Scénario de Nos Origines

Un Homme à Réinventer

De nouvelles découvertes bouleversent l'histoire de nos origines.

Mais que faisaient-ils donc à festoyer dans l'enclos de Gübekli Tepe, regroupés autour de ces édifices de pierre ? Des pierres de plusieurs tonnes et de plusieurs mètres de haut, traûnées sur des centaines de mètres et enfin érigées de leurs mains. Pourquoi ? Sur place, on a bien trouvé des restes de ripailles, mais pas a moindre trace d'habitation. "Gokekli fut un temple, peut-être le premier !" Si 'on en croit le découvreur de ce site du Croissant fertile, le professeur Klaus Schmidt, de l'Institut allemand d'archéologie, c'est un culte qui les rassemblait. Mais, c'était il y a 11 000 ans. C'est-à-dire plusieurs milliers d'années avant la révolution néolithique ! L'Homme "croyait-il" déjà ?
Et sur les parois des cavernes où ils vivaient : que cherchaient-ils donc à tracer ? Qu'avaient-ils en tête lorsqu'ils peignaient, à côté de scènes de chasse, un certain signe ? "Il correspond à une première tentative de communiquer sous une forme physique", explique Genevieve von Petzinger, de l'université de Victoria (Canada), à qui l'on doit d'avoir recensé les signes géométriques présents dans 146 sites français occupés au Paléolithique supérieur. Mais c'était... il y a plusieurs dizaines de milliers d'années. C'est-à-dire bien avant l'invention de l'écriture ! L'Homme cherchait-il déjà à "écrire" ?
Jamais il ne nous sera possible de savoir quelle fut précisément la vie de nos ancêtres et encore moins de pénétrer le fond de leurs pensées. Mais plus nous en apprenons sur eux, plus ce que nous imaginions savoir se révèle faux. À commencer par cette certitude désormais établie : non, nous ne descendons pas du singe (au vu des découvertes récentes, il serait même plus correct de dire que c'est le chimpanzé qui descend de l'Homme). Et si nous, Sapiens, sommes aujourd'hui les uniques représentants du genre humain, ce n'est que depuis très peu : nous étions en effet une famille nombreuse... il n'y a pas si longtemps ! Deux siècles après Darwin, nous restons encore largement ignorants de nos origines. Mais de plus en plus le voile se lève sur qui nous étions au commencement. Au point qu'une nouvelle histoire de l'Homme, très différente de celle enseignée au XXè siècle, est actuellement en cours d'écriture. Et elle nous tend la main, en pointillés.
Dossier réalisé par Philippe Chambon, avec émilie Rauscher, Laurent Orluc et Marielle Mayo.

SCIENCE & VIE > Juin > 2010

D'où Venons-Nous ?

Nouveaux fossiles retrouvés. Nouveaux sites exhumés. Nouvelles analyses ADN... Sur tous les fronts, des découvertes récentes bouleversent le scénario de nos origines. Au point que c'est une toute nouvelle histoire de l'homme qui est en train de s'écrire. Depuis notre plus lointain ancêtre jusqu'à l'invention de l'écriture !

Darwinien y a consacré sa vie et, depuis l'anthropologie poursuit sa quête : retrouver nos origines, dévoiler le mystère de notre nature "humaine". Profondément inscrite dans les cultures quelles qu'elles soient, cette quête fonde autant les religions que la science. Mais, pour la science, l'origine n'est jamais donnée, toujours à découvrir. Ainsi cherche-t-elle à interpréter les traces du passé, prête à rejeter les certitudes trop vite acquises et les clichés si vite adopté. Il y a une vingtaine d'années, pour les scientifiques - et parfois aujourd'hui pour un large public -, nos ancêtres ressemblaient encore à des chimpanzés ; l'homme était l'unique représentant d'une espèce inégalée qui s'était progressivement redressée pour in fine adopter la noble bipédie qui nous distingue des autres primates. Et ce n'est que tardivement, il y a à peine 6 millions, que l'humanité s'est rassemblée dans des villes, traçant 2000 ans plus tard les signes des premières écritures, priant sous les frontons de temples administrés par de puissantes hiérarchies religieuses.
Ce scénario vieillot ne résiste pas aux récentes découvertes de la paléoanthropologie et de l'archéologie : l'analyse d'un "temple" turc vieux de plus de 11.000 ans, donc précédant de quelque 5000 ans la naissance des premières villes, vient s'ajouter à d'autres vestiges témoignant d'une société déjà riche et sophistiquée. De quoi bâtir une nouvelle thèse quant à la naissance de notre civilisation : ses structures sociales complexes seraient apparues bien plus tôt qu'on ne l'imaginait et, surtout, bien avant celles que l'on croyait être l'apanage tardif des structures urbaines.

