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La Mort, Principe Vital ?

Longtemps, les biologistes ont pensé que la mort était le prix à payer de la complexité. Or de récents travaux montrent que les êtres unicellulaires aussi peuvent vieillir et s'autodétruire. La mort aurait-elle été, dès l'origine, nécessaire au vivant ?

Le philosophe Edgar Morin l'écrivait en 1970 : "Le problème le plus passionnant, plus mystérieux encore que celui de l'origine de la vie, est bien celui de l'origine de la mort". La vie a-t-elle toujours porté, depuis son émergence il y aurait plus de 3,5 milliards d'années, les germes de la mort ? C'est ce que pensent certains chercheurs, d'après leurs observations récentes sur les bactéries et d'autres formes de vie unicellulaire, comme les levures. Une idée controversée, car elle fait voler en éclat le consensus qui régnait jusqu'alors. Certes, les êtres vivants ont toujours été à la merci d'une disparition accidentelle. Mais mourir de vieillesse était considéré comme le triste privilège des êtres pluricellulaires, plantes et animaux, apparus il y a environ un milliard d'années. Le prix à payer, en quelque sorte, de l'émergence de la complexité, les simples bactéries se régénérant au contraire indéfiniment à l'identique par divisions. La théorie de l'évolution a permis de proposer des explications à cette mort assurée. Et d'écarter toute idée d'intentionnalité ou de nécessité, pour la remplacer par la contingence. "La première raison de la mort, très simple, est que la sélection n'a pas favorisé les êtres potentiellement immortels, mais ceux qui se reproduisaient le plus efficacement", souligne Pierre-Henri Gouyon, professeur au Muséum national d'histoire naturelle. "Un être vivant a des ressources limitées : tout ce qui est investi pour faire des descendants ne l'est pas dans le fait de rester en vie", observe-t-il. Une affirmation étayée par l'obtention en laboratoire, depuis les années 1980, de mutants de drosophiles, de vers nématodes ou de souris capables de vivre plus longtemps : en règle générale, ces animaux à la plus grande longévité se reproduisent moins bien que leurs congénères.

LE "SOMA JETABLE"

L'idée avait été formulée en 1977 par le gérontologue américain Thomas Kirkwood, dans sa théorie du soma jetable : les gènes, pour se propager, n'ont pas avantage à investir dans l'entretien du corps - le soma -, les chances de survie de ce dernier étant limitées. Mieux vaut se concentrer sur les ovules et les spermatozoïdes, autrement dit la lignée germinale. "Les êtres pluricellulaires ont dû être mortels dès le départ, car il devenait trop coûteux de maintenir cet assemblage de cellules somatiques en vie, plutôt que de simplement profiter de la reproduction", résume Pierre-Henri Gouyon. En l'occurrence, l'intérêt de l'individu n'est pas forcément celui de ses gènes. Pour reprendre une analogie employée par les évolutionnistes, mieux vaut acheter de temps en temps une voiture neuve plutôt que de réparer éternellement sa guimbarde, d'autant que les problèmes ont tendance à croître de façon exponentielle. Avec celle de Kirkwood, deux autres théories, formulées dans les années 1950, sont toujours en lice pour expliquer l'évolution du vieillissement - l'une supposant une accumulation de mutations dont l'effet délétère n'apparaît qu'en fin de vie, l'autre mettant l'accent sur des gènes aux effets multiples et antagonistes, avantageux pendant la jeunesse, mais néfastes les années passant. Dans les deux cas, pour Pierre-Henri Gouyon, "le vieillissement est une caractéristique du soma, et non de la lignée germinale, potentiellement immortelle. La mort, telle que nous la pensons, est apparue chez les pluricellulaires".

