L'Homme Nomade

Nous sommes Tous des Migrants

M.H. - NATIONAL GEOGRAPHIC N°239 > Août > 2019

Quelques Extraits du livre "L'Homme Nomade"

Sauver les Nomades

Le Jour du Chagrin

En Australie, les Aborigènes sont aujourd'hui 400.000, soit 2 % de la population, répartis en 250 tribus pourvues d'autant de langues ou dialectes. Un tiers vit en zone rurale ; un autre tiers dans des villes de plus de 100.000 habitants, pour l'essentiel au nord du pays ; les autres sont dans des réserves en Tasmanie, sur d'autres îles et dans l'archipel du détroit de Torres. Leur situation est éminemment désastreuse.
Ils ont commencé à se faire entendre en 1965, juste après avoir obtenu le droit de vote dans certaines provinces. En 1967, plus de 90 % des Australiens votent en faveur de l'abolition de la discrimination, sans pour autant leur accorder la citoyenneté australienne. En 1971, ils sont pour la première fois comptés comme des êtres humains dans les statistiques démographiques nationales. En 1976, quelques terres sont restituées à 11.000 Aborigènes ; elles leur permettent de retourner vivre sur le sol de leurs ancêtres. Au même moment, à Papunya, quelques artistes membres d'une communauté commencent à reproduire leurs dessins rituels - traditionnellement faits sur du sable - sur des portes, des bouts de carton, puis sur des toiles, créant la dot painting qui les rend aujourd'hui mondialement célèbres. En 1983, le monolithe le plus célèbre, Uluru, est loué pour 99 ans à ses propriétaires ancestraux. En 1991, l'Australie décide de célébrer, chaque 26 mai, le National Sorrow Day en souvenir de l'enlèvement des enfants aborigènes à leurs familles, pendant plus d'un siècle et demi, dont les Australiens semblent avoir eu la brusque révélation en 1990. En 1992, la Haute Cour d'Australie renonce à appliquer lr principe selon lequel l'Australie n'était à personne - terra nullius - à l'arrivée des colons.
En 1993, les Aborigènes deviennent citoyens australiens - donc citoyens de leur propre pays - bien après que tous les autres nomades du monde ont été reconnus comme tels dans leurs pays respectifs. En 1994, le gouvernement fédéral crée un "Fonds indigène pour la terre", censé les aider à acquérir leurs propres territoires, mais sans en avoir les moyens. En 2000, une Aborigène, Kathy Freeman, championne du 400 mètres, symbolise leur apparente réhabilitation aux Jeux olympiques de Sydney.
En fait, leur situation reste épouvantable : leur espérance de vie est encore de vingt ans inférieure à celle des autres Australiens. Un Aborigène sur deux seulement atteint l'âge de 50 ans. Le suicide reste, avec l'alcoolisme, la première cause de décés chez les jeunes.

Un sédentaire, trois nomades

Au nord la ville, comme un hotel

Aux USA, 3,5 millions de sédentaires se retrouvent aujourd'hui pendant au moins 3 mois par an sans abri ; la moitié sont des afro-américains, 1,35 millions sont des enfants, presque autant des personnes âgées.
À New-York, plus de 38.000 personnes sont hébergées chaque nuit dans des abris municipaux, dont 16.800 enfants et presque autant de vieux ; près d'un enfant noir sur 10 et 1 enfant d'origine hispanique sur 20 réside au moins 2 mois par an dans ces refuges. Plus d'une personne âgée sur dix en fait autant. Leur nombre est en constante augmentation. Ainsi, depuis 1998, celui des sans-abri logés provisoirement dans des refuges new-yorkais a augmenté de 81 %, celui des familles sans toitt de 109 %. En Californie, un enfant sur cinq vit au-dessous du seuil de pauvreté ; ils sont plus de 1,8 millions dans la misère, dont la moitié sans abri. En Europe - en France en particulier -, l'évolution est analogue.