DES CERTITUDES À RECONSIDÉRER

Plus loin en arrière, ce sont nos certitudes sur l'apparition de l'écriture qu'il faudrait remettre en cause. Si les tablettes sumériennes gravées de caractères cunéiformes il y a plus de 5000 ans sont sans conteste les premières traces d'une écriture, plusieurs chercheurs voient dans les signes abstraits peints sur les parois des grottes par les hommes préhistoriques les prémices d'une volonté de s'exprimer. On est encore loin d'une écriture au sens propre dotée d'une véritable syntaxe, mais la découverte en mars dernier d'énigmatiques inscriptions vieilles d'environ 60.000 ans tracées sur des coquilles d'oufs d'autruche laisse penser que la tentation d'écrire prend sa source plus tôt que prévu dans notre espèce.
En cette époque sauvage, où domine la nature et pointe la culture, les hommes que nous étions déjà n'étaient pas encore seuls au monde. D'autres formes humaines peuplaient la terre. D'autres espèces humaines ? C'est un débat, dont il ressort que Neandertal n'était pas la brute épaisse que l'on décrivait il y a peu. Il est même question de le renommer Homo sapiens neanderthalensis. Et voici qu'en 2003 ont été découverts sur l'ûle de Flores les ossements de petits êtres humanoïdes. Une troisième espèce d'Homo ? Alors que les spécialistes hésitent à lui accorder une humanité surgit un nouveau venu : en mars dernier, l'ADN des restes d'une créature (ici appelée "Homo denisova") enfouie dans une grotte de Sibérie révèle son étroite parenté avec Sapiens. Mais, génétiquement différente, elle appartiendrait à une autre espèce d'Homo. Auraient donc vécu en même temps "Homo denisova", Homo floresiensis, Homo neanderthalensis et Homo sapiens. En attendant d'en trouver d'autres ?
Seuls survivants de cette famille, nous voici les derniers à pouvoir en retracer l'histoire. Les paléoanthropologues ne ménagent pas leurs efforts : grâce à leurs découvertes, nous pouvons remonter au-delà de 7 millions d'années, et dessiner le portrait-robot de l'ancêtre commun à l'homme et au chimpanzé, déduit de la physionomie d'ancêtres plus récents (entre - 7 millions et - 1 million d' années). À quoi ressemblait-il celui par qui l'humanité serait advenue ? Découvrez-le dans les pages suivantes.

P.C. - SCIENCE & VIE > Juin > 2010

Nous ne Descendons Pas du Singe

Contrairement au scénario longtemps admis, l'homme est aussi un singe et puise son origine chez un ancêtre commun avec le chimpanzé : telle est la véritable - et nouvelle histoire que racontent les plus vieux hominidés fossiles.

D'où venons-nous ? Difficile de formuler en moins de mots question plus vertigineuse que celle-ci. Si vertigineuse qu'elle est longtemps restée du domaine de la religion et de sa vision où l'homme tient le premier rôle. Mais il y a 150 ans, Charles Darwin douchait notre orgueil avec sa théorie de l'évolution, en prouvant que nous étions des animaux comme les autres - une sorte de singe. Si le naturaliste anglais a été honni pour cette hérésie, il a pourtant bien fallu, in fine, admettre les singes dans notre généalogie. Surtout que certains, tel le chimpanzé, nous ressemblent fortement.

UN SCÉNARIO QUI NE TIENT PLUS

Un constat de parenté que résument deux expressions devenues populaires. "L'homme descend du singe", avec Homo sapiens dans le rôle de l'être évolué et le chimpanzé dans celui du modèle de l'ancêtre primitif ; et le mystérieux "chaûnon manquant", qui nous relierait tout en marquant bien notre séparation. De quoi esquisser une histoire de nos origines ayant fière allure. Au commencement, il y aurait eu les singes ; mais l'un d'eux (le fameux chaînon) serait sorti de la forêt à la conquête de la savane et se serait redressé sur ses pieds, libérant ses mains afin de créer des outils toujours plus élaborés grâce à un cerveau toujours plus gros. L'homme était né. Trouver le chaûnon, c'était résoudre le mystère de nos origines après plus d'un siècle de questionnement... Sauf qu'aujourd'hui ce beau scénario ne tient plus.
Deux "détails" viennent en effet tout gâcher. Primo, l'homme ne descend pas du singe : il en est un lui-même. Secundo, le chimpanzé est le fruit d'une histoire évolutive aussi longue que la nôtre. Il n'est donc pas notre ancêtre, mais notre cousin. Dans ces conditions, il ne saurait y avoir de chaûnon manquant entre nous... Voilà qui oblige à repenser ce qui a pu se passer entre nos deux espèces. Deux cousins partageant forcément un grand-père, plus qu'un illusoire chaûnon manquant, c'est notre dernier ancêtre commun (DAC) que traquent aujourd'hui les paléoanthropologues. Mais à quoi ressemble-t-il ? Les spécialistes ne disposent que de quelques centaines de fossiles épars ne consistant parfois qu'en une dent usée, une phalange déformée... Une rareté qui rend chaque trouvaille précieuse et à même de modifier l'esquisse du portrait de ce fameux ancêtre. Et, en ce début de millénaire, les retouches sont légion. Il n'est qu'à voir les dernières découvertes concernant nos ancêtres, directs ou pas. Il y a vingt ans, on ne connaissait que trois genres d'hominidés anciens appartenant aux branches de l'arbre généalogique allant du DAC jusqu'à nous. À savoir, du plus vieux au plus récent : Australopithecus, entre 4,4 et 2 millions d'années et dont Lucy est le fleuron ; Paranthropus, entre 2,4 millions et 1 million d'années ; et Homo, le petit dernier et seul survivant, apparu il y a 2 millions d'années. Or, nous en connaissons désormais sept !

