Est-il Possible de ne Penser à Rien du tout ? |

K.B. - SCIENCE & VIE N°1195 > Avril > 2017 |
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"Nous sommes ce que nous pensons. Tout ce que nous sommes résulte de nos pensées. Avec nos pensées, nous bâtissons notre monde".
Cette pensée profonde sur la pensée, attribuée à Bouddha, confirme son rôle essentiel, permanent et incontournable
dans nos vies quotidiennes. Et pourtant : jamais un "objet" aussi présent n'a paradoxalement été aussi insaisissable ! Que sait-on de nos pensées ? De quoi sont-elles faites ? Pouvons-nous ne penser à rien ? Contrôlons-nous nos pensées ? Qu'est-ce qui n'est pas pensable ?
C'est bien le dialogue entre plusieurs approches - neurosciences, philosophie, éthologie, etc. - qui peut permettre de répondre à toutes ces questions. Un dialogue ouvert aujourd'hui par ce dossier exceptionnel, réalisé en partenariat avec Le Monde des Sciences, et qui fournit des premiers éléments de réponse...
LE MONDE DE L'INTELLIGENCE N°34 > Janvier-Février > 2014 |
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Pensées Scientifiques sur La Pensée |
Conscientes ou cachées, les pensées remplissent nos têtes du matin au soir. Quelle est leur nature ? De quoi sont-elles composées ? Et surtout, à quoi servent-elles ? Tym Bayne, professeur de philosophie à l'université de Manchester, vous convie dans ce monde fantastique et insaisissable créé par nos cerveaux.
Essayez d'imaginer une vie sans pensées. Pour un humain, cela ne semble pas possible ! Les pensées remplissent tous nos moments de veille, qu'elles soient perspicaces, banales, amusantes ou bizarres, et nous ne pouvons nier que penser nous vient naturellement. La pensée est aux êtres humains ce que le vol est aux aigles et la nage aux dauphins. Comprendre la nature de la pensée n'est toutefois pas une mince affaire. Tout comme les aigles volent sans aucune connaissance de l'aérodynamique et les dauphins nagent sans comprendne la mécanique des fluides, la plupart d'entre nous pensent sans y réfléchir.
Alors qu'est-ce que la pensée ? C'est une question étonnamment difficile. Les neurosciences, la psychologie, la philosophie et d'autres disciplines l'abordent par différents points de vue, mais la pensée n'a jusqu'à présent pas reçu l'attention qu'elle mérite. Cela s'explique peut-être par le fait qu'il s'agit d'un phénomène extrêmement varié et complexe. Nous pouvons penser à une incroyable diversité de choses : des objets, des personnes, des lieux, des relations, des concepts abstraits, au passé comme à l'avenir, à des choses réelles ou imaginaires. Nous pouvons ne penser à rien du tout et même penser à la pensée elle-même. Nous l'utilisons pour résoudre des problèmes et pour inventer mais pouvons-nous la contrôler ? Et y a-t-il une limite à ce que nous pouvons penser ?
Et même notre mémoire n'aurait bientôt plus de secrets pour les neuroscientifiques ! Une équipe britannique a en effet réussi à "lire" dans les souvenirs de volontaires placés dans un scanner. Les chercheurs ont prédit avec 60 % d'exactitude quel clip vidéo, parmi 3 préalablement visionnés, les sujets étaient en train de se rappeler en analysant l'activité de leur hippocampe, la région clé du cerveau pour la mémoire.
DES LIMITES AU DÉCODAGE CÉRÉBRAL DE LA PENSÉE
Durant la majeure partie de l'histoire humaine, la pensée est restée uniquement accessible par la parole et le comportement. Mais les progrés dans le décodage du cerveau ouvrent la voie à une étude plus directe de la pensée. En utilisant l'IRMf, les neuroscientifiques tentent désormais d'utiliser des informations sur les états cérébraux d'une personne pour déterminer ce qu'elle pense.
