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La Vie, Simple Question d'Organisation ?

Faire du complexe à partir du simple, c'est possible grâce à l'auto-organisation. Une capacité qui n'est pas propre au vivant, mais qui aurait peut-être permis son émergence. Des scénarios se dessinent.

La Terre est encore dans sa petite enfance. Dans la "soupe primordiale", de longues molécules carbonées nouvellement formées se rencontrent et s'assemblent spontanément, par le seul jeu des affinités entre atomes. Une membrane se forme. Puis une autre, identique, un peu plus loin... et puis des milliards d'autres, lointain prélude à la vie.
Ces scénarios qui tentent d'expliquer l'émergence de la vie butent tous sur la même difficulté : comment faire émerger des systèmes éminemment complexes à partir de constituants au départ très simples ? Les briques du vivant auraient-elles, dès l'origine, des propriétés que n'auraient pas les autres matériaux ? Observons au contraire que cette capacité de la matière à "s'auto-organiser" n'est pas propre au vivant. Faire spontanément du compliqué à partir du simple n'a rien, en soi, de singulier. "Chacun s'émerveille devant la beauté d'un flocon de neige et sa complexité. Pourtant, il suffit pour le former d'un peu de vapeur d'eau dans l'air avec une température favorable. Il n'y a pas d'influence extérieure, pas de plan déflni à l'avance, pas d'architecte", rappelle en effet Mathis Plapp, chercheur au Laboratoire de physique de la matière condensée de l'Ecole polytechnique, spécialisé dans les modèles numériques de la croissance cristalline. Pour expliquer la formation des branches du cristal de glace, rien de plus simple : à la moindre fluctuation microscopique, une excroissance se forme. Celle-ci attire alors plus facilement les molécules d'eau. Cet effet déstabilisant permet au système de croître. Mais, au fur à mesure que les branches s'assemblent, la surface de contact entre la glace et l'air s'accroît, et avec elle la tension de surface. Le coût en énergie augmente. Or, comme tout système physique, le flocon se développe de façon à minimiser cette énergie. D'où les ramifications qui se forment, de nouvelles branches se créant dans des directions privilégiées par la structure cristalline naturelle de l'eau. Une multitude d'autres formes aussi complexes que surprenantes, présentes dans la nature, peuvent être expliquées par des phénomènes similaires d'auto-organisation.

DES PHÉNOMÈNES IMPRÉVISIBLES

Deux scientifiques célèbres ont contribué à les décrire : le physicien et chimiste belge. Il y a Prigogine (prix Nobel de chimie 1977, haut) et leBritannique Alan Turing (bas), le fondateur historique de l'informatique. Le premier a expliqué ce qui se passe dans les "cellules de convection", mises en évidence dès 1900 par le physicien français Henri Bénard. Lorsqu'on chauffe par le bas une couche de liquide prise entre deux lamelles, des figures de taille millimétrique - des "cellules" - apparaissent. Elles sont dues au fait que le liquide chauffé en bas est moins dense et a tendance à remonter. Mais cet effet est contrebalancé par la capacité du liquide à s'écouler. Très régulières en taille, semblables à des rouleaux en miniature, ces cellules s'organisent par paires où les deux protagonistes tournent dans des directions opposées. Une organisation là encore complexe et surtout, imprévisible... Ilya Prigogine a établi la théorie générale de ce type de systèmes, dits "dissipatifs" car ils gèrent un afflux d'énergie en créant des structures qui dissipent cette énergie. Turing, lui, a expliqué par ce concept d'auto-organisation le mystère de nombreuses réactions chimiques. Les mécanismes qu'il décrit permettent notamment d'expliquer très simplement pourquoi le zèbre arbore des rayures et le léopard des taches, deux motifs structurés de façon très différente, alors que le pigment et le mécanisme chimique sont dans les deux cas les mêmes (encadré).

À L'ORIGINE DES TACHES COMME DES RAYURES
À l'origine du pelage tacheté du léopard comme de celui, rayé, du zèbre, un autre cas d'auto-organisation. Cette fois, c'est un seul et méme pigment, la mélanine, qui s'auto-inhibe différemment selon le "support".
Pourquoi le zèbre a-t-il des rayures et le léopard des taches ? Alan Turing a donné l'explication de cette énigme de la nature. C'est un cas d'auto-organisation où un motif complexe se forme seulement à partir de deux molécules. La première, l'activateur (A), est ici le pigment noir (mélanine). Elle catalyse sa propre formation, et diffuse lentement La seconde, l'inhibiteur (1), est catalysée par A. En retour, elle ralentit la formation de celuici. Elle diffuse rapidement dans le milieu. Lors de l'embryogenèse, les deux molécules se trouvent en contact La moindre fluctuation dans une zone peut provoquer un excès de A. Il en résulte une production accrue de A (autocatalyse) et de 1. Comme 1 diffuse plus rapidement tout autour, A reste concentrée au centre, formant une tache. Selon les équations de Turing, la diffusion des molécules dépend de la taille de la surface où se produit le phénomène. Dans la nature, c'est la taille de l'embryon. S'il est petit (zèbre), on obtient des rayures. S'il est plus grand (léopard), ce sera des points. La forme joue aussi un rôle. Cylindrique, elle favorise les rayures. C'est pourquoi la queue du guépard est rayée mais son corps tacheté !