UNE FAMILLE ÉLARGIE

Sont venus compléter la famille Sahelanthropus tchadensis (via la découverte de Toumaï, en 2001, au Tchad) vieux de 7 millions d'années, Orrorin tugenensis et ses 6 millions d'années (Kenya, 2000), Ardipithecus, daté entre 4,4 et 5,8 millions d'années (Ethiopie, années 1990) et Kenyanthropus platyops, vieux de 3,5 millions d'années (Kenya, 1999). Aucun n'est le DAC, qui serait plus ancien, mais ils apportent une touche à son portrait-robot et aident à comprendre comment il s'est modifié.
Fin 2009, l'équipe de Tim White, de l'université de Californie (Berkeley), faisait le point sur Ardipithecus ramidus. Coup de chance inouï, son squelette fossile, vieux de 4,4 millions d'années, est connu à plus de 40 % ! Aucun autre fossile d'hominidé n'est aussi complet, pas même Lucy. Une richesse qui permet d'en tirer une reconstitution particulièrement solide. Selon ces chercheurs, la silhouette reconstituée d'Ardi, ses dents, etc., n'ont rien du chimpanzé. "On a longtemps pensé que le DAC devait ressembler à un chimpanzé. Maintenant, grâce à Ardi, on a une bonne certitude que non. Sachant que Toumaï et les autres avaient ouvert la voie", tranche Michel Brunet, professeur au Collège de France, chaire de paléontologie humaine, et découvreur de Toumaï. Les rares précurseurs qui avaient soutenu cette hypothèse n'avaient jusque-là guère été écoutés. Reste à préciser le portrait-robot de notre DAC en comparant les fossiles d'hominidés apparus après lui : Toumaï, Orrorin, Ardi, Lucy, etc. Si une caractéristique physique est présente dans chacune des lignées, il y a des chances qu'elle l'ait été chez leur grand-père à tous. Que plusieurs hominidés montrent des différences et le flou réapparaût. Les spécialistes débattent ainsi de la forme de ses mains, de celle de ses pieds, etc. Avec pour guide ce constat : il y avait déjà de "l'homme" avant l'humain comme il y avait du "chimpanziforme" avant le chimpanzé. Nos espèces sont une mosaïque de traits physiques primitifs, ou ancestraux, et évolués, ou dérivés. Déterminer quel trait est ancestral et lequel ne l'est pas est désormais le défi des chercheurs. Quitte à bouleverser les idées reçues.

DE MULTIPLES BIPÉDIES

Car, certains de "nos" plus précieux attributs apparaissent bien avant nous ! À commencer par le premier d'entre eux : la bipédie (->). Notre mystérieux dernier ancêtre commun aurait en effet bien pu se tenir sur ses deux pieds. "Tous les premiers hominidés que nous avons découverts sont arboricoles et bipèdes", constate Brigitte Senut, professeur au Muséum national d'histoire naturelle, à Paris, et codécouvreur d'Orrorin. Ainsi, le paléoanthropologue Lee Berger, de l'université de Witwatersrand (Afrique du Sud), annonçait en avril dernier la découverte d'un australopithèque inconnu, Australopithecus sediba, vieux de 2 millions d'années, soit un million de moins que Lucy. S'il en a la silhouette trapue et les longs bras, il possède un bassin incroyablement proche de celui d'Homo sapiens - nécessaire à la marche rapide et à la course. Des prodiges que l'on croyait être notre apanage. De ce fait, ses découvreurs voient en lui un fondateur possible du genre Homo.
Et si l'on continue à remonter le temps, les traces de bipédie, même si elles ne paraissent pas aussi claires, sont multiples. Toumaï, le plus ancien pré-humain, avec ses 7 millions d'années, n'est connu que par son crâne, mais la position très antérieure du trou occipital (où s'insère la colonne vertébrale) et le plan nucal incliné vers l'avant traduisent une position redressée ; chez les chimpanzés, qui se tiennent voutés, le trou occipital est plus en arrière et le plan nucal est plus redressé. Chez Orrorin, qui le suit de près, à 6 millions d'années, c'est son fémur long et redressé, rappelant le nôtre, qui témoigne de la bipédie. "Et, même avant la divergence, on voit apparaûtre dans le miocène (de -23 à -5 millions d'années) des primates à tronc redressé. Pour un hypothétique ancêtre de ce type descendant au sol, se mettre à quatre pattes n'est pas naturel : il serait plus 'facile' de rester redressé et se déplacer à deux pattes", détaille Brigitte Senut. Quoi qu'il en soit, on sait désormais qu'il n'existait pas une bipédie (la nôtre) mais des bipédies ! "Cette diversité est très excitante ! Il faut maintenant s'intéresser à ces variations, passées et présentes. En les mettant bout à bout, on pourra remonter aux modes de fonctionnement plus anciens", prévoit la paléontologue. Car dire que le DAC était bipède ne suffit pas...

LA PREUVE PAR LE PIED

En effet, s'il existait plusieurs types de bipédie, laquelle était la sienne ? C'est d'autant plus difficile de répondre que nous n'ayons pas son squelette et que ses divers successeurs répondent chacun à leur façon. Les spécialistes se replongent donc dans l'étude de leurs fossiles, les font parler avec des méthodes inédites (imagerie 3D) ou organisent de nouvelles expéditions pour compléter leurs archives osseuses. Un élément de réponse viendra du pied, qui a pu adopter deux types de morphologie : soit proche de la nôtre avec un gros orteil dans le même axe que les autres orteils, soit avec un pouce opposable. "Ardi avait le pied plat et un gros orteil opposable. Ce fut d'ailleurs une énorme surprise, car, même si on savait qu'il avait dû en exister de ce type, c'était la première fois que l'on découvrait un fossile avec ce trait, qui témoigne d'un stade intermédiaire entre bipédie et arboricolie", explique Owen Lovejoy, professeur d'anthropologie à la Kent State University et qui a étudié le précieux squelette.
Mais certains australopithèques avaient une démarche et un pied sans doute fort semblables aux nôtres, comme le confirme l'anthropologue David Raichlen, de l'université d'Arizona. Publiée en mars dernier, son étude porte sur des empreintes de pas laissées il y a plus de 3 millions d'années à Laetoli, en Tanzanie : l'analyse des zones plus enfoncées leur a permis de décrypter le mécanisme de la marche et d'en déduire qu'elle était plus proche de la nôtre, genou et hanche redressés, que de celle du chimpanzé (->).

