Dans le Secret des Fleurs

Pour Séduire, les Fleurs Sculptent la Chaleur

J.-B.V. - SCIENCE & VIE N°1206 > Mars > 2018

Dans le Secret des Fleurs

Là, les techniques classiques d'analyse de l'air entrent en scène. La chromatographie en phase gazeuse sépare les molécules. Elles sont placées sous un flux gazeux qui les entraîne plus ou moins rapidement vers la sortie selon leurs affinités avec le gaz utilisé.

À la sortie du chromatographe, chaque molécule est brulée. Cette opération la fragmente en différentes composantes dont le spectromètre mesure la masse, ce qui permet de les identifier précisément. On peut ensuite recréer l'odeur par synthèse chimique de ses composants.

Dans les années 90, les techniciens d'IFF ont affiné la technologie. La cloche de verre a été remplacée par une simple seringue, afin d'aspirer l'air en un point plus précis près de la plante. Le gaz recueilli est alors directement injecté dans le système d'analyse (chromatographe, puis spectromètre de masse). Cette méthode conduit les parfumeurs dans le plus intime secret des fleurs. Ce n'est plus leur parfum d'ensemble qu'ils recueillent, mais celui d'une feuille, d'un pétale ou d'une étamine. Ils peuvent identifier ainsi jusqu'à une centaine de composés aromatiques par prélèvement. Passiflora maliformis ->
En synthétisant chimiquement une vingtaine d'entre eux, on peut désormais recomposer une odeur très proche du parfum naturel.
Auparavant, les parfumeurs ne disposaient que de 500 substances naturelles, obtenues par distillation ou par extraction dans un solvant comme l'alcool, et d'environ 3000 substances synthétiques. Malheureusement, le chauffage de la distillation et le solvant organique de l'extraction malmènent les molécules odorantes naturelles. Certaines sont dégradées, d'autres, transformées, et leur proportion relative n'est pas respectée. Tant et si bien que bon nombre d'extraits naturels exhalent une odeur très éloignée de l'odeur originelle. En appliquant aux odeurs les techniques d'analyse de l'air, le head-space a offert une plus grande fidélité et une subtilité encore jamais atteinte.
En 1988, Braja Mookherjee, grand maître du headspace chez IFF, montre qu'une fleur coupée ne dégage pas le même parfum qu'une fleur vivante. Puis il va plus loin et met en évidence les interactions entre les plantes - ce qu'il appelle le "sentiment" des fleurs. Ainsi, la pèche et l'abricot, la rose et le jasmin exhalent des parfums nouveaux dès qu'ils sont en présence. Comme s'ils se parlaient... Le headspace apportera également la preuve de ce que les parfumeurs savaient, montre qu'une fleur coupée ne vaient depuis longtemps suivant l'heure de la journée, et selon son nombre de jours de floraison, une fleur n'émet pas le même parfum. Enfin, le headspace ajoute à la "palette" des parfumeurs des substances jusque-là inaccessibles. C'est gràce à lui qu'a pu être identifiée et synthétisée la "jasmone", composante essentielle de l'effluve du jasmin : on peut enfin recréer la vraie fragrance de la fleur.

PLUS VRAIES QUE NATURE

La technique permet aussi de substantielles économies. Les extraits naturels, hors de prix (4.000 dollars pour 1 kg d'absolu de jasmin, obtenu avec 700 kg de fleurs) (Couroupita guianensis ->), perdent leur attrait devant ces compositions synthétiques qui miment la nature à la perfection. Autre avantage : le headspace a permis de capturer et de recréer des parfums de fleurs rarissimes, tel celui d'une fleur de cactus qui ne fleurit qu'une fois l'an. Cultivée dans la serre de Braja Mookherjee, à New York, et couvée des yeux jusqu'à son épanouissement, elle a donné naissance à Parfum d'été, de Kenzo. L'industrie de la parfumerie met en avant le côté écologique du headspace : dorénavant, on ne pourra plus l'accuser de piller le patrimoine mondial en récoltant des espèces végétales en danger comme le bois de rose. Au contraire, elle le met en valeur (et soigne son image) en organisant des excursions aux quatre coins de la planète.
En 1999, Givaudan-Roure a ainsi organisé une expédition dans la forêt gabonaise. L'équipe a embarqué à bord du "radeau des cimes" : un hexagone gonflable de 600 m², posé à la cime des arbres par un dirigeable. Une position idéale pour repérer des effluves encore inconnus. "Au Gabon, je suis tombé sur une composition incroyable", raconte Ralph Schwieger, parfumeur et membre de l'expédition. "Une liane qui libérait une senteur de fleur d'oranger, très suave, mariée au piquant d'une essence d'orange. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, ce sont des concepts olfactifs très différents. L'accord était étrange, jamais je n'y aurais pensé. Aujourd'hui, je l'utilise dans mes créations."
Au détour d'un chemin, dans l'échoppe d'un pharmacien chinois, dans l'atmosphère d'un sauna scandinave, dans une boutique de tabac, au sommet de montagnes inaccessibles, comme les cimes vénézuéliennes arpentées en 1998 par une équipe IFF, les surprises sont légion. Mais il ne s'agit pas seulement de compositions originales. Il arrive parfois que des molécules inconnues des chimistes soient découvertes. Et c'est alors l'apothéose. Roman Kaiser, chimiste chez Givaudan-Roure, est spécialisé dans la recherche de nouvelles molécules odorantes : "Une de mes découvertes les plus utilisées est une forme chimique particulière du dihydrofarsenal. Je l'ai détectée pour la première fois en 1991, en faisant le headspace d'une fleur de citronnier, en Italie. C'est elle qui lui donne une note florale rafraîchissante, du type muguet. Aujourd'hui, beaucoup d'autres nouvelles molécules sont en cours de test dans nos laboratoires."

MOLÉCULES SUR LA PAILLASSE

Lorsque le headspace met la main sur une molécule inédite, l'industrie pharmaceutique dresse l'oreille. C'est pourquoi Roman Kaiser était accompagné par des pharmaciens dans ses dernières expéditions.

Cultivée dans l'espace par des astronautes, la rose miniature Overnight Scentsation (->) n'exhale pas le même parfum que sur Terre...

Plusieurs des molécules découvertes ont déjà abouti sur la paillasse des chercheurs, dans l'espoir d'y trouver la base d'un médicament révolutionnaire. Est-ce chose faite ? Pour l'instant, le secret est de rigueur...

SCIENCE & VIE > Mars > 2001
 

   
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