Les Forêts Primaires

Les Forêts Primaires en Première Ligne
BIODIVERSITÉ

La publication d'une méta-analyse sans précédent sur la richesse des forêts primaires tropicales renforce les partisans de sanctuaires forestiers. Une étude contestée par les tenants d'une gestion responsable des populations.

Enfer vert pour certains, bulle enchanteresse pour d'autres, la forêt tropicale humide primaire possède une diversité d'êtres vivants plus importante qu'aucun autre milieu terrestre au monde. On le supposait jusqu'à présent. Aujourd'hui, une vaste étude statistique, publiée dans la revue Nature, l'atteste. Une première. Pour parvenir à cette conclusion, pas moins de 12 laboratoires internationaux se sont retroussé les manches, réalisant ce qu'on appelle une méta-analyse, c'est-à-dire une revue statistique d'un grand nombre de travaux publiés. Ils ont ainsi identifié et compilé 138 études recensant les végétaux et les animaux des forêts tropicales entre 1975 et 2010, sur 92 sites, dans 28 pays couvrant trois continents, l'Asie, l'Amérique et l'Afrique. Ensuite les chercheurs ont comparé la biodiversité des milieux, plus ou moins touchés par la main de l'homme.
Anodine en apparence, cette étude est en fait une véritable bombe lancée dans la bataille qui oppose depuis maintenant des décennies les tenants d'une protection intégrale des forêts primaires aux promoteurs d'une exploitation ciblée. Une "contre-offensive", reconnait Luke Gibson, chercheur à l'université nationale de Singapour et coauteur de l'étude de Nature, qui répond ainsi, entre autres, à un article paru en 2009 dans Biological Conservation. Dans "The future of tropical species in secondary forests : a quantitative review", le chercheur Joseph Wright, du Smithsonian Tropical Research Institute, au Panama, comparait en effet la biodiversité des forêts primaires (préservées) et celle des forêts secondaires (perturbées) pour conclure : "Beaucoup d'espèces persistent dans la forêt tropicale secondaire. Cela n'est peut-être pas surprenant étant donné la rapidité des successions (végétales) de la forêt secondaire". Chantre des nouvelles forêts anthropisées, Joseph Wright assurait dans cet article que les forêts secondaires compensent la destruction des milieux primaires et "peuvent jouer un rôle important dans la conservation de la biodiversité". Une provocation pour Jos Barlow, chercheur à l'université de Lancaster (Royaume-Uni) et coauteur de l'étude de Nature : "Lorsque sont apparus dans la presse des titres tels que 'Plus besoin de saver la forêt tropicale selon les scientifiques', on a compris qu'il fallait réagir". Les partisans de la préservation ont mis presque 2 ans à préparer la riposte, sous l'impulsion de Navjot Sodhi, professeur à l'Université nationale de Singapour (décédé en juin 2011). Le temps d'inventorier pendant plusieurs mois 138 études fiables de recensement de la biodiversité puis de les passer à la moulinette statistique. Leur stratégie d'attaque : calculer la force de la relation de cause à effet entre la perturbation de la forêt et la biodiversité, en comparant les mesures en forêt primaires et les autres. Cette mesure, appelée effet standardisé (effect size, en anglais), est une valeur classique des méta-analyses (infographie ->) comprise, ici, entre -0,2 et +1,2. Plus elle est élevée, plus l'impact négatif sur la biodiversité l'est aussi.

Dans la méta-analyse de Nature, l'effect size peut être classé sur une échelle de danger (passant du vert au rouge). En moyenne, il est mineur (-0,12) chez les mammifères du type rongeurs et chiroptères, abondants et tolérant la dégradation de leur habitat, mais supérieur à +0,5 chez les primates. Il est élevé chez les arbres (+0,59), qui perdent en diversité, notamment lors d'incendies ou de plantations sous ombrage. L'impact est encore supérieur chez les arthropodes dans leur ensemble (+0,64). Mais les plus sensibles demeurent les oiseaux (+0,72).