Parler des pieds ramène aux mains. Celles du DAC avaient sans doute peu en commun avec celles des chimpanzés. "La main d'Ardi est plus courte et peu spécialisée, à la différence de celle du chimpanzé ou du gorille", indique Owen Lovejoy. Même constat, encore plus marqué, chez Orrorin, pourtant plus ancien : "Son pouce est humain : long, dissymétrique, avec la phalange terminale spatulée (->). Ces caractères avaient déjà été décrits... associés avec la manipulation d'outils ! Mais on est à 6 millions d'années, aucun outil n'est connu. Nous en avons déduit que c'était lié à la saisie fine. Un trait utile au grimper arboricole d'Orrorin, qui, d'une certaine taille (plus de 1,10 m et 30 kg), avait besoin de précision dans ses prises". La longue main du chimpanzé, très rigide car il s'appuie sur elle pour se déplacer au sol, est bien plus évoluée, spécialisée que la nôtre.
Et d'autres traits "primitifs" ont été conservés par notre famille et perdus chez le chimpanzé : si l'on se fie à la face plate et plutôt courte de Toumaï, au fait que les primates arboricoles anciens ont aussi une face aplatie, ce pouvait être le cas de notre DAC (notre simien cousin a, lui, une face très allongée). Un raisonnement similaire peut suggérer que ses dents jugales (molaires notamment) étaient couvertes d'un émail assez épais (->), comme chez Ardi, Orrorin ou Toumaï, témoignant d'une alimentation plus coriace et abrasive que les fruits dont est friand le chimpanzé. Ses canines ont pu être plus petites que celles des grands singes actuels, pour lesquels, véritables crocs chez les mâles, elles servent entre autres à attaquer des rivaux. Cette réduction des canines chez les deux sexes pourrait être un argument en faveur d'une régression du "dimorphisme sexuel", ces différences morphologiques qui s'observent entre mâles et femelles.

"IL FAUT ALLER SUR LE TERRAIN !"

Dernière esquisse à ce portrait, la taille : "Ce DAC n'était sans doute pas petit, présume Brigitte Senut. À l'époque de son apparition, au miocène, il n'y a quasi plus de petites espèces de grands singes ; aujourd'hui, il ne reste que le gibbon. Orrorin lui-même n'est pas petit, et cette tendance se perpétue avec les australopithèques". Son cerveau, en revanche, aurait encore un volume réduit (inférieur à 400 cm³) - il faut attendre la lignée Homo pour qu'il se développe enfin. Nous commencerons à perdre notre pilosité sans doute à la même période, il y a 2 millions d'années.
Difficile d'aller plus loin sans faire mentir les fossiles... D'ailleurs, les paléoanthropologues s'y refusent : "Il faut être honnête avec ce que l'on a. On interroge quelques dents, quelques os pour faire parler toute une population - souvent sans pouvoir reproduire et donc confirrner nos travaux par manque de matériel", met en garde Brigitte Senut. Michel Brunet est tout aussi prudent : "On peut faire dire des choses aux fossiles mais, même avec les nouvelles technologies (comme l'imagerie 3D, qui révèle des détails jusque-là invisibles), à un moment ça s'arrête". La solution ? "Ne pas oublier d'étudier les fossiles antérieurs au DAC. C'est un domaine encore trop méconnu", pointe Brigitte Senut. Mais, surtout, "il faut aller sur le terrain ! On ne saura vraiment que quand on aura son fossile", conclut Michel Brunet. Le défi est lancé, et partout de nouvelles expéditions sont en cours, en Ouganda ou au Tchad.

L'Afrique fut longtemps considérée comme le berceau de l'humanité, mais la mise au jour en Europe de fossiles de grands singes hominoïdes datant du miocène (de -2 à -5 millions d'années) avait intrigué. Sans compter de récentes découvertes asiatiques, notamment celle de Ganléa megacanica, vieux de 37 millions d'années, en 2009. Mais ces dernières éclairent plutôt sur l'origine des anthropoïdes, dont l'homme n'est qu'une des nombreuses espéces. "L'East Side Story" d'Yves Coppens faisait de l'Afrique de l'Est le lieu d'origine : tous les fossiles rattachables à l'histoire humaine venaient de là, jusqu'à la découverte d'Abel (Australopithecus bahrelghazali), en 1995, puis de Toumaï (Sahelanthropus tchadensis), en 2001, par Michel Brunet, du Collège de France, tous deux trouvés au Tchad, à l'Ouest donc ! "Cela a été un progrès énorme d'ouvrir la recherche des anciens hominidés à un terrain si immense, se souvient ce dernier. L'origine de l'homme est africaine... Mais où précisément ? Le territoire à considérer est plus vaste que prévu". Et s'il fallait l'élargir encore ? "Les grands singes du miocène sont dans une même zone climatique tropicale, remarque Brigitte Senut, du Muséum national d'histoire naturelle, à Paris. À cette époque, il n'y a pas de barrière entre l'Europe et l'Afrique, ils ont pu aller partout ! Je pense que le lieu d'origine, on ne le trouvera pas : ce qui compte c'est d'être dans cette zone tropicale, non à un endroit donné". Le climat serait notre vrai berceau.