UNE HYPOTHÈSE CONTROVERSÉE

Ces organismes complexes renferment, au sein de leurs propres cellules cette fois, un autre type de mort programmée qu'on a aussi longtemps considéré comme leur apanage exclusif. Découvert dans les années 1960, le "suicide cellulaire", par lequel une cellule met à l'ouvre sa propre destruction, se révèle indispensable pour construire l'embryon. Car c'est la disparition d'une partie de ses tissus qui sculpte la forme de l'être en devenir, l'autodestruction des cellules creusant les organes, éliminant une partie des tissus pour former une jambe ou séparer les doigts. Ce programme de mort par un mécanisme complexe appelé apoptose est inscrit dans le patrimoine génétique des cellules du corps. Il est essentiel à la survie de l'individu, en permettant, par exemple, l'autodestruction des cellules anormales. C'est aussi cette "mort cellulaire programmée" qui fait chuter les feuilles des arbres à l'automne ou se détacher les fruits mûrs. "Jusqu'au milieu des années 1990, le dogme scientifique était que cette capacité des cellules à s'autodétruire était elle aussi apparue il y a environ un milliard d'années, au moment où ont émergé les premiers organismes pluricellulaires, mais je pensais que son origine devait être beaucoup plus ancienne", souligne le médecin et immunologiste Jean-Claude Ameisen, professeur à l'université Paris-VII et pionnier du domaine.
De nouvelles observations suggèrent de fait que les trois premiers milliards d'années de la vie, où régnaient les êtres unicellulaires, n'étaient pas forcément synonymes d'immortalité potentielle. Tout a commencé avec les levures. Ces champignons microscopiques, formés d'une seule cellule, se multiplient en se divisant en deux, mais de façon asymétrique : la cellule-mère donne naissance à une levure plus petite, qui grandit. Or on a découvert dans les années 1960 qu'après avoir donné naissance à 15 ou 20 cellules-filles, la levure-mère devient stérile et disparaît. En 2005, Eric Steward, François Taddei et leurs collègues de l'unité Génétique moléculaire évolutive et médicale de l'Inserm ont créé la surprise en observant un phénomène analogue chez une bactérie très commune, pourtant connue pour se diviser de façon symétrique : Escherichia coli. Ils ont mis au point un microscope robotisé qui leur a permis de suivre pendant plusieurs heures le devenir de milliers de bactéries. Comme ces bactéries ont la forme de bâtonnets, après chaque division, on peut distinguer dans les cellules-filles des pôles anciens, déjà présents dans la bactérie-mère, et des pôles nouvellement construits. Les chercheurs ont observé que les bactéries ayant hérité des plus vieux pôles se divisaient moins vite et mouraient davantage que les autres. Et retrouvé le même phénomène chez une autre espèce éloignée, Bacillus subtilis. "Certains unicellulaires vieillissent donc eux aussi. Est-ce universel ? C'est une hypothèse de travail intéressante", s'interroge François Taddei.
Mais cette façon de voir ne fait pas l'unanimité. "Il y a peut-être des phénomènes de vieillissement chez les unicellulaires, mais ils sont beaucoup moins nets et on les connaît extrêmement mal", juge de son côté Pierre-Henri Gouyon. Et de s'interroger : "Chez les bactéries, le concept d'individu n'est pas du tout le même que chez les pluricellulaires. Lorsqu'un unicellulaire se divise en deux pour donner des cellules-filles, la cellule de départ n'existe plus. Que veut dire le vieillissement dans un tel cadre ? "À l'appui de ses conclusions, François Taddei souligne que son équipe a observé dans les bactéries l'accumulation d'agrégats de protéines, un phénomène également à l'ouvre chez les levures et dans des maladies liées au vieillissement chez l'homme, comme Alzheimer et Parkinson. "Cette espèce de poubelle s'accumule dans les vieilles bactéries, qui gardent les protéines défectueuses et donnent naissance à de jeunes cellules libérées de ce fardeau moléculaire", explique François Taddei. Le chercheur a d'ailleurs observé ce phénomène chez d'autres bactéries mutantes. Aussi en fait-il le pari, "dès que la vie est apparue, il y a eu probabilité de mourir, par répartition asymétrique des constituants entre les cellules".