Bien qu'impressionnantes, ces études présentent des limites qu'il convient de souligner. Tout d'abord, la gamme de pensées étudiée est artificiellement restreinte. Dans l'étude sur l'intention., il n'y avait que 2 options : addition ou soustraction. Dans le monde réel, le nombre de pensées n'est pas contraint et donc l'interprétation de l'activité cérébrale quotidienne serait beaucoup plus difficile à déchiffrer. Le décodage du cerveau nécessite en outre de cartographier en amont les corrélations entre les pensées et l'activité cérébrale. Les chercheurs ne peuvent pas lire des pensées qui ne sont pas incluses dans leur base de données. L'imagerie cérébrale a donc encore un long chemin à parcourir avant de pouvoir comprendre le langage de la pensée, sans même parler de la conception d'une machine capable de lire dans nos pensées !
T.B. et S.C. - LE MONDE DE L'INTELLIGENCE N°34 > Janvier-Février > 2014 |
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De quoi sont Faites nos Pensée ? |
Epilepsie, en 15 expériences.
Il est d'abord nécessaire de distinguer les 3 aspects de la vie mentale auxquels se réfère le terme "pensée". En un sens, la pensée se rapporte à un type d'événement mental. Penser à quelque chose revient en quelque sorte à l'avoir à l'esprit. Dans un autre sens, elle se réfère à un certain type de faculté mentale. Tout comme il existe des capacités liées à la perception et au langage, il existe une faculté mentale - ou peut-être des facultés - associées à la capacité de penser. Et dans un troisième sens, elle renvoie à un certain type d'activité mentale. Tout comme vous pouvez être en train d'écouter un morceau de musique, vous pouvez être occupé à penser à quelque chose.
LA PENSÉE COMME ÉVÉNEMENT
Considérons d'abord la pensée comme un événement mental. Qu'est-ce qui la distingue des autres types d'événements mentaux, tels que des expériences perceptives et des sensations corporelles ? Suppusons que vous êtes près d'un feu. Vous pouvez voir les flammes et sentir la chaleur, ce sont des perceptions. Vous pouvez aussi vous interroger sur ce qui se passerait si le vent changeait de direction ou sur le processus de la combustion. Ce sont alors des pensées, même si elles sont suscitées par vos perceptions. Une façon de distinguer pensée et perception de manière plus formelle est de faire valoir que les pensées impliquent le déploiement de concepts. Il est possible de voir un feu sans posséder le concept correspondant, mais impossible d'y penser sans ce même concept.
Cependant, cette approche est controversée. D'une part certains théoriciens affirment que les concepts sont impliqués à la fois dans la pensée et la perception. Et il s'avère difficile de définir précisément le terme de concept. Une autre façon de les différencier est de prendre en compte leur caractère conscient : penser à un feu est une expérience subjectivement différente de celle de le percevoir. Mais expliquer pourquoi s'avère plus délicat... La question est encore compliquée par le fait que les pensées sont souvent inconscientes - lorsque vous essayez de résoudre un problème, par exemple, et qu'une solution survient miraculeusement après une nuit de sommeil.
LA PENSÉE COMME FACULTÉ
Quid de la pensée comme faculté mentale ? Un point de départ utile est la description de la pensée par René Descartes : "un instrument universel qui peut être utilisé dans toutes sortes de situations". Que voulait-il dire ? Pour percevoir, une pomme par exemple, la lumière doit être réfléchie par le fruit puis traitée par votre système visuel. Aucune relation causale entre vous et la pomme n'est toutefois nécessaire pour y penser. Vous pouvez y réfléchir quand vous voulez, qu'elle soit présente devant vous ou pas.
Une autre caractéristique de la pensée, soulignée par Descartes, est sa portée. La perception donne accès à un nombre limité d'informations et de stimuli. La vision peut nous informer qu'une pomme est rouge ou qu'elle tombe, mais seul un être pensant peut savoir qu'elle est originaire d'Asie ou qu'elle comporte plus de gènes que l'homme. Nous pouvons penser à des objets éloignés de nous dans l'espace et le temps, concrets et abstraits, au passé et à l'avenir, à ce qui existe ce qui n'existe pas. La portée de la pensée humaine ne peut pas être totalement illimitée, mais il ne fait aucun doute qu'elle dépasse largement celle de la perception.