QUAND L'HOMME EST-IL APPARU ?
Dès 1876, Charles Darwin posait cette question dans toute son ampleur : "Cela dépend du sens que nous attachons à ce mot. Dans une série de formes partant d'un être à l'apparence simienne et arrivant graduelement à l'homme tel qu'il existe, il serait impossible de fixer le point défini auquel le terme 'homme' devrait commencer à s'appliquer". On peut en pointer trois moments clés : l'apparition de notre espèce, Homo sapiens, il y a 200.000 ans environ ; mais d'autres humanités ont existé : Neandertal, Flores ou "Homo denisova" (son nom scientifique n'est pas encore fixé), identifié en Sibérie en mars dernier. L'apparition des primates du genre Homo, il y a 2 millions d'années ; il est cependant prouvé que nombre de leurs caractères distinctifs sont apparus avant eux. Et, enfin, la séparation des lignées de l'homme et du chimpanzé, l'événement fondateur ; mais aucun expert ne s'accorde sur la date à laquelle elle s'est produite ! Pire, ces vingt dernières années, cette date n'a cessé de reculer, grimpant à 7 millions, avec la mise au jour de Toumaï en 2001... Certains paléontologues plaident pour des dates encore plus anciennes : "Je la situerais aux alentours de 10 ou 12 millions d'années, indique Brigitte Senut, professeur au Muséum national d'histoire naturelle, à Paris. On a décrit l'an dernier un fragment de mandibule de 'protochimpanzé' très proche du chimpanzé actuel, mais vieille de 6 à 11 millions d'années ! Les données de la biologie moléculaire disent cependant que la divergence n'a pas pu se faire au-delà de 6 millions d'années." Le compromis actuel entre la limite haute des paléontologues et la limite basse des généticiens, à 7 millions d'années, n'est qu'une estimation temporaire. Pourquoi une telle différence ? Les généticiens ont mis au point une horloge moléculaire qui mesure le temps en comptant l'apparition de mutations dans le génome. Or, ces mutations ne surviennent pas de façon régulière ; un groupe en voie d'extinction mutant peu, il n'est plus calé sur l'horloge. Au vu de la réduction du nombre d'espèces chez les grands singes (de 156 au miocène à quelques-unes aujourd'hui), on peut dire que notre groupe est en voie d'extinction. De plus, alors que ce sont les fossiles qui calibrent ces horloges, certains très anciens manquent. Ainsi, l'horloge est faussée. Mettre l'horloge à l'heure des fossiles n'est pas anodin... "La classification repose sur la biologie moléculaire. C'est elle qui dit que le chimpanzé a divergé de l'homme après le gorille. On n'a pas assez de fossiles pour le confirmer", conclut Brigitte Senut.

Où L'HOMME EST-IL APPARU ?
L'Afrique fut longtemps considérée comme le berceau de l'humanité, mais la mise au jour en Europe de fossiles de grands singes hominoïdes datant du miocène (de -2 à -5 millions d'années) avait intrigué. Sans compter de récentes découvertes asiatiques, notamment celle de Ganléa megacanica, vieux de 37 millions d'années, en 2009. Mais ces dernières éclairent plutôt sur l'origine des anthropoïdes, dont l'homme n'est qu'une des nombreuses espéces. "L'East Side Story" d'Yves Coppens faisait de l'Afrique de l'Est le lieu d'origine : tous les fossiles rattachables à l'histoire humaine venaient de là, jusqu'à la découverte d'Abel (Australopithecus bahrelghazali), en 1995, puis de Toumaï (Sahelanthropus tchadensis), en 2001, par Michel Brunet, du Collège de France, tous deux trouvés au Tchad, à l'Ouest donc ! "Cela a été un progrès énorme d'ouvrir la recherche des anciens hominidés à un terrain si immense, se souvient ce dernier. L'origine de l'homme est africaine... Mais où précisément ? Le territoire à considérer est plus vaste que prévu". Et s'il fallait l'élargir encore ? "Les grands singes du miocène sont dans une même zone climatique tropicale, remarque Brigitte Senut, du Muséum national d'histoire naturelle, à Paris. À cette époque, il n'y a pas de barrière entre l'Europe et l'Afrique, ils ont pu aller partout ! Je pense que le lieu d'origine, on ne le trouvera pas : ce qui compte c'est d'être dans cette zone tropicale, non à un endroit donné". Le climat serait notre vrai berceau.

E.R. - SCIENCE & VIE > Juin > 2010

Nous sommes finalement d'une Famille Nombreuse

L'analyse ADN d'un fragment d'auriculaire retrouvé en Sibérie a permis de mettre au jour une nouvelle lignée humaine après Sapiens, Neandertal et Flores. Preuve qu'existaient, il y a encore peu, divers Homo.

À peine 30 milligrammes de poudre d'os ! C'est tout ce qu'il a fallu pour démontrer l'existence d'une nouvelle espèce humaine qui vivait en Sibérie, dans les montagnes de l'Altaï, il y a un peu moins de 40.000 ans ! Une découverte réalisée en mars dernier par une équipe menée par Svante Paabo et Johaness Krause, de l'Institut Max Planck à Leipzig, en Allemagne. Ce groupe de chercheurs en génétique et anthropologie n'en est pas à son coup d'essai, En 2006, c'est lui qui avait déjà réalisé le premier décryptage partiel du génome de notre cousin Neandertal. Passés maûtres dans l'art de faire parler l'ADN ancien, ces chercheurs viennent donc de récidiver, mais cette fois avec un fragment d'auriculaire appartenant à un enfant d'environ 7 ans exhumé en 2008 dans la grotte sibérienne de Denisova.
Alors qu'on croyait que, dans le genre Homo, seuls coexistèrent récemment Sapiens et Neandertal, voici qu'un nouveau venu fait irruption dans l'arbre de la famille humaine ! Une surprise... après celle de 2003 et la découverte d'ossements dans une grotte de l'île de Flores, en Indonésie. Cet Homo floresiensis, morphologiquement différent de Sapiens et de Neandertal, mais tout de même très humain, aurait vécu jusqu'il y a 17.000 ans. L'homme de Denisova fait donc monter à quatre le nombre d'espèces humaines qui vivaient à cette période - voire plus récemment -, et dont trois au moins évoluaient dans les monts de l'Altaï !

NOUVEAU TYPE D'HOMINIDÉ

Pour identifier ce nouveau venu, l'équipe de recherche s'est intéressée à l'ADN des mitochondries (ADNmt), ces petites usines à énergie présentes par milliers dans les cellules, plus facile à isoler que l'ADN du noyau parce qu'en plus grande quantité (voir encadré ci-dessous).

