Faire du complexe à partir du simple, c'est possible grâce à l'auto-organisation. Une capacité qui n'est pas propre au vivant, mais qui aurait peut-être permis son émergence. Des scénarios se dessinent. La Terre est encore dans sa petite enfance. Dans la "soupe primordiale", de longues molécules carbonées nouvellement formées se rencontrent et s'assemblent spontanément, par le seul jeu des affinités entre atomes. Une membrane se forme. Puis une autre, identique, un peu plus loin... et puis des milliards d'autres, lointain prélude à la vie. Deux scientifiques célèbres ont contribué à les décrire : le physicien et chimiste belge. Il y a Prigogine (prix Nobel de chimie 1977, haut) et leBritannique Alan Turing (bas), le fondateur historique de l'informatique. Le premier a expliqué ce qui se passe dans les "cellules de convection", mises en évidence dès 1900 par le physicien français Henri Bénard. Lorsqu'on chauffe par le bas une couche de liquide prise entre deux lamelles, des figures de taille millimétrique - des "cellules" - apparaissent. Elles sont dues au fait que le liquide chauffé en bas est moins dense et a tendance à remonter. Mais cet effet est contrebalancé par la capacité du liquide à s'écouler. Très régulières en taille, semblables à des rouleaux en miniature, ces cellules s'organisent par paires où les deux protagonistes tournent dans des directions opposées. Une organisation là encore complexe et surtout, imprévisible... Ilya Prigogine a établi la théorie générale de ce type de systèmes, dits "dissipatifs" car ils gèrent un afflux d'énergie en créant des structures qui dissipent cette énergie. Turing, lui, a expliqué par ce concept d'auto-organisation le mystère de nombreuses réactions chimiques. Les mécanismes qu'il décrit permettent notamment d'expliquer très simplement pourquoi le zèbre arbore des rayures et le léopard des taches, deux motifs structurés de façon très différente, alors que le pigment et le mécanisme chimique sont dans les deux cas les mêmes (encadré). Le vivant applique donc, plus qu'il n'invente, cette propriété des systèmes physiques à faire émerger des caractéristiques complexes à partir de quelques principes simples. Et ce, à tous les niveaux. De la cellule, où des molécules s'arrangent spontanément en "fuseau mitotique", un réseau transitoire qui guide les chromosomes lors de leur division (la mitose), aux insectes dits "sociaux" : termites, fourmis, abeilles et guêpes. "Des insectes, aux capacités cognitives individuelles limitées, sont capables collectivement de produire des comportements nouveaux et complexes", raconte Guy Théraulaz, chercheur au Centre de recherches sur la cognition animale de Toulouse. SANS INSTRUCTION GÉNÉTIQUE Le biologiste et philosophe chilien Francisco Varela et son collègue Humberto Maturana sont ainsi à l'origine du concept d'autopoïèse (du grec poiésis, production). Une série de réactions chimiques crée une membrane, qui sert de catalyseur pour de nouvelles réactions chimiques, qui régénèrent la membrane, etc. Ce processus fonctionne sans aucune "instruction", génétique ou autre. Pour Varela, la vie résiderait uniquement dans ce système dynamique. "C'est une position extrême", prévient cependant Hugues Bersini, directeur du laboratoire Iridia (Institut de recherches interdisciplinaires et de développement en intelligence artificielle) à l'Université libre de Bruxelles, qui dans Comment définir la vie (éd. Vuibert) a réuni les points de vue de chercheurs. L'autopoïèse a notamment été mise en évidence par les expériences de l'équipe de Fier Luigi Luisi, au laboratoire de biologie synthétique de l'Université de Rome (encadré) : un acide gras dans une solution forme des vésicules qui se multiplient comme le feraient des cellules, mais sans ADN, et ce tant que le milieu est alimenté avec le précurseur de l'acide gras. "Cette autoreproduction est la propriété émergente qui résulte de l'auto-organisation des molécules d'acide gras en vésicules. Dans la nature, on peut imaginer que des sphères de plus grande taille sont nées selon ce principe", souligne Pier Luigi Luisi. Un scénario des origines peut alors se dessiner : des molécules s'agrègent par autoorganisation, formant des vésicules capables de s'autoreproduire. À l'intérieur de celles-ci, il y a de l'eau avec des molécules en solution, qui finissent par former de l'ADN. Cet ADN devient capable de se copier. Une cellule est née... La vie peut-elle se constituer ainsi et se reproduire sans le moindre code ? La question fait débat. "Il y a dix ans, ce débat entre les tenants de l'auto-organisation et ceux d'un programme génétique à l'origine de la vie était très vif. Maintenant, les choses se sont apaisées", remarque Annick Lesne, du Laboratoire de physique théorique de la matière condensée (Université Pierre et Marie Curie) qui participe à un programme pluridisciplinaire d'étude de la transcription du génome. Car à défaut d'avoir complètement éclairci l'apparition d'un codage aussi performant que l'ADN, l'autoorganisation permet au moins de comprendre comment ce code, une fois présent, suffit à faire apparaître, malgré sa relative simplicité, des formes d'une variété surprenante. "On s'est aperçu que le génome ne peut pas tout coder, explique Guy Théraulaz. Il code les éléments de base, puis une dynamique se met en place. Ainsi, les taches du léopard, la termitière et ses réseaux de galeries ne sont pas inscrits dans le génome : ils émergent". Il en est de même pour la formation d'organes tels que le poumon. Dans l'embryon, celui-ci est rempli de liquide en surpression. Cette surpression active des gènes et fait croître l'organe. Mais plus sa surface augmente, plus le "coût" en énergie est élevé, ce qui freine la croissance de l'organe. Ce sont là encore deux effets antagonistes qui déterminent la morphologie finale.
Beaucoup de carbone et d'hydrogène, une pincée d'oxygène et d'azote, le reste sous forme de traces : sous l'œil de la chimie analytique, la matière vivante semble encore plus fruste que la matière inerte. Pareil pour le physicien des particules. Il n'y voit qu'atomes, électrons, protons, neutrons en mouvement sous l'influence de forces électromagnétiques. Sauf, nous dit le dictionnaire, qu'elle est capable de s'organiser elle-même, d'évoluer, de se reproduire. Avant de mourir et devenir inerte. Mais d'où lui viennent ses propriétés ? La question taraude les scientifiques depuis pas mal de temps. Suivant l'oil que l'on pose sur cette question, celui du philosophe, du croyant ou du scientifique, la réponse sera fort différente. D'un point de vue scientifique, rien ne distingue la matière vivante de la matière inerte, si ce n'est son organisation particulière, fruit du hasard couplé à des millions d'années d'évolution, comme l'explique Henri Atlan, biologiste et philosophe, directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales à Paris : "Au fil de l'histoire, on s'est rendu compte que certaines molécules, qui jouent un rôle déterminant pour expliquer ce qu'on croyait être la vie, ne sont elles-mêmes pas vivantes. Ainsi, les gènes ne sont pas vivants. Ces découvertes établissent une continuité graduelle entre le nonvivant et le vivant. Mais l'absence de frontière n'implique pas l'absence de différence. Il y a encore des différences entre une cellule et un cristal, même si ces différences se trouvent dans l'évolution, pas dans la matière elle-même". En clair, pour la science actuelle, il n'y a aucune différence de nature entre matière vivante et matière inerte. Seule son organisation particulière explique les propriétés qui sont celles que l'on attribue au vivant.
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