On Sait enfin Vacciner les Plantes

C'est une première dans le monde végétal : un produit révolutionnaire immunise les plantes contre les parasites, en mobilisant leurs défenses naturelles. Une alternative efficace aux pesticides...

Une tache brunâtre et huileuse d'un côté, une fine poussière blanche de l'autre : pas de doute, cette feuille de vigne qu'examine Pierre-Michel Falquier, chef de culture des établissements Jean-Pierre Moueix (châteaux Magdelaine, Belair, Petrus...), est infectée par le mildiou, ce champignon tant redouté du viticulteur...
On s'attend donc à ce que notre guide fasse la grimace. Pas du tout ! Au contraire, le vigneron a un petit sourire. Et d'expliquer : "Malgré une année climatique très favorable à l'ennemi numéro un du raisin, ce pied de vigne est l'un des rares de la rangée à être attaqué. C'est presque trop beau pour être vrai."

Contexte : Bactéries, champignons, virus sont responsables de la perte de 30 % des récoltes mondiales. Avec plus de 400 millions de tonnes produites chaque année, les pesticides sont un moyen de protection efficace, mais toxique pour l'homme. L'Europe a d'ailleurs adopté en juin 2006 le "Plan interministériel de réduction des risques liés aux pesticides", pour restreindre leur usage. Les OGM, capables de lutter contre les maladies, sont eux aussi sur la sellette. Quant à la lutte biologique, qui vise à favoriser les ennemis naturels des pathogènes, elle ne représente pour l'instant que 1 % du marché mondial des pesticides.

LEUR IMMUNITÉ EST DOPÉE

Trop beau mais nullement miraculeux. Car si ces vignes ont échappé au pire, c'est qu'elles ont profité d'un privilège jusqu'à présent réservé aux animaux et aux hommes : elles ont été "vaccinées" contre le mildiou. Une première dans le vignoble qui a valeur de test grandeur nature pour le monde agricole. Car si l'idée de transposer aux plantes le principe de la vaccination, connu depuis les expériences antivarioliques d'Edward Jenner en 1796, n'est pas nouvelle, personne n'était encore parvenu à mobiliser efficacement les défenses immunitaires d'une plante contre un agresseur. D'où le recours aux pesticides, devenu quasiment incontournable, malgré des résultats de plus en plus mitigés et discutés (résistances, pollution, etc.).
En fait de vaccination, qui immunise contre un germe spécifique et uniquement celui-là, il s'agit ici plus exactement de doper les défenses immunitaires des plantes. Un dopage qui porte désormais un nom de marque appelé à se répandre : Sémafort. Soit un produit révolutionnaire encore expérimental élaboré par Tribo Technologies, une "start-up" d'agronomie alsacienne, basée à Hunspach, dans le Bas-Rhin. Révolutionnaire, le mot n'est pas trop fort pour un produit qui montre aujourd'hui la voie, ainsi que le suggère son nom. De fait, à la différence des molécules pesticides toxiques qui tuent directement le parasite, lui agit de sorte que la plante détecte immédiatement la présence d'un parasite, et lui oppose ses défenses naturelles avec la plus grande efficacité. De quoi changer la donne dans le monde agricole !
Concrètement, Sémafort peut se ranger dans la famille des "éliciteurs" (du verbe anglais to elicit : déclencher), des substances naturelles ainsi baptisées car elles induisent chez les plantes une cascade de réactions de défense. Un drôle de pouvoir, que ces molécules tirent de leur similitude avec les agents infectieux des plantes qui activent leurs défenses naturelles. Résultat : une fois un éliciteur répandu sur une plante, celle-ci se croit agressée et mobilise ses capacités naturelles de défense. À savoir des protéines antibiotiques, qui vont dès lors se tenir en réserve, prêtes à intervenir en cas d'infection réelle par un agent pathogène. Que l'infection se produise, et la réaction sera instantanée ! Atout non négligeable : "Cette immunisation semble efficace contre un large spectre d'agresseurs", précisent Emmanuel Pajot et Yvan Poirier, phytopathologistes au laboratoire Bretagne biotechnologies végétales (BBV).
Si l'idée de recourir aux éliciteurs n'est pas vraiment nouvelle, elle n'avait pourtant pas convaincu jusqu'à présent, faute de résultats probants. Phosphites, analogues de l'acide salicylique, extraits de bactéries et autres extraits d'algues ont eu beau cristalliser les espoirs des phytopathologistes, le manque de fiabilité et les difficultés d'application de ces premiers éliciteurs les ont empêchés de percer dans le monde agricole.
Ci-dessus, la feuille de vigne "vaccinée" développe une réaction de défense et durcit ses parois ; elle empêche ainsi le mildiou de l'envahir. ->