COMMENT FAIT-ON PARLER L'ADN ANCIEN ?
Différence entre l'ADN mitochondrial de "H. denisova" et H. sapiens. Les deux séquences ne se recoupent pas complètement (->). Deux sortes d'ADN sont présentes dans les cellules dotées d'un noyau (les nôtres, à la différence des bactéries) : l'ADN nucléaire, où sont réunies les informations génétiques héritées du père et de la mère, et l'ADN mitochondrial. Ce dernier est présent dans chacune de nos milliers de mitochondries, centrales énergétiques des cellules. Plus simple à isoler vu le nombre de copies présentes, cet ADN mitochondrial se transmet de mère à enfant. Cependant, au fil des millénaires, il accumule de petites mutations. En observer la fréquence revient à remonter dans le temps. À condition de connaûtre le rythme auquel ces mutations apparaissent, il est possible de calibrer une "horloge génétique" et de dater l'ADN ancien. Extraire et décrypter l'ADN ancien n'est pas une mince affaire car, à la mort de l'organisme, des enzymes le découpent en petits morceaux. De plus, il risque d'être contaminé par l'ADN des bactéries qui décomposent le corps, puis, quelques millénaires plus tard, par celui des chercheurs qui le manipulent... Enfin, le matériel génétique déteste la chaleur et l'humidité. Il se conserve donc plus facilement dans les régions septentrionales que sous les tropiques. C'est la raison pour laquelle on ne retrouve pas l'ADN de l'homme de Flores, daté de 17.000 ans et découvert sous les tropiques d'Indonésie, alors qu'on en a chez l'homme de Denisova, issu de régions glacées.

Après des mois de travail, l'équipe a réussi à extraire puis à dupliquer en quantité suffisante les bribes de matériel génétique récolté pour pouvoir les comparer au nôtre. Et là, surprise ! L'ADN mitochondrial de celui que l'on appelle l'homme de Denisova est proche du nôtre... mais en diffère tout de même en 385 points. Neandertal, lui, ne se distingue de nous qu'en 202 points. "Ces différences impliquent qu'il s'agit d'une espèce plus éloignée de nous que Neandertal, commente Pascal Picq, paléoanthropologue au Collège de France. Ce petit bout d'os sibérien semble n'appartenir à aucune des deux lignées, mais bien à un nouveau type d'hominidé". Et vu le nombre de différences constatées entre nos ADN, l'ancêtre commun, à ce jour inconnu, que nous aurions avec cet individu est plus ancien que celui que nous partageons avec Neandertal, qui remonte à 500.000 ans environ. "Selon ces données génétiques, ajoute Pascal Picq, il faut remonter à un million d'années pour nous trouver un ancêtre commun. L'existence de cet homme confirme qu'à cette période, la famille humaine était plus diversifiée que soupçonné".
"Il faut rester prudent, tempère Bruno Maureille, anthropologue à l'université de Bordeaux-1, car c'est la première fois que la découverte d'une lignée humaine est annoncée sur la seule base de la génétique". Si la qualité du travail de l'équipe de Leipzig n'est pas à remettre en cause, il pourrait y avoir des biais dans la méthode utilisée. "Notamment dans le type de modèle informatique mis en ouvre pour interpréter les différences génétiques, poursuit-il. Il faudrait pour conclure définitivement trouver d'autres ossements, un crâne dans l'idéal, que nous pourrions analyser".
Récapitulons : il y eut donc Neandertal (entre -500.000 et -28.000 ans environ), Sapiens (de -120.000 ans à aujourd'hui), Flores (date d'apparition inconnue, dernière date connue -17.000 ans) et maintenant l'homme de Denisova, qui appartient au genre Homo mais pour lequel il n'y a pas encore d'appellation scientifique.

PLUSIEURS VAGUES DE MIGRATION

Tout cela pose de passionnantes questions. Se sont-ils croisés ? Voire accouplés ? Pourquoi Sapiens seul a-t-il survécu ? Des interrogations d'autant plus légitimes que la grotte sibérienne a également révélé des restes d'Homo sapiens, ainsi que des outils dits "moustériens", typiques de l'homme de Neandertal, dont on retrouve la trace 100 kilomètres plus loin. Leur présence dans cette grotte et aux mêmes périodes peut laisser penser qu'ils se seraient rencontrés. Quelles auraient alors été leurs relations ? Comment auraient-ils cohabité ? Rien n'est certain. Plusieurs objets ont été récupérés dans les mêmes couches archéologiques que la phalange : perles, bracelet, os taillés... Etait-ce l'ouvre de cet homme de Sibérie ? Mystère, là encore.
Il apparaût que des hommes aux profils et aux matériels génétiques différents sont sortis d'Afrique à plusieurs reprises au cours des millénaires (la colonisation par Sapiens remonte à 50.000 ans environ). "Mais on sait aussi, reprend Bruno Maureille, que Sapiens apparaût avant, il y a 120.000 ans, en Afrique. Il se pourrait donc qu'il y ait eu plusieurs vagues de migration dont nous n'avons pas encore de traces, et que des dérives génétiques, suivies de mélanges au sein des populations, aient eu lieu. C'est ce qui pourrait expliquer la variabilité qu'on observe entre ces représentants du genre Homo. Plutôt que de parler 'd'espèces' distinctes, mieux vaudrait parler de lignées humaines à l'intérieur desquelles s'exprimerait une variabilité génétique". Ces découvertes dessinent néanmoins le tableau d'une famille aux ramifications multiples - dont beaucoup se sont éteintes -, avec l'existence simultanée de différentes humanités. Sans compter que d'autres Homo seront peut-être encore exhumés ! Quant à l'homme de Denisova, l'équipe de Leipzig va se pencher sur son ADN nucléaire, plus dur à isoler mais plus parlant. Nous en saurons alors un peu plus sur ce cousin. Et sur cette époque où l'humanité - quelle qu'en soit la définition - était plurielle.

