait" qu'elle est intriquée avec telle autre, à des dizaines de kilomètres, cela continue à m'échapper !"

Que verrions-nous si le réel était quantique ?
Si l'on envisage notre monde sur le mode quantique, on peut se figurer que toute chose est floue et indéterminée... sauf ce que l'observateur regarde. Là où ses yeux se portent, le paysage devient net, les objets déterminés. Le monde des particules est ainsi : seules celles que le physicien mesure sont clairement matérialisées en un unique lieu et dans un unique état. Le reste se résume à des probabilités.

SAUVÉS PAR DES APPLICATIONS ?

Le chercheur suisse reste cependant confiant : "Je pense que la physique quantique finira par entrer dans nos esprits. On ne s'en rend plus compte aujourd'hui, mais cela a dû être très difficile d'accepter que la Terre est ronde, suspendue dans l'espace et en rotation autour du Soleil. Si l'idée est à présent ancrée dans les esprits, c'est grâce à la technologie : on voit des images satellite de la Terre, on se promène autour en avion... Un jour, les applications de la physique quantique nous aideront à la rapprocher de notre intuition. " D'autres doutent pourtant que la technologie nous rende un jour le monde quantique naturellement accessible.
Jean-Marc Lévy-Leblond, physicien et épistémologue à l'université de Nice, est de ceux-là. Pour lui, contrairement à un moteur de voiture que l'on peut démonter pour en comprendre la mécanique, "les objets techniques modernes sont des boîtes noires dans le détail desquels nous n'entrons pas... Il y a dans ces objets, d'une part pour des raisons liées à leur miniaturisation, et d'autre part pour des raisons économiques liées au fait qu'ils ne se réparent pas, une difficulté d'approche pratique dont on peut se demander si elle n'entraîne pas une distance désormais infranchissable entre le monde théorique qui les sous-tend et la pratique quotidienne de chacun". Michel Brune, chercheur à l'ENS, insiste : "Il faut reconnaître que l'on n'avait encore jamais réalisé un tel saut conceptuel auparavant en physique. Même la relativité restreinte n'est pas aussi difficile à se représenter que la physique quantique."
Pour autant, l'histoire des sciences ne manque pas de situations où les hommes se sont heurtés à des paradoxes défiant a priori la raison ! Pour ne citer que cet exemple, comment ne pas partager la perplexité de Galilée face au concept de "vitesse instantanée" ? Zénon d'Elée, bien avant lui, avait déjà noté le paradoxe : pour qu'il y ait vitesse, il faut qu'il y ait déplacement ; or, en un instant, il n'y a aucun déplacement. Donc... pas de vitesse. Comment une flèche lancée par un arc peut-elle alors fendre l'air ? Pour l'entendement, il s'agit là d'un sacré défi ; néanmoins, ce concept ne nous pose plus aucun problème, habitués que nous sommes aux compteurs de nos voitures qui nous indiquent directement les fluctuations de la vitesse. La technologie a cette fois-ci parfaitement joué son rôle de "dompteur d'intuition" ! Mais la physique quantique présente une difficulté tout autre. Et les chercheurs eux-mêmes ont du mal à savoir si leur intuition a vraiment bougé depuis qu'ils ont abordé les concepts quantiques de dualité ou de non-localité sur les bancs de l'université, où s'ils ont simplement fini par admettre l'inadmissible : "Notre génération de physiciens a réussi à apprendre la physique quantique sans trop de difficulté parce que l'on y est entré par le formalisme, et que le formalisme est parfaitement robuste et logique", explique Michel Brune. "Nous ne nous sommes véritablement posé des questions quant à l'étrangeté quantique que bien après avoir appris, en prenant du recul", se souvient le chercheur. Et il est loin d'être le seul : "Quand j'ai commencé à étudier la théorie quantique, en faculté, ses étrangetés étaient un dogme qu'il ne venait à personne de remettre en question, car il n'y avait même pas un langage pour le faire", précise Alexeï Grinbaurn, physicien et philosophe de la physique au CEA. La dualité, la non-localité... ça faisait partie des meubles !"