Les résultats ? "Globalement nous constatons que les biotopes asiatiques, avec un effect size très élevé (+0,9), sont plus sensiblas à la perturbation humaine que l'Amérique du Sud (+0,5), l'Afrique (+0,4) ou l'Amérique centrale (+0,1)", estime Luke Gibson. Le chercheur précise cependant que le nombre d'études en provenance d'Afrique (12 sur 138) fausse probablement le tableau. La région la plus vulnérable est l'Asie du Sud-Est, "où l'expansion de la monoculture du palmier à huile et des plantations de bois exotique a grandement modifié le paysage. Les impacts humins sont là-bas plus importants que partout ailleurs". La richesse de la biodiversité pâtit davantage des perturbations dues a l'homme (+0,83) que le nombre d'individus par espèce (+0,19).
Les chercheurs ont ensuite observé dans le détail la faune et la flore. Coléoptères, rats, papillons, primates, petits mammifères, chauves-souris, plantes... "La plupart des taxons (groupes d'organismes) pris en compte sont affectés par la perturbation de la forêt (+0,5), poursuit le chercheur. Les êtres vivants qui en pâtissent le plus sont les oiseaux (+0,72), notamment lorsque la forêt est convertie en terre agricole. Les insectes aussi paient un lourd tribut, la moyenne de l'impact sur les arthropodes étant de +0,6. Dans ce grand groupe, les coléoptères sont plus perturbés (+1,01) que les lépidoptères (+0,58) ou les hyménoptères (+0,4). Enfin, les arbres aussi sont très affectés (+0,59) notamment lors d'incendies, accidentels ou intentionnels". "Pourtant, tout le monde ne souffre pas de l'irruption de l'homme, au contraire, remarque Luke Gibson. Les mammifères semblent bénéficier du recul de la forêt (-0,2 en moyenne). La forêt s'éclaircit et les mammifères pullulent ? Réponse : "Les études analysées se consentrent largement sur des espèces capables d'abonder en situations dégradées, tels les rongeurs ou les chauves-souris". Les autres groupes, comme les arboricoles, plus difficiles à étudier, sont moins pris en compte dans les calculs. "L'effect size des primates, par exemple, s'élève à +0,52 mais les échantillons sont tellement réduits qu'ils ne peuvent être considérés comme significatifs dans les statistiques".
Autre originalité de cette étude inédite : "Nous avons mesuré l'impact respectif de 10 types de perturbations forestières sur la biodiversité, poursuit Luke Gibson. Cette mesure est importante car le financement pour la conservation étant extrêmement limité, nous devons utiliser les fonds le plus efficacement possible en les affectant en priorité à la sauvegarde des forêts les plus conservatrices de biodiversité". Dans ce palmarès des forêts anthropisées, la pire note revient à celle transformée en terres agricoles (jusqu'à +1,2). Derrière se placent la forêt brûlée, volontairement ou pas, l'agroforesterie, les plantations et pâtures et enfin la forêt secondaire - chère à Joseph Wright - avec un impact intermédiaire (schéma ci-contre). "Malgré ce qui a pu être dit, notre méta-analyse démontre que les forêts secondaires ont invariablement des valeurs de biodiversité plus basses que les moins perturbées", commente Luke Gibson. Ce classement réserve néanmoins une bonne surprise. "L'exploitation forestière sélective", qui consiste à couper quelques arbres choisis à l'hectare (1 ou 2 en Afrique centrale par exemple), n'a que peu d'incidence sur la richesse de la biodiversité (+0,1). Il est très intéressant de voir que l'exploitation sélective peut retenir autant de biodiversité, affirme Jos Barlow, ce qui signifie que la forêt tropicale pourrait être exploitée avec précaution pour le bois et la biodiversité mais selon des plans rigoureux". Luke Gibson confirme : "Nos résultats suggèrent que protéger les forêts primaires restantes et restaurer celles qui sont sélectivement exploitées offre les meilleurs bénéfices de conservation pour les biotopes tropicaux".
Francis Hallé, botaniste et biologiste, spécialiste des arbres et de l'écologie des forêts tropicales humides, "à partir de maintenant, personne ne peut plus discuter la prééminence des forêts primaires des tropiques en matière de biodiversité". Mais, selon Francis Putz, professeur au département de botanique de l'université de Floride, "certes, les forêts primaires sont cruciales pour maintenir la biodiversité tropicale et je suis heureux d'apprendre que l'exploitation sélective n'a qu'un impact mineur, déclare-t-il. Mais les auteurs omettent de prendve en compte d'autres moyens existants pour améliorer la biodiversité. Je pense notamment aux forêts communautaires". C'est-à-dire la gestion des ressources forestières par les populations elles-mêmes, ce qui peut contribuer à protéger l'environnement tout en améliorant les conditions de vie et en promouvant le développement local. Dans la même ligne de pensée, Alain Karsenty, économiste au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) à Montpellier, et qui travaille sur les politiques économiques forestières, modère l'enthousiasme pour l'exploitation sélective : "Lorsque peu d'arbres sont rentables à exploiter, on ne prélève que quelques spécimens, quitte à faire des dégâts collatéraux en ouvrant les pistes et en faisant chuter des arbres de 35 m de haut. Mais on surexploite alors certaines essences, les plus chères - qui deviennent donc encore plus rares - tout en délaissant beaucoup d'autres qui pourraient pourtant être exploitées sans compromettre la reconstitution de la forêt. Une coupe trop sélective, comme c'est la cas notamment en République démocratique du Congo, pose donc un problème de déséquilibre des prélèvements tout en mobilisant d'immenses surfaces. Une bonne gestion consiste à déterminer quel volume d'essences secondaires on pourrait aussi prélever sans compromettre la régénération, afin de réduire la pression sur les essences surexploitées et utiliser moins de surfaces".
Alors, protection intégrale ou gestion forestière à faible impact ? "Le débat dure depuis 30 ans, résume Alain Karsenty. Les conservationnistes veulent utiliser l'effort financier du programme Redd+ discuté en ce moment aux Nations unies pour augmenter les sanctuaires forestiers. Les forestiers veulent faire financer les surcoûts de l'exploitation à faible impact. Les partisans de la gestion par les populations locales veulent, eux, faire subventionner les forêts communautaires avec le même programme", détaille le chercheur. Autrement dit, c'est bien une question financière qui est au cour des divergences actuelles.

E.S. - SCIENCES ET AVENIR N°778 > Décembre > 2011
 

   
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