L.O. - SCIENCE & VIE > Juin > 2010

Nous Songions déjà à l'écriture dans les Grottes

De récents travaux montrent l'utilisation par les hommes du Paléolithique supérieur de 26 signes géométriques récurrents. Leur sens, de même que celui des motifs trouvés sur des oufs d'autruche datant de 60.000 ans est encore mystérieux. Mais il semble bien que le cerveau d'Homo sapiens ait, dès cette époque, été "formaté" pour écrire.

On se représente l'homme des cavernes comme un être primitif et rustre, uniquement préoccupé par sa survie... Et voici que les dernières avancées scientifiques réhabilitent Homo sapiens. Selon une nouvelle manière de lire les signes présents sur les parois des cavernes, il semble que notre aïeul utilisait un répertoire de 26 signes témoignant d'une expression abstraite élaborée, qu'il est tentant de qualifier sinon d'alphabet, du moins de protoécriture.

TENTATIVE DE COMMUNICATION

"On peut décrire cet usage de signes symboliques comme une première tentative de communiquer sous une forme physique, correspondant à une étape fondatrice pour l'invention de l'écriture", explique la canadienne Genevieve von Petzinger (université de Victoria), auteur de cette découverte. Intriguée par les traits, points et autres symboles qui pullulent dans l'art pariétal en marge des scènes de chasse et des représentations d'animaux, cette jeune archéologue s'est rendu compte qu'aucun recensement à grande échelle n'avait encore été effectué : "Y avait-il des signes répétitifs d'un site à l'autre ? Pouvait-on déceler une continuité d'usage ?" Pour le savoir, elle a constitué sous la direction de l'archéologue April Nowell une base de données portant sur les 146 sites français occupés au Paléolithique supérieur (de 35.000 à 10.000 ans avant notre ère) et dans lesquels sont inscrits des signes géométriques. Et ses conclusions ouvrent sur une inédite vision des origines premières de l'écriture.
Que nos lointains ancêtres aient été capables de pensée symbolique n'est toutefois pas une surprise. Depuis les travaux fondateurs du préhistorien André Leroi-Gourhan, nombre d'archéologues se sont penchés sur le sens caché de l'art pariétal. "Il n'y a pratiquement pas de grottes ornées sans signes géométriques, relève Jean Clottes, spécialiste de l'art rupestre, dont le nom reste attaché à l'étude des grottes Chauvet et Cosquer. Leurs auteurs cherchaient-ils à laisser une trace, à communiquer ? S'agissait-il d'un geste de vénération, d'une tentative de contacter les esprits ?" Avec l'anthropologue David Lewis-Williams, il a proposé un cadre explicatif reliant les signes aux visions des chamanes pendant la transe. En 2003, le paléoethnologue italien Emmanuel Anati, coordinateur des Archives mondiales de l'art rupestre, les interprétait quant à lui comme une véritable écriture. Mais les preuves manquaient...
Grâce aux moyens informatiques modernes, Genevieve von Petzinger a ouvert une nouvelle voie de recherche. La mise en évidence d'un usage continu de 26 signes sur plus de 20.000 ans et de leur diffusion géographique constitue une réelle surprise. Plus de 70 % de ces signes étaient déjà utilisés régulièrement il y a 30.000 ans. Certains semblent universels : on retrouve ainsi des points, des traits, des croix, des spirales ou des zigzags sur tous les continents, de l'Europe jusqu'à l'Australie. D'autres, plus élaborés, auraient été introduits localement plus tardivement, comme le signe tectiforme (en forme de toit), typique du sud-ouest de la France. Fort de ce constat, il reste maintenant à élucider l'émergence, sinon le sens, de cette pratique. Selon Genevieve von Petzinger, l'universalité de certains signes peut laisser penser qu'ils avaient un support neurologique, l'homme des cavernes ayant cherché à extérioriser les visions et hallucinations générées par son système nerveux. "Mais même si la vision du 'chamane préhistorique' et sa volonté d'interagir avec le monde sont à l'origine de ces symboles, ceux-ci ont dû acquérir un sens intelligible au sein d'un même groupe humain en étant répétés. Cela a pu préparer le terrain à l'écriture en fixant les structures cognitives nécessaires à son émergence", estime la scientifique. Des systèmes graphiques codés seraient ainsi nés des extraordinaires possibilités du cerveau d'Homo sapiens. Pour Genevieve von Petzinger, le fait qu'un corpus de signes ait été déjà bien établi il y a 30.000 ans indique une origine plus ancienne, qu'elle situe en Afrique : "On y a trouvé des objets décorés datant d'il y a 50.000 à 70.000 ans qui témoignent déjà d'une pensée complexe et créative". Une théorie que semble corroborer une étonnante découverte réalisée en Afrique du Sud lors des fouilles du site de Diepkloof, dévoilée en mars 2010. L'équipe dirigée par Pierre-Jean Texier, de l'université de Bordeaux-1, y a mis au jour quelque 270 fragments de coquilles d'oufs d'autruche gravés datant d'environ 60.000 ans.

Des signes comme les prémices de l'écriture (->).
Que ce soit 30.000 ans av. J.-C. (grotte de Chauvet), 23.000 ans (Pech-Merle) ou 12.000 ans (Niaux), l'étude de G. von Petzinger établit la similarité de 26 signes pariétaux se retrouvant sur les parois des 146 grottes françaises (voir graphique). De quoi suggérer une intention d'écriture. Et en chercher d'autres traces dans des grottes hors de France.

