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Quand la Bretagne mise sur les Algues

80 entreprises cultivent et valorisent ces légumes de la mer. Avec les chercheurs, elles tentent de concurrencer l'Asie sur un marché en expansion. texte : Catherine Péneau, Photos : Emile Luider/Cosmos

Régulièrement, l’été, elles font parler d’elles, tapissant les plages bretonnes et normandes de leur couche moussue. Des milliers de tonnes d’algues vertes qui s’échouent au fil des marées et qu’il faut ramasser avant qu’elles fabtiquent du sulfure d’hydrogène. Pourtant, cette algue si decriée, cette laitue de la mer se mange en salade, en tagliatelles ou en pesto. "Elle devient toxique car on la laisse pourrir sur les plages mais elle est de très bonne qualité", souligne Olivier Biannic, directeur marketing chez Olmix, spécialisée en santé animale et végétale. Et savoureuse. Si les ulves mais aussi les laminaires et les varechs font partie intégrante des menus en Asie, les Occidentaux, rebutés par leur aspect gluant ou leur goût iodé, font la fine bouche. Les chiffres sont sans équivoque : les Coréens en dégustent 14 kg par an, les Japonais 7 et nous... près de zéro !
Pourtant, les algues se cachent partout, notamment dans l'alimentation, sous les noms de code E401, E402... Les canaghénanes (E407), des polysaccharides extraits des algues rouges, permettent de gélifier les crèmes desserts, de faciliter la coupe des pâtés, d’enlever l’écume de la bière, d’empêcher la séparation des constituents des dentifrices ou encore de rendre la mousse des extincteurs moins collante. Quant aux alginates (E401 à E405) - extraits de la paroi cellulaire des algues brunes -, ils stabilisent sauces et mayonnaises, maintiennent la pulpe des jus de fruits en suspension ou préviennent la formation d’une peau à la surface des crèmes anglaises. Les industriels les utilisent même pour reconstituer des parcelles de poivrons sur les pizzas à partir de l’ingrédient en purée ! En outre, dans l’industrie textile, les alginates permettent de fixer les couleurs dans les tisus et d’éviter aux tâches d’atteindre le fond des fibres. Ils peuvent même imperméabiliser les parapluies ! Et ils entrent aussi dans la composition de crèmes pour le visage et le corps, en tant qu’agent épaississant. Enfin, l’agaragar, alternative à la gélatine, est extrait d’une petite algue rouge.
Même présence incontournable dans les médicaments. Par exemple, intégrés dans un pansement gastrique, les extraits d’algues forment une couche au-dessus du contenu de l’estomac et empêchent les remontées acides. Dans les pansements, au contact du liquide de la plaie, ils se muent en gel qui absorbe cet exsudat et accélère la cicatrisation... Des recherches en cours attribuent aussi aux algues des propriétés anticoagulantes, antibactériennes, anti-inflammatoires, voire antitumorales, ce qui ouvre des perspectives infinies. D’où viennent ces superpouvoirs ? "Principalement de leur milieu de vie", repond Philippe Potin, directeur de recherche CNRS à la station biologique de Roscoff. "Beaucoup d’algues évoluent dans les courants et les vagues, l’environnement des cellules est donc élastique. Du coup, la moitié de leur matière sèche se trouve dotée de propriétés texturantes. De plus, elles sont capables de survivre plusieurs heures hors de l’eau, ce qui leur confère de grandes capacités d’absorption". Les bienfaits ne s’arrêtent pas là. Les algues procurent fibres, minéraux, vitamines, oligoéléments en nombre. Mais aussi des protéines, à des teneurs souvent supérieures à celles du soja. La spiruline, surtout vendue en complement alimentaire, en renferme jusqu’à 70 % ! Enfin, les macroalgues ne contiennent que 2 % de lipide. "De plus, des études épidémiologiques qui ont comparé des femmes japonaises vivant au Japon ou aux États-Unis sur plusieurs générations ont montré une plus faible incidence du cancer du sein chez les consommatrices d’algues", note Philippe Potin.
D'autres débouchés émergent. "Nous cherchons à éviter de donner des antibiotiques aux animaux", explique Olivier Biannic. Olmix a breveté l’amadéite, une structure d’argile modifiée par des sucres extraits des algues vertes. "Mélangée à l’alimentation des animaux comme le poulet, elle capte les mycotoxines émises par les champignons dans les silos qui attaquent le système digestif". Ainsi, les animaux tombent moins malades et on leur administre moins de médicaments. Autre axe de recherche : les alternatives au pétrole. Après 15 ans de recherche dans son garage, un ingénieur a mis au point un produit 100 % algues qui se substitue aux plastiques rigides à un prix proche de celui d’autres bioplastiques. "La fabrication engloutit 50 % d’énergie en moins qu'un plastique classique et nous ne rejetons aucun déchet", revendique Rémy Lucas, fondateur d’Algopark, à Saint-Malo.