UNE VÉRITABLE RÉGRESSION ?

Mais aujourd'hui, les choses ont changé : "Ce n'est plus ainsi que j'apprends la physique quantique à mes étudiants : je les plonge dans les paradoxes dès les premières heures de cours !", ajoute Jean-Michel Raimond. Le moyen peut-être de forcer leur ouverture d'esprit ? Du côté de la non-localité et autres bizarreries quantiques, l'espoir est donc ténu, mais encore permis : le temps et l'effort pourraient finir par étendre jusqu'à elles nos "zones d'intuition". Mais cela suffira-t-il à éloigner le spectre de la folie ? Hélas, non. Car même en admettant qu'un jour l'on appréhende par les yeux de l'esprit cette réalité étrange du monde des particules, une brisure fondamentale demeure, deuxième visage de la folie quantique : comment rendre la réalité quantique compatible avec notre réalité qui, elle, n'en possède aucun des attributs ? À vrai dire, cette question, ce n'est pas la théorie quantique qui la pose : elle se contente de décrire "son" monde des particules. Le deuxième foyer de folie est donc propre aux humains. Voici une théorie que nous avons construite sur la base d'expériences robustes, qui parle du comportement des particules du monde - donc qui parle de notre monde - en des termes qui ne reflètent pas notre monde. Bienvenue dans le pur non-sens. Et si ce n'était que cela ! Car cette incompatibilité quantique-classique porte en elle une autre menace : elle va à l'encontre de ce qui fonde l'aventure scientifique de l'humanité depuis ses débuts, à savoir la volonté d'unifier le monde. De fait, quand Newton a introduit son énoncé sur la Lune qui tombe comme la pomme, il a marié monde terrestre et monde céleste. Einstein, lui, a unifié la matière et l'énergie (E = mc²), le temps et l'espace. Or la théorie quantique force les scientifiques à faire l'inverse : donner deux versions incompatibles du réel, l'une quantique, duale et non-locale, l'autre classique, unitaire et locale. Une véritable régression !
La question n'est pas qu'académique : en rester à ce stade d'incompréhension, c'est prendre le risque de ne plus rien comprendre à nos propres descriptions du monde, comme si on se mettait à parler une langue qu'on ne comprend pas. "Aujourd'hui, les physiciens manipulent le formalisme quantique sans même comprendre à quoi ça renvoie. On a perdu le lien avec le sens, cela conduit à des aberrations !", s'emporte Mioara Mugur-Schachter, fondatrice du Laboratoire de mécanique quantique et structures de l'information de l'université de Reims, qui fut la collaboratrice de Louis de Broglie (l'un des fondateurs de la physique quantique), et qui, depuis trente ans, s'emploie à retisser ce lien. La situation est-elle désespérée ? Peut-être pas... car une jeune génération de chercheurs a entrepris de trouver une issue à la crise quantique. Pour sauver la santé mentale des physiciens, et la nôtre aussi.

Même pour Einstein, cette théorie défiait l'entendement
Ses fondateurs eux-mêmes ont peiné à accepter l'insupportable étrangeté quantique ! Le plus sérieux débat qu'elle engendra se tint dans les années 1930, entre deux emblématiques physiciens : Albert Einstein et Niels Bohr. Amis, l'Allemand et le Danois étaient néanmoins totalement opposés sur la manière d'interpréter la théorie. Bohr, figure principale de ce qu'on appelle l'école de Copenhague, pensait qu'il fallait admettre et exploiter la si féconde mécanique quantique sans chercher à en tirer de conclusion sur la nature du réel. Pour ce courant de pensée, les questions qu'elle soulève (comme "Où se situe la particule avant la mesure ?") n'ont tout simplement pas de sens. Une attitude inacceptable pour Einstein, qui ne supportait pas l'indéterminisme de la quantique, le fait qu'on ne puisse en tirer que des probabilités. Pour lui, il existait nécessairement des "variables cachées", un mécanisme inconnu plus fin que celui de la quantique, qui restait à découvrir. Les deux savants se sont donc affrontés à coups de défis intellectuels. Einstein réalisait des "expériences de pensée" dont les conclusions a priori absurdes devaient prouver l'invalidité de la théorie. Bohr s'appliquait à trouver la faille dans la démonstration d'Einstein, ou à en tirer une interprétation cohérente. Aujourd'hui, toutes les expériences confirment les bizarreries quantiques. Preuve que la folie vient peut-être de la réalité elle-même...