UNE NATURE INTÉGRATIVE
Une dernière caractéristique de la faculté de penser est sa nature intégrative : elle nous permet de relier une situation à une autre. Prenons un épisode de l'histoire de la médecine. Dans les années 1840, Ignace Semmelweis, médecin dans un hôpital de Vienne, remarque que l'incidence de la fièvre puerpérale (une maladie infectieuse qui touche des femmes après un accouchement ou une fausse couche. N.D.L.R) est beaucoup plus élevée dans un service de maternité que dans un autre. Puis il observe qu'y travaillent des etudiants en médecine dont certains effectuent des autopsies. Cela l'a amené à se demander si les étudiants pouvaient contaminer les femmes avec une "substance cadavérique". Il a testé cette hypothèse en demandant aux élèves de se laver les mains avec de l'hypochlorite de calcium - connu pour enlever l'odeur des cadavres - avant de visiter la maternité. Une pensée issue d'une réflexion consciente qui a conduit à une baisse speclaculaire de la mortalilé. La découverte d'Ignace Semmelweis, qui a jeté les bases de la théorie des germes de la maladie, a nécessité non seulement qu'il établisse une relation jusque-là inaperçue,
mais aussi qu'il pense à un moyen de tester l'hypothèse issue de celle mise en connexion.
Nous utilisons au quotidien la puissance de la pensée pour résoudre des problèmes. Que ce soit pour planifier des vacances, en essayant de concilier travail et enfants, ou pour essayer de trouver le meilleur itinéraire pour aller d'un point A à un point B, nous passons une grande partie de nos vies à réfléchir sur la relation entre des événements.
LA PENSÉE COMME ACTIVITÉ
Passons maintenant à la pensée comme activité mentale. Bien que les pensées puissent survenir de façon isolée, il est plus courant qu'elles s'expriment en série. Il existe ainsi 2 types d'enchainement de pensées. Parfois, celles-ci sont associatives. Par exemple, penser à la Suisse déclenche sans effort des idées de ski qui peuvent conduire à des pensées de neige puis à des images de Noël... et ainsi de suite. La pensée associative est courante lors de rêveries diurnes.
Bien qu'il puisse être plaisant de suivre ces suites d'idées, la puissance de la pensée réside sans doute dans une dimension plus systématique : le fait qu'elle nous permette d'utiliser des preuves, de recourir à la logique. D'ailleurs le terme "penser" est parfois réservé à cette activité. Considérons l'enchainement de pensées "Socrate est un homme", "tous les hommes sont mortels" et "Socrate est mortel". Les propositions sont implicitement liées, car si les deux premières sont vraies alors la troisième l'est aussi. La richesse de notre réflexion découle de notre capacité à organiser nos pensées en suites cohérentes afin de "voir" ce qui découle de quoi. En d'autres termes, une grande partie de la puissance de la pensée concerne le raisonnement.
"IL EST IMPOSSIBLE DE NE PAS PENSER"
Entretien avec Bernard Mazoyer, directeur du Groupe d'imagerie neurofonctionnelle (GIN) au CNRS et à l'université de Bordeaux Segalen.
Qu'apporte l'imagerie cérébrale à l'étude de la pensée ?
Les neurosciences n'étudient pas la pensée, mais le cerveau. L'imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) mesure le débit sanguin cérébral, dont on peut déduire l'activité des cellules nerveuses. On a pu observer que des zones clés sont impliquées dans des processus cognitifs donnés, mais on ne connait pas le cheminement qui conduit de la perception d'un stimulus à une prise de décision et au déclenchement d'un comportement. Si l'on part du postulat que la pensée est une réponse des neurones, alors son analyse se fait par l'analyse du cerveau. Or cet organe reste un mystère absolu.
Peut-on ne penser à rien ?
Il est impossible de ne pas penser ! L'IRMf à l'état de repos, lorsque le sujet est allongé et inactif dans le noir, a montré de façon inattendue un motif d'activité cérébrale très organisé : toutes les régions échangent des informations entre elles. Mais cela ne correspond en rien à ce que la personne pense durant l'expérience. Le cerveau fonctionne en permanence à 100 %, y compris pendant la nuit. Cette activité de base consomme d'ailleurs près de 99 % de l'énergie du cerveau. Elle servirait à maimenir nos savoirs, pour que nous n'ayons pas à réapprendre à lire chaque matin, par exemple. À l'inverse, effectuer une tâche donnée, comme parler, va activer une région spécifique, celle du langage, mais ne requiert que très peu d'énergie supplémentaire. |
T.B. et S.C. - LE MONDE DE L'INTELLIGENCE N°34 > Janvier-Février > 2014 |
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Contrôlons-nous nos pensées ou bien nous Contrôlent-elles ? |
Une autre question essentielle est le type de contrôle que nous avons sur la pensée.