Fabriquer des biocarburants, c'est possible mais encore trop coûteux. Pour l’instant, l’entreprise fabrique des jetons de Caddie, des gobelets de café, des clés USB, et espère étendre son champ d’intervention. Les algues pourraient aussi un jour recouvrir nos routes. En effet, des chercheurs du laboratoire Chimie et interdisciplinarité de l’universite de Nantes ont reussi à transformer des résidus d’algues, issus de l’industrie cosmétique en un biobitume capable de supporter la charge des véhicules et d’encaisser des températures allant de -20 à 60°C. Reste à le tester hors du labo et à vérifier sa viabilité économique. C’est effectivement le nerf de la guerre, comme l’ont constaté ceux qui s’étaient enflammés pour les carburants élaborés à partir de microalgues il y a quelques années. "Nous savons très bien les fabriquer, explique Philippe Potin, mais ils coûtent pour l’instant trop cher (10 à 100 € le litre) pour être produits à grande échelle". C’est en partie pour une question de coût que la France importe 125.000 tonnes d’algues par an. "Par exemple, une algue sèche d’ici transformée se vend 30 à 40 € le kilo contre 14 € pour la même venue d’Amérique du Sud", explique Christophe Caudan, responsable commercial d’Aléor, entreprise d’algoculture. Avec ses 70.000 tonnes récoltées par an, la France joue en seconde division sur un marché mondial de 16 millions de tonnes dont 95 % cultivées. Néanmoins, la Bretagne (90 % de la production hexagonale), déjà à la pointe pour l’extraction d’alginates, qu’elle exporte dans le monde entier, a un atout dans sa manche grâce à des produits à forte valeur ajoutée. En effet, notre pays fournit 0,6 % de la biomasse pour 5 % de la valeur économique du marché. "De plus, les Japonais sont confrontés à une pollution grandissante, ce qui pourrait profiter aux algues de nos côtes", ajoute Christophe Caudan.
Pour stimuler le marché, il faut produire plus d'algues, mieux et moins cher. Traditionnellement, la cueillette est assurée par les goémoniers en bateau ou à pied. "Désormais, nous allons aussi utiliser des machines de 10 m de longueur qui ramassent en grande quantité les algues dans 1 m d’eau", explique Olivier Biannic. Mais le chantier majeur, c’est l'algoculture, très répandue dans le monde, mais confidentielle ici (2 % du total). "Cela permet d’obtenir des algues de qualité, moins broutées par les animaux, moins salies par la vase et récoltées toute l’année", souligne Francoise Duchemin, responsable du laboratoire d’Aléor. "Nous recupérons les géniteurs en mer et faisons de la reproduction artificielle en labo. Les plantules restent un mois à l’écloserie dans des conditions de lumière et de température contrôlées. Puis nous les remettons en mer où elles grandissent, en se fixant à un bout (une corde) pendant 6 à 8 mois, jusqu’à atteindre la taille d’1 à 1,50 m".

L'enjeu d’aujourd'hui est d'utilliser toutes les fractions du végétal et de les extraire sans produit chimique. Avant de passer à l’étape culture, les scientifiques ont planché sur la sélection variétal en croisant les espèces locales, afin d’optimiser les propriétés recherchées pour tel ou tel produit. "Nous cherchons surtout à utiliser l’algue dans sa totalité", explique Philippe Potin, qui chapeaute Idealg, un projet regroupant organismes de recherche et entreprises impliquées dans l’aquaculture. En effet, le plus souvent, on n’extrait que quelques molécules - par un procédé chimique toxique - et le reste est jeté. "Là, nous testons des enzymes qui détricotent la structure externe de l’algue pour libérer certaines fractions piégées habituellement, comme les protéines". Un frein subsiste. "Nous disposons du savoir-faire, et les investisseurs sont prêts à s’engager, mais il est difficile d’obtenir des concessions en mer auprès des affaires maritimes, regrette Christian Caudan. C’est dommage car l'algue ne grignote pas de terres cultivables, pousse sans intrants, n’utilise pas d’eau douce et n’occupe pas tant d’espace en mer". Pas aussi simple pour les pêcheurs ou les associations écologiques locales. À Moëlan-sur-Mer (Finistère), par exemple, ces dernières contestent une concession de 225 hectares située à 970 m des côtes. Que deviendront les déchets, comment seront transportées les 100 à 150 tonnes d'algues prélevées par jour ? De ces inquiétudes est née l’idée de coupler la production d’algues avec l’ostréiculture ou l’aquaculture. L’ulve est déjà associée aux ormeaux en Australie et aux crevettes au Mexique. Le Centre d’étude et de valorisation des algues (Ceva) vient d’obtenir la première concession de polyculture marine, qui accueillera, en 2016, 10 tonnes de poissons, 20 de moules et 50 d’algues. "Outre le gain de place, il s’agit de reproduire un écosystème", explique Marc Danjon, directeur général adjoint du Ceva. "Les fèces des poissons sont filtrées par les bivalves, et les algues utilisent les matières minérales (azote et phosphate) pour leur croisance". Ainsi, l’eau est naturellement épurée ; et les risques économiques, répartis. Si ce projet porte ses fruits, il pourrait aussi redorer l’image de l’algue - verte on non - et donner envie de la mettre dans son assiette.

ÇA M'INTÉRESSE N°414 > Août > 2015

La Culture des Algues est Devenue Industrielle

SCIENCE & VIE N°1190 > Novembre > 2016
 

   
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