Évolution : On sait Pourquoi elle ne Fait Pas Machine Arrière

La théorie darwinienne a permis d'expliquer comment la vie a atteint sa diversité actuelle. Logiquement certains se sont demandé si elle pouvait aussi faire machine arrière : des animaux pourraient-ils retrouver une forme jadis abandonnée ? Les paléontologues du XIXè siècle estimèrent que non... mais sans réelle preuve. Finalement ce n'est qu'aujourd'hui que cette preuve arrive. La flèche de l'évolution est à sens unique : les animaux ne peuvent retrouver un stade antérieur à celui qu'ils ont atteint.

Il y a 150 ans, Charles Darwin publiait après une longue réflexion la première mouture de sa fameuse théorie de l'évolution, qui allait totalement bouleverser le monde des sciences et l'histoire du vivant. Pour la première fois, en effet, était exposée avec force exemples l'idée, peu religieuse, que toute espèce évolue en s'adaptant à son milieu ; et le naturaliste anglais précisait même comment : sous l'action de la sélection naturelle des individus et des caractères les plus adaptés. Une des rares choses qu'il ne disait toutefois pas était si, au cours de leur évolution, les espèces pouvaient acquérir de nouveau des caractéristiques perdues... De fait, Darwin avait, fort logiquement, construit son propos en allant de l'avant : il partait des formes fossiles, témoins des animaux disparus, pour arriver jusqu'aux espèces d'aujourd'hui. Mais voilà : des observations simples posent question. Si on sait que les mammifères - dont l'homme fait partie - sont sortis de l'eau dans un passé lointain, on sait tout autant que certains, tels les cétacés, y sont par la suite retournés. L'évolution peut-elle faire des "boucles" ? Peut-elle faire marche arrière, comme un film qu'on rembobinerait pour le visionner à nouveau ?
Dès 1893, le paléontologue belge Louis Dollo avançait que non : un organe perdu ne pouvait pas revenir sous la même forme au sein d'une lignée donnée. Cette hypothèse, avancée après plus de dix ans d'études de fossiles de dinosaures et des vertébrés, prit aussitôt le nom de "loi de Dollo" ou "de l'irréversibilité de l'évolution''. Mais ce que l'observation paraît rendre évident se révèle souvent particulièrement difficile à prouver... Comment démontrer que l'évolution est à sens unique ? Pendant plus d'un siècle, au gré des évolutions de la théorie darwinienne, les biologistes puis les généticiens tentèrent de relever le défi, en vain.
Certains, comme Stephen Jay Gould (encadré), allaient apporter de l'eau au moulin de la loi de Dollo, quand d'autres allaient jeter des pierres dans son jardin. Le cas des cétacés s'avéra, in fine, aller plutôt dans le sens d'une irréversibilité de l'évolution : au XIXè siècle déjà, les naturalistes savaient que les nageoires des baleines n'avaient rien de commun avec celles de leurs cousins poissons. En quittant les océans, l'ancêtre de la baleine, identifié parmi les premiers tétrapodes, n'a pas gardé dans un coin ses précieuses nageoires dans l'hypothèse où elles pourraient lui resservir un jour... Non, une fois sorti, il s'est adapté à son nouveau milieu, qui était terrestre, puis il s'est réadapté à la vie marine, mais d'une façon différente : il a notamment conservé ses poumons au lieu de retrouver ses branchies.

L'AUTRE FREIN À UNE MARCHE ARRIÈRE DE L'ÉVOLUTION
Paléontologue de formation, Stephen Jay Gould (1941-2002) est surtout connu pour ses nombreux apports à la théorie de l'évolution ; il proposa notamment qu'elle se fasse de façon "ponctuée", c'est-à-dire de façon discontinue, en réaction aux changements de l'environnement. La loi de l'irréversibilité de l'évolution lui inspira plusieurs travaux, notamment sur les Petaloconchus sculpturatus (->). Ces animaux marins possédaient jadis une coquille bien enroulée sur elle-même, et qui se déroula chez certains. En comparant les espèces proches, Gould conclut que malgré des "tentatives" de réenroulement, aucune n'a abouti. Pour expliquer que l'évolution ne peut pas faire machine arrière, Gould aimait se servir de l'expérience fictive qui serait de rembobiner pour redérouler le film de la vie : "Chaque fois que l'on redéroule le film, l'évolution prend une voie différente de celle que nous connaissons, chacune des nouvelles voies de l'évolution se réalise par l'enchaînement de milliers d'étapes imprévisibles..." (La vie est belle, "Points Sciences", Seuil). Soumis au hasard, notre environnement n'est donc pas capable de revenir à un état précédent. Et comme il pilote, par le biais de la sélection naturelle, notre évolution, cette dernière ne peut pas faire marche arrière non plus.