LE CLONAGE, VAINE PROMESSE D'IMMORTALITÉ
La nouvelle est parue dès 1999. Dolly, le premier mammifère cloné trois ans plus tôt, montrait des signes de vieillesse prématurée. Ses cellules recelaient des chromosomes anormalement courts : leurs extrémités, les télomères, semblaient trop usées pour son âge. Souffrant d'arthrite, la brebis a finalement été sacrifiée. D'où l'interrogation : le clonage aurait-il échoué à remettre les compteurs à zéro ? Dolly, conçue en introduisant un noyau cellulaire d'une brebis adulte dans un ovule, aurait-elle hérité de l'âge de sa mère ? C'est toute la charge symbolique du clonage - cette promesse de perpétuation d'un individu mortel par la création d'un double identique - qui s'en trouvait ébranlée. Aujourd'hui, le soufflé est retombé. "Ce phénomène de vieillissement précoce n'est pas du tout la règle, ce n'est qu'une des anomalies décrites chez les animaux clonés, explique Jean-Claude Ameisen. On a déjà cloné des souris sur six générations sans détecter de problèmes majeurs, si ce n'est une baisse du taux des naissances". De fait, l'ovule possède bel et bien cette capacité extraordinaire de faire subir une cure de jouvence au noyau transféré. Et de modifier son état de telle façon qu'une vieille cellule de peau ou de glande mammaire puisse donner naissance à un nouvel embryon. Reste que cela fonctionne mal. Le taux de réussite est extrêmement faible : seul un pourcentage réduit des mammifères clonés naissent vivants. Les pertes surviennent à toutes les étapes du développement embryonnaire, sans compter que l'ADN des cellules du donneur peut avoir subi des mutations, surtout s'il provient d'un tissu exposé aux agressions externes, comme la peau. Ces anomalies, telles des cicatrices, seront transmises au nouvel embryon. Même en mettant de côté les arguments éthiques, "il est, pour de simples raisons médicales, à cause des complications et des risques actuels, impensable d'utiliser la technique chez l'homme, souligne Jean-Claude Ameisen. Il y a une grande part de fantasme dans cette idée que le clonage aurait quelque chose à voir avec l'immortalité ou la perpétuation de l'identité. Deux jumeaux vrais sont plus proches que des clones, car ces derniers ne sont pas issus du même ovule. Or, chacun va utiliser ses gènes différemment", poursuit le chercheur. Le rêve de vivre éternellement au travers d'un double de soi-même issu du clonage n'est donc pas près de se réaliser.

UN "ACCIDENT DE PROGRAMME DE VIE ?"

En 1995, Jean-Claude Ameisen et son équipe ont décrit des suicides cellulaires chez certains unicellulaires, les trypanosomes. De nombreux travaux ont également identifié des phénomènes d'autodestruction chez les bactéries. Contrôlés par des systèmes de toxines et d'antidotes, ils se soldent par la mort d'une partie de la colonie en cas d'environnement défavorable - quand la nourriture manque ou qu'elles sont attaquées par des virus. "Dans les années 1990, une telle destruction était considérée comme impossible chez les unicellulaires. Aujourd'hui, la question est : existe-t-il des cellules qui ne soient pas capables de s'autodétruire ? On cherche les exceptions", indique Jean-Claude Ameisen. Selon lui, cette capacité serait profondément ancrée dans le vivant. De quoi imaginer que les premières cellules étaient non seulement capables de se multiplier mais aussi de s'autodétruire.
Comment expliquer l'apparition d'un tel mécanisme de suicide chez les bactéries ? Le chercheur a proposé en 1996 que ce programme de mort serait venu par "accident" d'un programme de vie... Une hypothèse qu'il a appelée celle du "péché originel". Vivre, se construire et se reproduire, nécessite en effet d'utiliser en permanence des outils moléculaires puissants, et donc dangereux. Certains de ces enzymes, que l'on peut appeler bâtisseurs, ont intrinsèquement la propriété de tuer. "Dès l'origine de la vie, de manière aléatoire, ces molécules ont dû être capables de provoquer l'autodestruction, suppose le chercheur. À partir de ces événements ont dû évoluer, d'un côté, des gènes permettant de contrôler l'effet de ces enzymes, et inversement, des outils de plus en plus capables, lorsqu'ils ne sont pas contrôlés, de déclencher l'autodestruction". Des expériences chez les bactéries ont montré que les populations dans lesquelles on a bloqué la mort programmée résistent moins bien : quand la nourriture manque, la mort de certaines bactéries permet à leurs sours, génétiquement identiques, de ne pas mourir de faim. Dès lors, qu'il s'agisse de l'autodestruction d'une partie des cellules - permettant la survie du reste de la collectivité - ou du vieillissement d'une cellule - donnant naissance à des corps plus jeunes et plus féconds -, tous ces phénomènes ne seraient que des variations sur le même thème.
Vieillissement et mort cellulaire programmée ne se seraient donc imposés que par leur efficacité à préserver globalement, et à moindre frais, le vivant contre la destruction, la disparition d'une partie donnant au final plus de chances de survie à l'autre. Une "brisure de symétrie", souligne Jean-Claude Ameisen, qui aurait permis aux cellules dans lesquelles la vie aurait émergé de se reproduire pendant près de 4 milliards d'années. Voilà qui apporte au moins une maigre consolation : si l'on ne peut encore dire avec certitude pourquoi l'on meurt, on peut au moins prétendre ne pas disparaître totalement en vain.

L.S. - SCIENCE & VIE HS > Décembre > 2008
 

   
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