Est-ce que penser est une activité intentionnelle et contrôlée, ou est-elle en grande partie passive ? Est-ce que nous dirigeons nos pensées ou est-ce qu'elles se produisent à notre insu ? Parfois, la pensée est contrôlée par l'application d'une règle. C'est le cas des opérations mathématiques et logiques, par exemple. Les philosophes ont inventé de nombreux autres outils de réflexion systématiques pour les aider à penser plus clairement (voir l'encadré Quatre astuccs pour micux penser). Mais la plupart du temps, penser ne requiert aucune règle.
Supposons que je vous demande pourquoi les démocraties tendent à ne pas faire la guerre contre d'autres démocraties. Si vous n'avez pas examiné cette question au préalable, vous pourriez avoir besoin d'y réfléchir. Qu'est-ce que cela implique exactement ? Probablement que vous allez simplement vous poser la question à vous-même... et attendre que quelque chose vous vienne à l'esprit. Parfois, rien ne se passe, en d'autres occasions quelque chose d'intelligible jaillit de votre inconscient. De route façon, il n'existe pas de règle que vous pouvez suivre afin de générer la réflexion nécessaire. Le rôle de la conscience semble se limiter ici à assurer que votre enchainement de pensées ne dévie pas du sujet. Nous sommes cependant étonnamment peu efficaces pour empêcher notre esprit de s'évader. Dans une étude, des personnes devaient lire un passage et surveiller à quels moments ils étaient déconcentrés. Elles étaient régulièrement interrompues pour vérifier si elles étaient encore en train de lire. Or, il s'est avéré que les participants étaient souvent distraits et, qui plus est, sans en être généralement conscients. En fait, une grande partie de nos pensées ne sont pas orientées - c'est-à-dire qu'elles ne visent aucun objectif spécifique. Cela va de la simple distraction durant une tâche à des pensées spontanées qui surgissent durant le repos ou des tâches quotidiennes. Jusqu'à récemment, une telle forme de pensée était considérée comme inutile et un gaspillage de notre activité mentale. Mais la recherche suggère désormais que c'est une fonction normale et même nécessaire. L'activité cérébrale durant le vagabondage de l'esprit n'est pas sans rappeler celle observée quand on est délibérément engagé dans une pensée créatrice. Il se peut que, paradoxalement, la pensée non dirigée porte les fruits d'une réflexion optimale. Il est également prouvé que tenter de contrôler un flux de pensée peut se révéler contre-productif. Dans une étude célèbre, le psychologue Daniel Wegner demandait à des participants de ne pas penser à des ours blancs pendant 5 minutes. Il a constaté que ce groupe a rapporté plus de pensées sur les ours blancs qu'un second groupe qui devait y penser volontairement.
"IL NE FAUT PAS TROP CONTRÔLER LA PENSÉE"
Entretien avec le philosophe Vincent Descombes, directeur d'études à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) à Paris.
Pouvons-nous contrôler nos pensées ?
Tout dépend de ce que l'on appelle une pensée. Il faudrait distinguer "penser que...", c'est-à-dire avoir une opinion, et "penser a..." donc avoir l'esprit tourné vers ou occupé par quelque chose. S'il s'agit d'une opinion, c'est-à-dire d'une chose que l'on pense vraie, alors il sera possible de la contrôler si on peut la confirmer ou la réfuter. En revanche, si l'on examine les idées qui nous viennent, idées parfois heureuses, parfois obsessionnelles, elles ne peuvent pas toujours être contrôlées. Du reste, l'image du contrôle est trompeuse : on ne peut pas maîtriser sa pensée comme on contrôle sa voiture ou son appétit.
Est-il utile de vouloir maîtriser sa pensée ?
Il ne faut pas trop chercher à la diriger ! Pascal a dit : "Hasard donne les pensées, hasard les ote ; point d'art pour les conserver ni pour les acquérir". C'est une illusion de croire que la pensée serait une succession linéaire d'idées, comparable au flux verbal que l'on peut arrêter ou reprendre à son gré. En se concentrant totalement sur un sujet, le chercheur fait le pari que la solution se trouve dans telle direction. Et pourtant, l'instant Euréka du savant peut survenir au réveil après une nuit de sommeil, au cours de laquelle il a pu se délester de sa volonté de trouver là où il cherchait et se rendre compte qu'il fallait changer de prémisses ou d'orientation... |
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La Puissance de la Pensée est-elle Sans Limites ? |
Même si nous disposons d'un certain contrôle sur nos pensées, celui-ci est loin d'être illimité.