UNE FORMULE MAGIQUE SECRÈTE

D'ailleurs, ce n'est pas en étudiant des éliciteurs que les biologistes de Tribo Technologies ont découvert Sémafort, mais en travaillant sur une gamme de fertilisants à base d'extraits d'algues fabriqués outre-Rhin. Tout a commencé en 2000, lorsque les chercheurs ont constaté avec surprise que la vigne qu'ils nourrissaient avec ce fertilisant semblait étrangement protégée contre le mildiou. "En fait, les scientifiques allemands n'avaient pas perçu toute la portée et le génie de leur fertilisant", confie François-Xavier Maxant, responsable développement de Tribo Technologies. Les chercheurs alsaciens, eux, ne ratent pas l'occasion : forts de leur découverte, ils s'activent à perfectionner le produit, jusqu'a obtenir un cocktail à base d'extraits d'algues, d'acides aminés et de matière fertilisante (azote, phosphore, potasse) : le "vaccin" Sémafort est né.
Son secret ? Il tient au fait qu'il combine plusieurs éliciteurs en un même produit. Car auparavant, les éliciteurs testés consistaient en une substance unique. Personne n'avait songé à les associer. "Or, c'est l'association de ces éliciteurs dans un même produit qui leur donne une action bien supérieure à celle des précédents produits", note Serge Kauffmaun, directeur de recherche à l'Institut de biologie moléculaire des plantes (CNRS). Quels éliciteurs exactement entrent dans la composition du Sémafort ? L'industriel se garde bien de dévoiler sa formule magique... Et pourquoi est-il aussi efficace ? Eh bien, ce n'est toujours pas clair. Les biologistes savent seulement que Sémafort active simultanément deux des voies de réponse immunitaire de la plante : la production d'acide salicylique et celle d'éthylène. Ce qui a pour effet d'activer la synthèse d'une grande diversité de protéines de défense, lesquelles ont notamment l'art de déstabiliser les parois cellulaires de l'agent infectieux. C'est ce qui se passe avec les champignons de la vigne. Mais si les expériences n'ont pour l'instant été menées que sur des maladies causées par des champignons, "le large spectre de réponses de défense obtenues avec Sémafort permet d'anticiper que l'élicitation sera efficace contre de nombreux agents pathogènes d'origines bactérienne, fongique et virale", précise Serge Kauffmann.
Une chose est sûre, en tout cas : après quelques années de développement, les résultats constatés par Tribo Technologies ont été confirmés sur plusieurs plantes. Sur le tabac, au CNRS de Strasbourg ; sur la laitue, puis le fraisier, au laboratoire BBV. Un franc succès à chaque fois ! "La protection apportée par ce nouveau produit atteint 90 % de celle d'un pesticide conventionnel", déclare Emmanuel Pajot, chargé des tests chez BBV. Soit le double des éliciteurs actuels... Restait à subir la vraie épreuve : celle du terrain, où le produit a fait en 2007 ses premiers pas commerciaux.
Du Jurançon à Saint-Emilion, en passant par Madiran, Cahors, Bergerac et le Médoc, une trentaine de viticulteurs ont parié sur Sémafort. Pour tester les limites du produit, ils l'ont expérimenté sur leurs parcelles les plus sensibles au mildiou. Verdict : malgré un printemps particulièrement propice au champignon, le produit a été à la hauteur des attentes... "On a atteint des niveaux de protection identiques à ceux des pesticides", affirme ainsi Pierre-Michel Falquier. Et sans leurs inconvénients : outre ses qualités, le produit se pulvérise en effet sur les feuilles aussi facilement que les phytosanitaires conventionnels, mais surtout, sans imposer de délai de ré-entrée dans les parcelles entre deux pulvérisations, comme cela s'avère nécessaire pour protéger les cultivateurs des émanations toxiques. Les viticulteurs qui se sont lancés dans l'aventure à la suite de Pierre-Michel Falquier se déclarent eux aussi totalement satisfaits, prêts à "transformer l'essai l'an prochain".

Acicle aminé : molécule constituée d'une chaîne carbonée sur laquelle se greffent une amine (NH2) et un acide carboxylique (COOH). Les acides aminés forment des chaînes appelées protéines, constituants de base de la matière vivante.
Acide salicylique : substance antiseptique fabriquée naturellement par certaines plantes, notamment le saule (salix). Base chimique de l'aspirine (acide acétylsalicylique), elle permet de lutter contre la douleur et la fièvre.

ADAPTER LES APPLICATIONS

La réputation du produit est même devenue telle que certains agriculteurs se sont lancés en aveugle, comme Jean-Claude Bertin, à Marmande, qui protège ses concombres du mildiou, du botrytis, mais aussi des insectes, uniquement par quelques pulvérisations de Sémafort. Et ce n'est qu'un début. Car Sémafort apparaît aujourd'hui comme le premier d'une nouvelle famille de produits phytosanitaires que d'autres industriels ne manqueront pas d'élargir. Même s'il reste encore certains détails à approfondir. En particulier, "il faut l'étudier davantage en condition de production réelle afin de définir les modalités d'application optimales pour chaque couple plante/maladie", estime Emmanuel Pajot. Dose, cadence de traitement et associations avec d'autres substances : il reste donc encore du chemin à parcourir pour déterminer les applications les mieux adaptées à chaque culture... En attendant, les traitements phytosanitaires classiques restent donc toujours d'actualité.
D'ailleurs, le but de la plupart des agriculteurs n'est pas de bannir définitivement les pesticides, ce qui serait prendre un risque trop grand au cas où les éliciteurs ne suffiraient pas, mais bien de raisonner leur utilisation et d'intégrer cette nouvelle méthode de protection à celles que l'on connaît déjà. "L'objectif est de réduire les intrants, sans se refuser le recours à la chimie classique si nécessaire", résume Francis Bellet, chef de culture de Château Soutard, un autre grand cru classé de Saint-Emilion. Reste que pour l'instant, l'homologation d'un produit en tant qu'éliciteur n'est pas encore possible ; le Sémafort est donc classé dans la famille des fertilisants. Mais les responsables admimstratifs ont reconnu l'efficacité du produit sur le terrain, et les dossiers d'homologation sont en cours. Quant aux agriculteurs bios, ils devront attendre que ces produits soient homologués par leur label. Il n'empêche : c'est bel et bien une alternative à la fois crédible, efficace et propre aux pesticides qui pourrait se répandre.

E.H. - SCIENCE & VIE > Octobre > 2007

 

   
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