R.I. et C.B. - SCIENCE & VIE > Février > 2009

Quand des Physiciens Refusent de Devenir Fous

L'étrangeté quantique est-elle inéluctable ? Refusant de l'admettre, une nouvelle génération de physiciens propose aujourd'hui deux pistes audacieuses pour sortir de la crise : celle des multi-univers, et l'interprétation relationnelle. Objectif : rendre enfin clairs les concepts quantiques.

Avec une théorie quantique décrivant un monde déroutant et impossible à relier au nôtre, les scientifiques sont-ils définitivement dans l'impasse ? Une nouvelle génération de physiciens refuse de l'admettre et entreprend actuellement de trouver une échappatoire à la "folie quantique". Quitte à proposer des solutions d'une audace folle : les uns s'improvisent démiurges créateurs d'univers, d'autres se prennent pour... Einstein !
Comment en sont-ils arrivés là ? Pour comprendre leur démarche, le mieux est de repartir de zéro. Par exemple, se pourrait-il que les physiciens se soient trompés ? Que leur théorie soit fausse et illusoire ? Las, cette "solution" est impossible : comment une théorie fausse pourrait-elle prédire des résultats que toutes les expériences valident ? Cette voie est donc sans issue ; la théorie est juste.

AUCUNE THÉORIE N'EST PLUS FINIE

Partant de là, une autre question se dessine : et si la théorie n'était pas "finie" ? Pour le dire autrement, les concepteurs de la mécanique quantique n'auraient-ils pas conçu un outil théorique qui, à l'instar d'un microscope à faible résolution incapable de révéler des détails fins, révélerait une vision du monde, non pas fausse, mais floue ? Dans ce cas, les résultats expérimentaux et ses prévisions seraient tout simplement aussi imprécis que ceux... de la météo ! De fait, quand un modèle météorologique prévoit entre 5°C et 10°C pour midi, cela ne signifie pas qu'à midi il fera toutes les températures entre 5°C et 10°C en même temps, mais que le modèle n'est pas assez précis. Puis, quand midi sonne et que le thermomètre affiche 7°C, on se dit que le modèle a fait une bonne approximation. Pourquoi alors prétendre, comme le fait la théorie quantique, qu'avant la mesure, une particule occupe tout le volume de son onde et qu'en touchant le détecteur, elle se "réduit" en un lieu parfaitement ponctuel mais imprévisible à l'avance ? Il suffirait de dire que le photon est toujours ponctuel, qu'il suit une trajectoire parfaitement bien déterminée, mais que la théorie n'est pas assez fine pour le préciser. La fameuse non-localité -la particule est ici et là en même temps- serait une façon détournée de dire : elle est ici ou là, mais je ne suis pas capable de le distinguer clairement. Durant des décennies, de nombreux physiciens, à commencer par Einstein, ont soutenu cette idée que la physique quantique méconnaît les lois fines de la nature. Mais non ! Aussi fou que cela puisse paraître, on est absolument certain du contraire, preuves expérimentales à l'appui, depuis les années 1980 ! Aucune théorie plus fine ne se cache derrière la mécanique quantique ; aucun microscope ne peut être plus puissant qu'elle !
Récapitulons. La physique quantique pose un paradoxe énervant : le monde des particules affiche des propriétés étranges qui ne peuvent être raccordées à notre réalité quotidienne. Or, elle n'est ni fausse ni incomplète. L'esprit perd pied... Et la tentation est grande de s'évader par la folie. Justement ! Deux solutions folles ont, depuis les années 1990, progressivement émergé du travail achamé des théoriciens pour résoudre le paradoxe. Folles, car l'une d'elles n'hésite pas à imaginer que c'est l'Univers tel qu'on le connaît qui est incomplet, tandis que l'autre prétend carrément réinterpréter la théorie à l'aide d'un langage mieux adapté. Les chercheurs commencent à y croire : l'histoire de l'éléphant et des six aveugles pourrait trouver son happy end...