Et si nous avons relativement peu de pouvoir, peut-être sommes-nous aussi relativement peu responsables de nos pensées. Néanmoins le potentiel de la pensée humaine est évidemment très grand. Il n'est pas limité comme le sont nos capacités physiques et perceptives. Nous ne pouvons pas voir ou visilter des zones éloignées dans l'espace et le temps, par exemple, mais nous pouvons y penser. Y a-t-il des limites à ce que nos esprits peuvent comprendre ? L'idée que certains aspects de la réalité soient au-delà de nous peut à première vue sembler invraisemblable. Après tout, aucun aspect du monde ne semble échapper à notre pensée. Est-il alors raisonnable de prendre au sérieux l'hypothèse des limites cognitives ?
Oui. Etant donné que le mécanisme de la pensée humaine fait partie de notre biologie, il y a toutes les raisons de croire qu'il souffre des mêmes biais et limites qui contraignent les autres systèmes biologiques. Il est ainsi peu probable que les chimpanzés aient la capacité de penser à la mécanique quantique, par exemple. Peut-être s'agit-il de l'une des limites de l'absence de langage. S'il existe des parties de la réalité qui sont inaccessibles à d'autres espèces, pourquoi devrions-nous supposer qu'aucune partie nous est inaccessible ? C'est une chose de reconnaître que certains aspects de la réalité sont au-delà de notre portée, est une autre de les identifier.
Est-il possible de délimiter les frontières de la pensée humaine ? La question peut sembler absurde. Si une pensée est impensable alors nous ne pourrions pas l'imaginer, et encore moins savoir qu'elle est impensable. Mais il n'y a rien de paradoxal à tenter de déterminer où se situent les limites. Tout comme nous pouvons savoir ce que nous ne savons pas, de même nous pourrions être en mesure d'imaginer ce que nous ne pouvons pas penser. Quelles que soient les frontières de la pensée humaine, nous sommes très loin de les avoir atteintes. Il y a sans doute des pensées - profondes, importantes - qu'aucun être humain n'a encore expérimenté. La pensée nous a déjà amenés loin, qui sait où elle nous ménera...
PENSER COMME UN ORDINATEUR
Plusieurs théories tentent d'expliquer comment la pensée peut être créée à partir d'un objet matériel comme le cerveau. L'une des plus répandues est la théorie computationnelle de l'esprit (TCE), qui envisage la pensée comme le fonctionnement d'un ordinateur.
La TCE concerne la nature des pensées et de la réflexion. En un mot, elle propose que les pensées sont des phrases dans un "langage de la pensée", et que penser implique des transitions entre ces phrases régies uniquement par leurs propriétés formelles, et non leur signification. Explications : la propriété formelle d'un mot est sa forme, et non pas son sens. Le mot anglais "monkey" et le mot français "singe" différent dans leurs propriétés formelles, mais possèdent la même signification. Considérez la pensée "Marcel a un singe". De même que la phrase elle-même est composée de symboles linguistiques porteurs de sens, la TCE soutient que la pensée se construit avec des "symboles de la pensée" dont chacun porte une signification distincte. Un symbole fera référence à Marcel, un autre à des singes, et un troisième à la relation "avoir". La TCE explique l'activité de penser en faisant appel aux propriétés formelles de ces symboles. Elle pose un mécanisme qui est sensible à ces propriétés formelles (quelles qu'elles soient) et met en ouvre un ensemble de règles sur la façon de manipuler ces symboles sans savoir ce qu'ils signifient. La pensée fonctionne donc un peu comme un lecteur d'adresses automatique pour les lettres. Bien que la machine ne sache rien au sujet de M. Dupont ou de M. Durant, elle est capable de leur faire parvenir leur courrier, car elle est sensible aux différences formelles entre Dupont et Durant. |
T.B. et S.C. - LE MONDE DE L'INTELLIGENCE N°34 > Janvier-Février > 2014 |
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