EN APPARENCE SEULEMENT

D'autres cas, en revanche, sont beaucoup plus ambigus. Un des écueils les plus sévères de la loi de Dollo remonte ainsi à 2003, lorsque le biologiste américain Michael Whiting constata que des phasmes (ces insectes filiformes qui ressemblent à des végétaux) avaient perdu et retrouvé leurs ailes plusieurs fois au cours de leur généalogie ! Et, contrairement aux cétacés, il n'y a pas eu ici de changements de milieu pour expliquer ce qui pourrait sembler être un va-et-vient évolutif. Pour le chercheur, c'était comme si ces insectes avaient conservé en eux sur plusieurs millions d'années leur faculté de se doter d'ailes.
Toutefois, pour intéressant qu'il soit, le cas des phasmes ne prouve rien non plus car il n'apporte pas d'explication sur les mécanismes qui pourraient être à l'origine de ce phénomène. En biologie, rien ne sert d'aligner les exemples ou les contre-exemples d'observation : ils ne sont que l'expression d'un processus invisible et, sur le plan théorique, ils n'apportent rien. Pour comprendre, il faut aller un cran plus loin, ou "plus en profondeur" en l'occurrence, et plonger au coeur du vivant pour faire parler l'ultime pièce du puzzle que Darwin avait vainement cherché toute sa vie : le génome. Niché dans chaque cellule, l'ADN est en effet le seul matériel biologique quI permet de voir l'évolution à l'ouvre. C'est lui qui, tel un immense livre dont les mots (les "gènes") sont écrits avec seulement 4 lettres (les "bases"), constitue notre patrimoine génétique ; ce qui y est écrit contribue en bonne partie à ce que nous sommes, biologiquement parlant. Changez une lettre, et vous changez un mot ; et changer un mot, voilà qui peut faire perdre le sens de la phrase à laquelle il appartenait, ou lui en donner un nouveau. En français, on peut comparer cela à une "coquille" ; en génétique, on parle de mutation - et c'est une des meilleures armes de l'évolution car c'est d'elle que vient la grande variété de la vie actuelle. Traquer les coquilles de l'ADN est donc une des activités phares des biologistes, puisqu'ils peuvent ensuite les relier aux changements physiques qu'ils observent chez les êtres vivants...
Et notamment chez la drosophile, que les chercheurs affectionnent tout particulièrement, d'une part parce qu'ils la connaissent bien, d'autre part parce que cette petite mouche se reproduit vite. Depuis des années, l'équipe de Henrique Teotonio s'intéressait au problème de la loi de Dollo appliquée à cette star des labos. En pratique, les chercheurs ont étudié l'évolution d'une population de mouches sur de nombreuses générations, pour lesquelles ils ont fait varier l'environnement (nourriture disponible, température, luminosité, humidité) afin de permettre à la sélection natulrelle de faire son ouvre. À chaque fois, ils étudiaient les changements métaboliques permettant aux mouches de se reproduire ou de résister à la faim. Au terme de cette première étape, ils ont alors replacé les mouches dans le même environnement qu'initialement pendant 50 générations afin qu'elles réévoluent comme à rebours ; pour cette seconde étape, le génome (surtout au niveau du chromosome 3) des insectes fut lui aussi passé au crible.
Et le constat fut net : en apparence, les mouches retrouvèrent les caractéristiques de leurs ancêtres... Mais l'analyse de leurs gènes a, en revanche, révélé bien des différences : pour un gène donné il existait de nombreuses variantes (allèle), des lettres changées ici ou là. Ce qui montre que l'évolution avait continué d'aller de l'avant au lieu de revenir en arrière.

"REMONTER DANS LE PASSÉ"

Publiée début 2009, l'étude affirmait clairement qu'au niveau des gènes, et contrairement à ce que laissent penser nos yeux, il n'y a pas de marche arrière et que l'évolution porte on ne peut mieux son nom. C'était donner un début de preuve à la loi de Dollo ; mais restait encore le morceau de bravoure : expliquer pourquoi.
Une fois n'est pas coutume en science, la réponse arriva la même année, en septembre. Il fallut toutefois un heureux concours de circonstances, puisque le biologiste américain Joseph Thornton réussit ce tour de force sans l'avoir cherché. De fait, il traquait non pas les mutations survenant dans le génome entier d'une seule espèce, mais celles affectant un gène donné maintenu au cours de l'évolution chez de nombreuses espèces... En d'autres termes, il ne cherchait pas les coquilles dans le "livre du génome" d'un groupe de mouches, mais cherchait, dans les "livres" d'espèces aussi diverses que les poissons, l'homme, le rat, etc., un mot précis pour observer ses différentes "graphies" chez les uns et chez les autres. En biologie moléculaire, il s'agit là d'une technique devenue classique : elle sert, par un jeu de comparaisons, à "remonter dans le passé" d'un gène jusqu'à retrouver à quoi ressemblait sa forme ancienne. En l'occurrence, le chercheur américain s'est intéressé au gène codant la protéine GR (Glucocorticoid Receptor), qui permet aux vertébrés de fixer une hormone, le cortisol, afin de lutter contre le stress. Comment ? De même qu'une coquille introduite dans un livre se retrouve dans ses rééditions, la mutation d'un gène se transmet aux descendants de l'organisme chez qui elle s'est produite. Par exemple, si elle n'est présente que chez les primates, c'est qu'elle s'est sans doute produite chez leur ancêtre commun. Et comme les biologistes de l'évolution savent quand se sont différenciées les grandes lignées animales, ils peuvent dater l'apparition des mutations. C'est ainsi que Joseph Thornton a pu "ressusciter les formes ancestrales du gène de la protéine GR sur plus de 440 millions d'années et, par des manipulations moléculaires, disséquer son chemin évolutif" et en déduire ses capacités.