Le vivant applique donc, plus qu'il n'invente, cette propriété des systèmes physiques à faire émerger des caractéristiques complexes à partir de quelques principes simples. Et ce, à tous les niveaux. De la cellule, où des molécules s'arrangent spontanément en "fuseau mitotique", un réseau transitoire qui guide les chromosomes lors de leur division (la mitose), aux insectes dits "sociaux" : termites, fourmis, abeilles et guêpes. "Des insectes, aux capacités cognitives individuelles limitées, sont capables collectivement de produire des comportements nouveaux et complexes", raconte Guy Théraulaz, chercheur au Centre de recherches sur la cognition animale de Toulouse.
Par exemple, une fourmi, parmi des centaines qui se déplacent, découvre une source de nourriture. Elle dépose machinalement une phéromone. Les autres fourmis font la même chose. Résultat : elles créent une piste et modulent - sans qu'aucune en ait conscience - le signal attractif, en fonction de la qualité nutritionnelle de la nourriture disponible (plus la nourriture est riche, plus la piste se renforce naturellement). C'est un cas d'auto-organisation, avec la phéromone comme facteur indirect d'interaction entre les fourmis. La division du travail, la hiérarchie, le choix de chemins, la construction de nids extrêmement sophistiqués en sont d'autres exemples. Ainsi, pour construire les termitières de plusieurs mètres de haut, les termites ouvrières confectionnent des boules de terre imprégnées de phéromone, qu'elles déposent d'abord machinalement, puis là où la concentration en phéromone est la plus forte. Résultat : dès qu'un surplus de phéromone se crée, chaque termite aura tendance à l'amplifier en y empilant sa propre boule de terre, jusqu'à former des piliers, constituant au final des réseaux très complexes qui assurent, entre autres, la climatisation de la colonie. Tout ceci avec des capacités limitées - les termites sont aveugles - et sans ingénieur en chef !
Et pour nous humains, une simple promenade dans la rue met en jeu des processus similaires. "Les phénomènes de foule relèvent eux aussi de l'auto-organisation. Par exemple, des travaux ont montré qu'à partir d'une certaine densité, les piétons dans une rue circulent toujours sur au moins deux files, l'une en sens inverse de l'autre. La propriété émergente, dans ce cas, c'est la limitation du temps d'attente et la maximisation du flux", explique Guy Théraulaz. Aujourd'hui, des scientifiques s'intéressent également à de possibles phénomènes d'auto-organisation dans le langage et même... dans les marchés financiers. Comprendre l'origine du vivant serait donc, dans cette optique, mettre tout simplement à nu des principes simples capables de faire émerger d'un système chimique les propriétés qu'on accorde au vivant, et en particulier cette capacité de se répliquer sans cesse quasiment à l'identique.

SANS INSTRUCTION GÉNÉTIQUE

Le biologiste et philosophe chilien Francisco Varela et son collègue Humberto Maturana sont ainsi à l'origine du concept d'autopoïèse (du grec poiésis, production). Une série de réactions chimiques crée une membrane, qui sert de catalyseur pour de nouvelles réactions chimiques, qui régénèrent la membrane, etc. Ce processus fonctionne sans aucune "instruction", génétique ou autre. Pour Varela, la vie résiderait uniquement dans ce système dynamique. "C'est une position extrême", prévient cependant Hugues Bersini, directeur du laboratoire Iridia (Institut de recherches interdisciplinaires et de développement en intelligence artificielle) à l'Université libre de Bruxelles, qui dans Comment définir la vie (éd. Vuibert) a réuni les points de vue de chercheurs. L'autopoïèse a notamment été mise en évidence par les expériences de l'équipe de Fier Luigi Luisi, au laboratoire de biologie synthétique de l'Université de Rome (encadré) : un acide gras dans une solution forme des vésicules qui se multiplient comme le feraient des cellules, mais sans ADN, et ce tant que le milieu est alimenté avec le précurseur de l'acide gras. "Cette autoreproduction est la propriété émergente qui résulte de l'auto-organisation des molécules d'acide gras en vésicules. Dans la nature, on peut imaginer que des sphères de plus grande taille sont nées selon ce principe", souligne Pier Luigi Luisi. Un scénario des origines peut alors se dessiner : des molécules s'agrègent par autoorganisation, formant des vésicules capables de s'autoreproduire. À l'intérieur de celles-ci, il y a de l'eau avec des molécules en solution, qui finissent par former de l'ADN. Cet ADN devient capable de se copier. Une cellule est née...