Accélération des migrations

Les sédentaires précaires vivent de plus en plus loin des centres ; la durée de leur transit quotidien augmente. Un ménage habitant Paris en l'an 2005 habitera 10 ans plus tard - si la part de son budget consacrée au logement demeure inchangée - 8 kilomètres plus loin ; en 2025, 40 kilomètres plus loin !
Les villes sont donc de plus en plus conçues autour des axes et des moyens de transport, ainsi que des lieux qui leur sont nécessaires : voies réservées, parking, stations-service, tramways, métros, trains, gares, aéroports, etc. Les gens passent donc de plus en plus de temps dans les transports ; ils y font leurs courses, y travaillent, s'y distraient. Ils y trouvent l'un des derniers lieux de rencontre entre nomades urbains solitaires.
Les villes deviennent finalement des lieux d'habitat provisoire, organisées comme des motels. La durée de vie des immeubles et des pavillons y est même de plus en plus brève. Les appartements sont de plus en plus prêts à être occupés, souvent "meublés", et gérés comme des chambres d'hôte. Les citadins financent de plus en plus leur résidence principale, lorsqu'ils l'achètent, par des crédits hypothécaires aisément transférables.
Va ainsi s'inventer un nouveau droit de propriété, donnant droit à un logement d'une qualité et d'une taille déterminées, mais détaché d'un lieu concret. Dans chaque nouveau lieu de résidence, le sédentaire précaire pourra occuper provisoirement un logement correspondant aux spécifications de son titre de propriété, qu'il laissera en repartant. Ceux qui n'auront pas les moyens d'accéder à ce type de propriété ne seront pas reçus dans ces villes. Là encore, dans cette évolution, les États-Unis sont en avance sur le reste du monde.

Les voyages des infra-nomades du Sud

Partout des bidonvilles s'élargissent. Aujourd'hui, 16 villes du Sud dépassent 10 millions d'habitants, dont Sào Paulo, Mexico, Bombay, Shanghaï, Rio de Janeiro, Calcutta, Delhi, Séoul, Lagos et Le Caire. En 2015, elles seront 24 à compter plus de 10 millions d'habitants. 550 atteindront plus d'un million d'habitants et regrouperont 45 % de la population mondiale. En 2025, sept agglomérations compteront plus de 20 millions d'habitants. En 2050, au moment où s'amorcera un reflux face à la menace de chaos planétaire, 1 milliard d'habitants vivront encore dans 50 villes d'Asie, chacune comptant plus de 20 millions d'habitants, voire, pour certaines, plus de 30 millions.
Ces "villes" ne sont pour l'essentiel qu'une juxtaposition de cahutes dépourvues de routes, d'eau potable, de voirie, d'assainissement, de police, d'hôpitaux, cernant quelques quartiers riches transformés en bunkers. Les infranomades y contrôlent d'immenses zones désertées par l'État, comme c'est déjà le cas à Rio, à Lagos, à Kinshasa ou à Manille. Y vivant dans des conditions de misère indescriptibles, certains tentent d'en sortir en mettant en place des syndicats, des coopératives, des institutions de crédit ou de microfinance qui leur permettent de créer leurs propres emplois et de passer, en l'espace de quelques années, du stade d'infranomades à celui de sédentaires précaires. Mais la gangrène des villes se développe beaucoup plus vite que ne se forgent et ne se répandent les moyens de la combattre.