La piste des multi-univers
Comment comprendre que, selon la quantique, une particule que l'on mesure s'incarne en un unique lieu, alors qu'elle est dans tous les lieux à la fois juste avant la mesure ? Pour les partisans des multi-univers, il se crée à l'instant de la mesure une infinité d'univers dans chacun desquels la particule se matérialise en un lieu différent. Comme si, dans notre monde, il se créait autant d'univers que l'on fait de choix le long d'un chemin.

AUTANT D'UNIVERS QUE DE CHOIX

La première solution, baptisée "multi-univers" (ou multivers), est spectaculaire, voire "hollywoodienne" : elle fait porter la folie quantique sur les épaules de l'Univers lui-même. Pour ses partisans, il n'y a aucun problème de passage entre le monde quantique et le nôtre au moment où l'on réalise une mesure : il se crée simplement une foultitude d'univers dans chacun desquels la particule se manifeste en un lieu différent. Chaque lieu possible devient donc bien réel, chacun dans son univers... Simple, mais "sachant qu'à chaque réduction d'une onde quantique en une particule localisée, une foultitude d'univers sont engendrés, combien doit-il en exister aujourd'hui ?", s'interroge Alexeï Grinbaum, physicien et philosophe de la physique au CEA. Envisager le monde comme un réservoir illimité d'univers en devenir apparaît follement "coûteux" en énergie ! Mais cette piste a le mérite de proposer une solution concrète.
D'autres quanticiens lui préfèrent une autre voie : celle de l'interprétation relationnelle. Laquelle procède à l'inverse : le coût pour l'Univers est cette fois nul, car rien ne change pour lui, mais c'est la théorie qui doit payer le prix de son élargissement. Cette approche part d'un constat simple : ce qu'elle décrit, la physique quantique le décrit bien (elle n'est pas floue), mais il y a des choses qu'elle ne sait pas décrire. En particulier, son langage est parfait pour un physicien faisant une expérience sur des particules mais, précise Alexei Grinbaum, "elle ne permet pas de décrire sans ambiguïté une situation aussi simple que celle d'un expérimentateur observant un autre expérimentateur en train d'effectuer une expérience de physique quantique". Or, la lacune n'est nullement anecdotique : l'autre grande théorie physique contemporaine, la relativité d'Einstein, repose précisément sur cette capacité à faire raconter à l'un ce que fait l'autre. Et c'est même cela qui la rend non-problématique - du moins aux yeux des physiciens.
En effet, la relativité repose sur un principe qui n'est pas plus intuitif que l'idée de non-localité : l'invariance de la vitesse de la lumière, notée "c" (299792,5 km/seconde). Un vrai défi au bon sens : si un expérimentateur immobile sur Terre mesure une vitesse c pour un photon venant du Soleil, un autre observateur qui fuirait le Soleil à grande vitesse devrait logiquement mesurer, pour le même photon, une vitesse inférieure à c, puisqu'il est lui-même en déplacement. Que nenni ! Ce dernier mesure également c pour le même photon...

UNE SOLUTION "À LA EINSTEIN"