ENFERMÉE DANS LE PRÉSENT

Mais le chercheur ne s'est pas arrêté en si bon chemin. Il a eu recours à une autre technique qu'affectionnent également les biologistes ; récupérer la protéine codée par le gène étudié et déterminer sa forme dans l'espace grâce à la "cristallographie" et aux rayons X. L'équipe de Joseph Thornton a ainsi reconstitué la protéine GR moderne, son ancêtre, et cornparé leurs deux structures. Premier constat : il y a 440 millions d'années, la protéine GR reconnaissait plusieurs hormones - et le cortisol n'était pas sa favorite. Second constat : entre cette ancienne forme de GR et la moderne, apparue 40 millions d'années plus tard, les biologistes ont noté 37 mutations, dont 7 seulement expliquent les différences constatées. Les 30 autres n'ayant aucun effet apparent sur le fonctionnement de la protéine, tout comme le mot appel conserverait son sens si on l'écrivait "apel". Soucieux de comprendre comment s'est passée la transition entre l'ancienne et la nouvelle GR, l'équipe a alors entrepris de recréer l'ancêtre à partir de sa descendante. Les chercheurs ont donc pris le gène de la protéine GR moderne, auquel ils ont "ôté" les 7 mutations repérées...
Et là, surprise : au lieu de retrouver une protéine qui aurait fonctionné comme la protéine ancestrale, "nous n'avons obtenu qu'une protéine morte, non fonctionnelle", raconte Joseph Thornton. D'où pouvait venir cette différence ? Parmi les 30 mutations restantes, qu'ils avaient écartées puisqu'elles ne changeaient rien à la fonction de la protéine, certaines devaient finalement être importantes, au point, supposa alors le spécialiste, "d'agir comme un 'cliquet' moléculaire, empêchant la protéine de retrouver la forme qui était la sienne précédemment". Mais comment des mutations a priori "sans effet" pouvaient-elles avoir un tel impact ?
En comparant la molécule ancestrale reconstituée avec la véritable ancêtre, ils ont remarqué 5 différences de conformation (disposition de chacun des éléments), lesquelles sont codées par 5 des 30 mutations suspectes... Contre toute attente, il y a donc des mutations supposées neutres qui empêchent physiquement une protéine de retrouver sa forme antérieure. Pour mieux rendre compte de cet effet inattendu, le scientifique propose ici d'imaginer le gène (ou sa protéine) comme une chambre que l'on réaménage : le lit et une armoire sont déplacés, et à la place arrivent une plante et une lampe. C'est toujours une chambre, mais impossible de revenir à la disposition précédente sans bouger les éléments ajoutés. Eh bien, c'est la même chose pour GR : impossible de retourner à la forme ancestrale d'avant les grandes mutations sans changer aussi les petites.
Et c'est là qu'apparaît le côté astucieux du processus : si ces petites mutations "neutres" ont pu se produire et se maintenir, c'est qu'elles ne gênaient pas la protéine dans sa fonction. Sans effet, elles n'offraient aucune prise à la sélection naturelle. Et comme celle-ci ne les "voit" pas, elle n'a aucun moyen d'agir sur elles... ni de permettre à la protéine de retrouver sa forme antérieure ! Pour que le gène revienne à sa forme initiale et redonne la protéine ancestrale, il faudrait que, par un coup du hasard insensé, autant de mutations rétablissent le "texte initial" du gène ; ce qui, statistiquement, frise le zéro. Autrement dit, d'un point de vue évolutif, il est beaucoup plus probable que surviennent ailleurs d'autres mutations plutôt que de voir une protéine revenir à une forme précédente dont elle ne conserve aucune trace. Si on présentait 40 fois un même environnement à une protéine, elle s'y adapterait de 40 façons différentes. D'une part, parce ces mutations neutres surgissant ici et là dans son gène lui offrent une large capacité d'adaptation ; et d'autre part, comme vient de le prouver Joseph Thomton, parce que des mutations qui affectent sa conformation lui interdisent un retour en arrière. Tout cela parce qu'elle court sans fin, enfermée dans le présent que lui impose son environnement et pourchassée par la sélection naturelle. Louis Dollo peut enfin reposer en paix : sa loi de l'irréversibilité de l'évolution vient finalement d'être validée !

E.R. - SCIENCE & VIE > Janvier > 2010
 

   
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