La désillusion des infranomades arrivant au Nord

La plupart des infranomades du Sud rêvent d'accéder au mode de vie du Nord, de mieux en mieux connu par les télévisions et le cinéma.
Pour certains, il s'agit de venir chercher du travail et d'expédier une part de ses revenus au pays avant d'y revenir. Pour la plupart, il s'agit de tenter un départ définitif.
Cette invasion ne se fait plus par la guerre, mais par l'usage du droit de circuler librement : ceux à qui on a tant vanté la démocratie, et qui ont tant lutté pour l'obtenir dans leur pays, tentent d'en appliquer les principes.
Les États-Unis continuent d'être le pays le plus recherché ; un nombre croissant de gens du Sud tentent leur chance au "tirage au sort" qui en limite l'accès. L'Europe n'est plus recherchée que par ceux qui n'ont pas accès à l'Amérique. Les pays d'Europe du Sud, après avoir été des terres d'émigration, deviennent des terres d'accueil.
Les principaux points de passage entre le Nord et le Sud sont les frontières russo-polonaise, irako-turque, ibéro-marocaine, italo-tunisienne et mexico-guatémaltèque.
Un exemple essentiel de ces migrations Nord/Sud a pour théâtre la frontière méridionale du Mexique : aujourd'hui, 50.000 Indiens Mams, nomades du Guatemala, circulent au Mexique, comme si la frontière entre les deux pays n'existait pas. 300.000 Guatémaltèques travaillent d'octobre à janvier dans les plantations de café mexicaines situées au sud du Chiapas. À l'inverse, des forestiers mexicains, ayant épuisé les forêts des Lacandons, pillent celles du Guatemala au nord de Huehuetenango et dans la région du Petén, réserves naturelles en théorie protégées. Par ailleurs, environ 800.000 autres Sud-Américains passent illégalement chaque année la frontière entre le Guatemala et le Mexique en direction des États-Unis.
On mourra de plus en plus dans le détroit de Messine ou dans celui de Gibraltar, sur le fleuve Amour, à la frontière russo-polonaise et sur le fleuve Usumacinta qui sépare le Mexique du Guatemala.
Certains pays du Nord comme la France - tentent de refuser ces immigrants. D'autres - comme les États-Unis - acceptent en priorité ceux des étrangers qui apportent avec eux des capitaux ou des compétences ; ils envoient même dans les pays du Sud des rabatteurs pour les repérer et les chasser. D'autres encore, en Allemagne et en Italie, en proie à la régression démographique - comprennent qu'un afflux de population plus jeune est la condition de leur développement.
Les structures ethniques continuent de se métisser. Ainsi, aux États-Unis, la population hispanique - qui continue d'arriver presque sans contrainte - est aujourd'hui plus nombreuse que la communauté afro-américaine, et ces deux minorités représentent ensemble près du tiers de la population américaine. Dans 40 ans, elles seront conjointement majoritaires à moins que - ce qui est plus vraisemblable - les Hispaniques ne choisissent de s'allier aux autres Blancs et de copier leurs modèles de réussite, plutôt que de se mêler aux descendants des esclaves amenés là par leurs ancêtres.
L'évolution est la même dans les autres pays du Nord. En Europe, la population venue d'Afrique et ses descendants représenteront jusqu'à 15 % de la population de l'Union. En l'an 2020, si les tendances actuelles ne sont pas modifiées, 45 % de la population de Bruxelles sera composée de descendants d'immigrés originaires de terres d'islam.
Mais il n'est pas sûr que cette évolution se confirme : en effet, le mouvement des infranomades vers le Nord se ralentit déjà ; nombre d'entreprises se déplacent vers l'Inde, la Chine, le Maroc, le Brésil, pour produire là où la main-d'ouvre est la moins chère. Si le Portugal et l'Italie ont cessé d'être des terres d'émigration, le Mexique, la Thaïlande et la Tunisie attirent déjà des capitaux et exportent leurs produits vers l'Europe et les États-Unis. Le Nord se plaint déjà de ne plus avoir assez de candidats pour occuper les postes qu'il offre dans ses hôpitaux et ses universités.
De plus, les nouvelles technologies rendent de moins en moins nécessaires ces mouvements de population : le virtuel est un substitut au voyage.

Le reflux de la troisième mondialisation

Devant cette exacerbation de la précarité et l'absence de nouvelles perspectives d'aventures, beaucoup, sédentaires - ou nomades, se révoltent contre la mondialisation marchande et la dérive insensée dans laquelle elle les entraine.