Intuitivement, appréhender ce phénomène d'invariance de c semble impossible ; or, il s'agit d'un résultat expérimental systématiquement confirmé ! Tout autre qu'Einstein aurait considéré que le photon vit dans une réalité impossible à relier à la nôtre. Mais lui a réussi à évacuer le paradoxe sans sacrifier le principe de réalité unique, ni le principe de constance de c. Comment ? En se mettant à la place d'un des expérimentateurs, par exemple l'homme sur Terre, qui décrit l'autre en train de mesurer la vitesse du photon. Sa réponse constitue le point de départ de la relativité : quand l'homme immobile sur Terre regarde l'autre - en fuite rapide - effectuer sa mesure de la vitesse du photon solaire, ce qu'il voit, c'est un homme qui exécute l'expérience au ralenti : l'écoulement du temps du voyageur, tel qu'il est observé par l'homme sur Terre, s'est "dilaté". La conclusion de l'homme sur Terre est simple : si le temps de l'autre s'écoulait au même rythme que le mien, il trouverait pour le photon une vitesse inférieure à c. Mais comme son temps (et celui de ses appareils de mesure) s'est ralenti, il a l'impression que le photon va à la vitesse c. Ce point de vue de l'un sur l'autre apparaît, dans la théorie de la relativité, sous la forme d'une équation, dite "de Lorentz", qui permet de varier les points de vue (ou référentiels)...
Pour avoir sauvé les physiciens une première fois, l'approche relationnelle ne pouvait que donner des idées pour sortir de la folie quantique. Et de fait, ses partisans se proposent, à l'instar d'Einstein, de montrer qu'il existe un point de vue à partir duquel le paradoxe entre la réalité quantique et la réalité classique ne se pose plus...

QUAND LE FOU, C'EST L'AUTRE !

"Nous sommes convaincus qu'il faut étendre le formalisme de la théorie, dit Carlo Rovelli, du Centre de physique théorique de Luminy et qui a publié en 1996 l'article fondateur de cette nouvelle approche, pour pouvoir rendre compte d'un second observateur". Bref, il faut donner à la physique quantique son "équation de Lorentz". La solution serait la suivante : grâce à cette extension du langage de la physique quantique, le second observateur pourrait décrire le premier -en-train-de-faire-son-expérience comme un système quantique homogène et isolé formé de l'homme et de la particule. Or, à l'intérieur d'un système quantique isolé, il ne peut se produire spontanément une "réduction", c'est-à-dire un passage à l'état classique : pour qu'il y ait réduction, il faut une perturbation extérieure. Aussi, le second observateur n'a aucune raison de considérer que l'acte de mesure du premier sur la particule provoque une quelconque réduction. Il en déduit donc que l'acte de mesure du premier n'a pas généré le fameux paradoxe d'un passage du monde quantique au monde classique... Pour l'approche relationnelle, le fou, c'est l'autre !
Reste à trouver comment élargir le langage de la physique quantique pour exprimer cette "équation de Lorentz". L'idée des chercheurs ? "Le langage qui semble le plus naturel pour introduire un deuxième observateur dans la description est celui de la théorie quantique de l'information, qui s'est développé avec la question de l'ordinateur quantique dans les années 1990", précise Grinbaum. Cette théorie, venue de l'informatique, repose sur l'idée que les phénomènes physiques peuvent aussi bien être décrits en termes d'informations : une interaction entre particules, un choc entre astres devient, dans son langage particulier, un "calcul algorithmique" qui transforme les informations contenues dans le système. La théorie de l'inrmation (quantique) est plus qu'une théorie, c'est un langage scientifique nouveau qui met l'accent, non pas sur le phénomène physique, mais sur sa description, ce qui présuppose la présence d'un "descripteur". Comme le précise Grinbaum, "le concept d'information a l'avantage d'être toujours relatif à un observateur [même s'il demeure implicite]. Le problème, c'est qu'il faut maintenant reconstruire la théorie quantique en se servant de ce concept, ce que toute une école de physiciens tente désormais de faire". De fait, les publications relatives à cette "reconstruction" se multiplient... Néanmoins, nul ne peut prédire si cette solution, ou celle des multivers, voire une autre non encore esquissée, aboutira... Mais se battre contre la folie, n'est-ce pas déjà guérir un peu ?

La piste de la mécanique quantique relationnelle
Pour les partisans de "interprétation relationnelle, il faut "mettre en abîme" le point de vue de l'expérimentateur. Comme un lecteur de Science & Vie observant un lecteur, etc. En effet, si le problème de la quantique survient quand un observateur localise une particule, ce problème disparaît pour un second observateur, qui considère le premier et son expérience comme un unique système quantique...

R.I. - SCIENCE & VIE > Février > 2009
 

   
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