DE L'AUTO-ORGANISATION DES ACIDES GRAS À LA CELLULE ?
L'expérience réalisée dans les années 1990 par l'équipe de Pier Luigi Luisi (Italie) est troublante. Dans l'eau, des acides gras s'auto-organisent pour former une vésicule (1), sorte de sphère creuse avec une membrane. Le milieu est alimenté par la molécule précurseur de l'acide gras. Celle-ci se fixe sur la vésicule (2) et, par un processus d'autocatalyse, se transforme en acide gras (3). La vésicule croît, puis, devenue instable, se scinde en deux vésicules stables (4). Cette autoreproduction a pu, selon les chercheurs, jouer un rôle "prébiotique" en préfigurant la membrane de la cellule vivante, constituée d'une double couche de lipides. Dans l'eau emprisonnée par ces vésicules, des protéines et de l'ADN ont pu se former et donner la cellule qu'on connaît aujourd'hui. Aujourd'hui, les chercheurs tentent d'introduire dans des vésicules lipidiques des acides nucléiques ou des ribosomes (la machinerie pour produire des protéines).

La vie peut-elle se constituer ainsi et se reproduire sans le moindre code ? La question fait débat. "Il y a dix ans, ce débat entre les tenants de l'auto-organisation et ceux d'un programme génétique à l'origine de la vie était très vif. Maintenant, les choses se sont apaisées", remarque Annick Lesne, du Laboratoire de physique théorique de la matière condensée (Université Pierre et Marie Curie) qui participe à un programme pluridisciplinaire d'étude de la transcription du génome. Car à défaut d'avoir complètement éclairci l'apparition d'un codage aussi performant que l'ADN, l'autoorganisation permet au moins de comprendre comment ce code, une fois présent, suffit à faire apparaître, malgré sa relative simplicité, des formes d'une variété surprenante. "On s'est aperçu que le génome ne peut pas tout coder, explique Guy Théraulaz. Il code les éléments de base, puis une dynamique se met en place. Ainsi, les taches du léopard, la termitière et ses réseaux de galeries ne sont pas inscrits dans le génome : ils émergent". Il en est de même pour la formation d'organes tels que le poumon. Dans l'embryon, celui-ci est rempli de liquide en surpression. Cette surpression active des gènes et fait croître l'organe. Mais plus sa surface augmente, plus le "coût" en énergie est élevé, ce qui freine la croissance de l'organe. Ce sont là encore deux effets antagonistes qui déterminent la morphologie finale.
Aujourd'hui, un schéma se dessine donc dans lequel génome et auto-organisation marchent de conserve pour modeler le vivant, avec la sélection constante des formes les plus efficaces. Esquissant une nouvelle vision de la vie, considérée comme le produit sans doute le plus abouti - mais non l'unique - d'une tendance naturelle de la matière à créer, sous la pression de son environnement, de l'ordre.

J.-F.H. - SCIENCE & VIE HS > Décembre > 2008

C'est l'Organisation de la Matière qui distingue le Vivant de l'Inerte

Beaucoup de carbone et d'hydrogène, une pincée d'oxygène et d'azote, le reste sous forme de traces : sous l'œil de la chimie analytique, la matière vivante semble encore plus fruste que la matière inerte.

Pareil pour le physicien des particules. Il n'y voit qu'atomes, électrons, protons, neutrons en mouvement sous l'influence de forces électromagnétiques. Sauf, nous dit le dictionnaire, qu'elle est capable de s'organiser elle-même, d'évoluer, de se reproduire. Avant de mourir et devenir inerte. Mais d'où lui viennent ses propriétés ? La question taraude les scientifiques depuis pas mal de temps. Suivant l'oil que l'on pose sur cette question, celui du philosophe, du croyant ou du scientifique, la réponse sera fort différente.

D'un point de vue scientifique, rien ne distingue la matière vivante de la matière inerte, si ce n'est son organisation particulière, fruit du hasard couplé à des millions d'années d'évolution, comme l'explique Henri Atlan, biologiste et philosophe, directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales à Paris : "Au fil de l'histoire, on s'est rendu compte que certaines molécules, qui jouent un rôle déterminant pour expliquer ce qu'on croyait être la vie, ne sont elles-mêmes pas vivantes. Ainsi, les gènes ne sont pas vivants. Ces découvertes établissent une continuité graduelle entre le nonvivant et le vivant. Mais l'absence de frontière n'implique pas l'absence de différence. Il y a encore des différences entre une cellule et un cristal, même si ces différences se trouvent dans l'évolution, pas dans la matière elle-même". En clair, pour la science actuelle, il n'y a aucune différence de nature entre matière vivante et matière inerte. Seule son organisation particulière explique les propriétés qui sont celles que l'on attribue au vivant.

A.D. - SCIENCE & VIE HS > Septembre > 2008
 

   
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