La révolte des infranomades

Le nombre des infranomades vivant au-dessous du seuil de pauvreté passe de 500 millions à la fin des années 1940 à 2,5 milliards en 2003 et il atteindra les 5 milliards en 2040. Même si la classe moyenne sédentaire s'élargit encore en Inde et en Chine, la grande majorité des êtres humains sont de plus en plus conscients de la précarité de leur situation. Depuis 1990, 54 pays, dont 20 en Afrique, ont vu leur niveau de vie baisser. Tout nomade n'est pas nécessairement en situation précaire, mais toute personne en situation précaire finit par devenir nomade, nomade urbain.
Les diverses formes de la lutte contre la pauvreté ne peuvent permettre d'espérer voir ce nombre se réduire significativement : le secteur privé ne fournit pas assez d'emplois - en tout cas d'emplois stables ; le secteur public en fournit moins encore ; les mécanismes de redistribution, restés confinés à l'échelle des nations alors que les problèmes de pauvreté sont devenus mondiaux, ne peuvent financer des revenus décents d'assistance à tant d'infranomades. La mise en place d'infrastructures urbaines est loin de suivre la croissance du nombre de leurs habitants. Enfin, l'enfermement des pauvres n'est pas envisageable, même si certains y songent et le pratiquent déjà, comme les États-Unis. La pauvreté, premier signe d'échec de la troisième mondialisation, donne, comme lors des deux précédentes, le signal du début des rébellions.
Ces révoltes commencent par les mouvements pathétiquement négligés des peuples premiers. Cette avant-garde de l'infranomadisme manifeste dans l'indifférence générale contre l'extension de la mondialisation marchande. Pourtant, ces peuples gagneraient à être écoutés, car leur sort guette tous les autres hommes.
C'est le cas des Indiens d'Amérique, qui s'organisent pour faire entendre leurs critiques. Par exemple, en octobre 2002, les principales organisations d'Indiens d'Amérique latine (Confédération des nations indigènes d'équateur, Conseil des Ayllu et Marka de Bolivie, Coordination des organisations indigènes du bassin amazonien, Confédération syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie, Mouvement de la jeunesse cuna de Panama, Organisation nationale des indigènes de Colombie, Organisation indigène du Mexique, Organisation indigène du Chili) protestent contre les risques que représente pour Abya Yala (l'Amérique) la mise en place d'un marché unique continental. Ce texte vaut d'être longuement cité pour ce qu'il révèle de la prise de conscience, par des Indiens, des menaces qu'affrontent tous les infranomades.
"De Quito, royaume du soleil vertical, nous, descendants des premières nations d'Abya Yala, tenons à exprimer notre point de vue face à l'accord de libre commerce des Amériques, nouvel instrument de spoliation, de génocide et d'ethnocide sur les territoires sacrés qui sont les nôtres. Nous représentons des nations et des peuples indigènes, héritiers de ceux qui furent les premiers occupants de ces terres, il y a plus de 40.000 ans, sur ce continent dont nous sommes aujourd'hui la caution morale. Nous avons appris que vous, représentants des différents États, avez conçu un dénommé projet d'intégration pour l'Amérique latine sans que nous, amphitryons, premiers habitants de ces terres, ayons été prévenus, encore moins consultés. Nous, peuples indigènes, serons à nouveau délogés de nos propres territoires, contraints d'accepter la privatisation de l'eau et l'utilisation généralisée des produits transgéniques ; la grande pauvreté, les inégalités et l'injustice augmenteront ; les cultures ancestrales et les valeurs ethniques qui nous restent disparaîtront. Nous sommes venus vous parler des êtres qui peuplent l'eau, la montagne et la forêt, des êtres de la fécondité, des êtres des semences, des êtres de la récolte, des êtres de l'abondance, de tous les êtres qui, comme nous, se sentent menacés par votre "plan d'intégration" [...]. Nous déclarons aux chefs d'état de notre continent que, pour nous, les premières nations d'Abya Yala, c'en est assez de ces 510 années de pillage et d'exclusion !"

À partir de ces protestations naissent d'autres révoltes, venues de groupes innombrables. Ceux-ci dénoncent la mondialisation marchande comme un facteur d'aggravation des inégalités, de destruction de la nature, de ruine des paysans et des industries naissantes, de misère urbaine, d'affaiblissement des états, d'exacerbation de la précarité et de la tyrannie du neuf.
Si quelques-uns, parmi ces plus pauvres, se fraient un destin par le travail, d'autres trouvent leur voie dans la violence et la lutte armée contre les riches. Ils emploieront toutes les armes, s'allieront à toutes les causes.
D'autres réaliseront que le mouvement en cours conduit au déplacement - réel ou virtuel - des entreprises du Nord vers les pays où les coûts de production sont les plus bas. Ils découvriront que la mondialîsation marchande peut servir une partie du Sud, au détriment des hypernomades qui s'en croient encore les maîtres.

L'immobilité des aînés

De plus en plus de sédentaires vivent assez longtemps pour ne plus trouver de plaisir ni au nomadisme du travail ni au nomadisme ludique, si ce n'est dans ses simulacres. Ils sont de plus en plus nombreux aux États-Unis : alors que seulement 4 % de la population avaient plus de 65 ans en 1900, il y en aura le tiers en 2025 ; 7 millions d'entre eux auront alors plus de 85 ans. Les plus de 65 ans représenteront au Japon 25 % de la population en l'an 2030, et 22 % en Chine. En France, le nombre des plus de 85 ans doublera dans les dix prochaines années.
Ces sédentaires forcés consomment des produits et des servvices spécifiques : produits cosmétiques et diététiques, sports immobiles, hôpitaux, maisons médicalisées, personnels d'assistance. Ils deviennent de facto les alliés des jeunes immobiles, et parfois vivent ensemble, dans une solidarité entre petits-enfants et grands-parents, cependant que les jeunes adultes continuent de circuler : nomades contraints ou volontaires.
En s'enfermant dans leurs maisons dites de "retraite", au nom prédestiné, ils pourraient devenir l'avant-garde d'une société résignée à s'engourdir, à refuser de bouger, à nier le nomadisme.

Le déclin des immobiles

Dans certains pays d'Europe, dont la France, la part des dépenses sédentaires - santé, éducation, sécurité - augmente vite ; une coalition des immobiles et de ceux qui les soutiennent menace d'imposer la mise en ouvre d'un projet de fermeture, de négation du mouvement, de "désarmement" général des nomades.
En faisant l'apologie du local, de la proximité et de la distraction, en s'installant dans le cocooning et le nomadisme virtuel, en laissant les jeunes se noyer dans les drogues et les vieux se "retirer de la circulation" dans les maisons de retraite, en donnant la priorité à la police et à l'hôpital, ces pays finiront par perdre le sens du mouvement et du neuf. Ceux de leurs citoyens qui refuseront d'avoir a subir - et surtout à financer - un tel destin partiront.
Le déclin de ces nations deviendra alors inéluctable. Il entraînera la remise en cause d'édifices géopolitiques comme la construction européenne : ceux des pays de l'Union qui choisiront la voie de l'ouverture, du mouvement, de l'accueil des étrangers, ne pourront continuer de lier leur sort à des pays qui auront fait un choix inverse. On verra alors l'Union se fissurer, puis se scinder. L'euro, promesse d'une Europe ouverte et puissante, n'aura été qu'une fulgurante parenthèse.
Pour éviter une telle issue, l'Union - et tous les pays qui la composent, la France au premier rang - devra changer radicalement d'attitude à l'égard de l'effort et du mouvement. Il lui faudra tout à la fois se donner les moyens d'un net rajeunissement, accepter l'entrée d'un grand nombre d'étrangers, mener une bataille frontale contre les drogues et l'obésité, prôner un retour au goût du travail, de l'effort, de la curiosité, de la mobilité. Bref, à tout ce qui fit en son temps la grandeur de ce continent et d'abord de ses ports.

Rome-sur-Potomac

Comme l'Empire romain, l'Empire américain est depuis longtemps conscient des risques que toutes ces forces font peser sur lui. Livres, débats, articles de journaux abondent en Amérique sur ces sujets. À la différence de ce qui se passe en Europe, on y parle librement de ces risques et des remèdes possibles.
Pour l'heure, la stratégie américaine consiste, comme à Rome dans les trois derniers siècles de l'empire, à consacrer l'essentiel des moyens de l'état à la lutte contre les nomades de l'extérieur.
Les programmes d'assistance sociale ont ainsi été réduits à leur plus simple expression ; il ne subsiste pratiquement que des programmes d'enfermement des plus pauvres : plus de 2 % de la population américaine sont en prison ; autant sont enfermés dans des institutions psychiatriques ; 1,5 % sont des sans-abri. Le coût de la "gestion" des infranomades de l'intérieur ne dépasse donc pas le vingtième de la richesse produite.
En revanche, le coût de la défense des intérêts américains face aux infranomades de l'extérieur est bien plus considérable. L'Empire entend ainsi maîtriser les marchés, protéger ses zones commerciales, garantir ses accès aux matières premières, assurer son influence stratégique, soutenir son agriculture, protéger ses industries de pointe, assister les gouvernements alliés, combattre l'influence politique et sociale de l'islam. Il dépense pour les aspects purement militaires de ce programme plus du quart du budget fédéral, essaime un million de soldats sur quatre continents et de nombreux navires sur tous les océans.
Comme l'Empire romain, l'Empire américain incorpore désormais des étrangers dans ses propres troupes : 2 % des forces armées américaines sont constituées d'immigrés non encore citoyens naturalisés ; leur nombre augmentera considérablement avec le décret du 4 juillet 2002, qui accélère la naturalisation des étrangers s'engageant dans l'armée. Comme la copie d'un décret de l'empereur Hadrien...
L'Empire américain se retrouvera, à terme rapproché, dans la situation de tous ses prédécesseurs juste avant leur disparition : dirigé par des élites issues d' anciens peuples vassaux, attaqué de toutes parts, finançant sa présence sur tous les continents et ses dépenses de sécurité par des emprunts massifs à l'étranger.
Aussi longtemps que les alliés des Américains auront intérêt à ce que cet empire continue d'assumer son rôle de gendarme du monde, aussi longtemps qu'ils lui croiront un avenir, ils lui prêteront les ressources nécessaires pour financer son armée et pour qu'il assure la sécurité de la planète. Quand ils penseront pouvoir agir eux-mêmes à sa place, quand ils auront un usage plus utile et plus urgent de leur propre épargne, quand augmentera le nombre de ses ennemis, le financement de l'Empire deviendra plus difficile.
Face à une telle situation, les Américains se retrouveront confrontés aux mêmes dilemmes que l'Empire romain : les libéraux et les libertaires proposeront de laisser entrer aux États-Unis encore plus d'immigrants, de lutter contre la pauvreté en Amérique, d'aider les infranomades du monde à trouver du travail pour qu'ils soient moins tentés par la violence, de réduire la part des dépenses militaires consacrées à la défense des frontières de faire confiance au marché et à la démocratie pour servir les intérêts de l'Amérique.
À l'opposé, les sécuritaires et les sociaux-démocrates proposeront de "disposer les chariots en cercle", de subventionner les entreprises stratégiques, de ne s'intéresser qu'aux problèmes des minorités américaines et des pauvres à l'intérieur du pays, de limiter la défense du pays à des attaques préventives contre les rebelles nomades,à la mise en place d'un bouclier antimissile et à une étroite surveillance des frontières et des mouvements.

L'Amérique actuelle semble avoir choisi la seconde stratégie ; elle met en place de très nombreux mécanismes de surveillance de tout ce qui bouge : le système (Computer Assisted Passenger Pre-Screening) pour contrôler tous les voyageurs pénétrant aux États-Unis, et une banque de données regroupant des informations sur 65 millions de Mexicains, 31 millions de Colombiens et 18 millions de Centre-Américains. Plus tard, un système dit de Total Information Awareness (TIA, rebaptisé pour cause de scandale, Terrorist Information Awareness) doit collecter l'équivalent de quarante pages d'informations sur chacun des habitants de la planète, afin de contrôler tout ce qui risque, en bougeant, de menacer l'Empire.
L'Europe semble en faire autant, multiplie les caméras de surveillance dans les villes (1,5 million de caméras dans la seule Grande-Bretagne) et finance d'énormes programmes de surveillance et de filtrage des étrangers en situation irrégulière.
Tout cela ne fera que retarder l'inéluctable effondrement. Comme la chute de l'Empire romain, celle de l'Empire américain et de ses alliés européens engendrera un formidable chaos d'où naîtra une nouvelle civilisation faite des résidus de l'hyperpuissance en déshérence et de valeurs nouvelles prises aux nouveaux empires nomades naissants. Tout comme nos sociétés actuelles ont été constituées de Romains autant que de Mongols, de Chinois autant que d'Indiens, de Germains autant que Slaves, de Grecs autant que de Turcs, d'Arabes, de Juifs, de Bantous, de Vikings et de Gaulois, le monde de demain sera tout à la fois démocrate, américain, religieux et marchand. Sédentaire et nomade.

Extraits du LIVRE de Jacques Attali - L'HOMME NOMADE > 2003
 

   
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