REPÉRER LES RÉPÉTITIONS

Ces coquilles, très dures, servaient probablement de gourdes. Surtout, "elles portent des incisions organisées qui évoquent des motifs récents utilisés par les Bushmen d'Afrique du Sud, explique Jean-Philippe Rigaud, qui a lancé la mission Diepkloof en 1997. Ces gravures sont les plus anciennes manifestations connues pouvant être associées à une préoccupation d'ordre symbolique et non fonctionnelle". Pour cet ancien conservateur de la grotte de Lascaux (1972-1992), les signes trouvés à Diepkloof et en France pourraient avoir été destinés à la transmission d'un message comme à l'enregistrement de données : marques de propriétés, de lieu... "Mais même s'il s'agissait d'idéogrammes, indique-t-il, on ne dispose pas d'arguments assez solides pour affirmer qu'il s'agit d'une forme primitive d'écriture. Il faudrait par exemple pouvoir repérer la répétition de signes dans des ordres différents".
La base de données de Genevieve von Petzinger devrait favoriser ce repérage. Elle servira aussi à rechercher des éléments de structure assimilables à une grammaire ou à une syntaxe qui caractérisent toutes les écritures, y compris celles apparues en Mésopotamie et en Égypte dès le quatrième millénaire avant notre ère. La scientifique souhaite élargir sa base de données à l'Espagne et à l'Italie et examiner l'association des signes géométriques aux représentations figuratives. Parviendra-t-on un jour à déchiffrer ces notiltions parvenues du fond des âges ? Nos ancêtres du Paléolithique étaient des hommes de la parole. Comment n'auraient-ils pas été tentés de l'inscrire quelque part... Et nous, à des milliers d'années de distance, de rêver pouvoir les lire.

M.M. - SCIENCE & VIE > Juin > 2010

"L'HOMME DES CAVERNES" VIVAIENT À CIEL OUVERT
L'image est familière : un groupe d'hommes et de femmes hirsutes est installé dans une grotte autour d'un feu, partageant de la viande ou taillant des silex, pendant que l'un d'eux couvre les parois de représentations de mammouths ou de taureaux... Familière, certes, mais trompeuse.
Au Paléolithique (de 3 millions d'années à 12.000 ans avant J.-C.), "l'homme des cavernes", qu'il soit néandertalien ou Sapiens archaïque, n'a en effet jamais vraiment vécu à l'abri des entrailles de la terre. "Cette idée reçue est née du fait qu'à la fin du XIXè siècle, et pendant plusieurs dizaines d'années, les seuls habitats paléolithiques découverts lors de fouilles étaient dans des cavernes...", explique Bertrand Roussel, directeur des collections du musée de Paléontologie humaine de Terra Amata, à Nice. Pour cause : "Il est plus facile de retrouver des vestiges dans des grottes, dont on savait déjà qu'elles étaient susceptibles d'en contenir, qu'en pleine nature sans indice pour les repérer. Et si vestiges il y a, ils se conservent mieux dans l'espace protégé des cavernes qu'à l'extérieur, exposés aux intempéries, ajoute le préhistorien. Cet amalgame a créé la vision décalée de 'l'homme des cavernes". "Il y avait pourtant de quoi se méfier : en effet, les restes se situaient au seuil des cavernes et non dans leurs profondeurs sombres, humides et largement fréquentées par les ours. Et surtout, il y a eu des hommes "des cavernes" vivant dans des régions... qui en étaient totalement dépourvues ! Depuis les travaux publics d'aménagement du territoire des années 1970, les découvertes de campements préhistoriques extérieurs ont été multipliées : "Avec les percements des autoroutes et des voies ferrées se révélait enfin 'l'homme de plein air' du Paléolithique", s'enthousiasme Bertrand Roussel. Loin de se cantonner aux grottes, nos lointains ancêtres ont ainsi régulièrement dressé à des endroits stratégiques de leur territoire des huttes, des abris coupe-vent, des tentes, etc. Ils exploitaient pour cela ce que leur environnement mettait à leur disposition : peaux de bêtes, bois, os, pierre. Pour reconstituer cette image inédite, les paléontologues analysent les différences de composition indiquant la présence de trous (où venaient se ficher des poteaux), la disposition non homogène de détritus (os, silex) trahissant la présence de parois disparues, etc. Des traces certes ténues mais qui leur permettent de retrouver les formes des anciennes cabanes et leur organisation. À Terra Amata par exemple, site préhistorique datant de 400.000 ans, le feu était installé au centre d'un habitat en forme de haricot.

E.R. - SCIENCE & VIE > Août > 2010

Nous aurions Bâti des Temples Avant les Villes

La chronologie habituelle du Néolithique, entre, le Xè et le IVème millénaire av. J.-C., fait apparaûtre les villages, puis les villes, avec leur société complexe, leurs cultes... Or, de récentes fouilles indiquent une antériorité de ces derniers !

Révolution... Le mot évoque des changements drastiques et l'humanité en a connu plusieurs. Mais aucune n'aurait pu avoir lieu sans la première d'entre elles, celle par laquelle notre civilisation même est née : la révolution néolithique, initiée 11.000 ans av. J.-C.. Jamais notre espèce, vieille pourtant de 200.000 ans, n'avait vécu tel bouleversement et, depuis, elle n'en a plus connu de pareille ampleur. Car c'est le mode d'existence de l'humanité qu'elle impliqua. Nos ancêtres abandonnèrent leur vie nomade pour se sédentariser dans de petits villages qui allaient devenir de grandes villes des millénaires plus tard ; chasseurs cueilleurs, ils développèrent l'agriculture et l'élevage ; issus de groupes plutôt égalitaires, ils acceptèrent une société pyramidale ; ils oublièrent le culte de leurs ancêtres pour celui des dieux...
Et cette révolution, à l'origine de nos sociétés modernes, nous est aussi la plus mystérieuse. Parce qu'elle marque la fin d'un monde qui nous est étranger, qu'elle s'est déroulée il y a des milliers d'années et que nous n'en avons aucune trace ecrite : l'invention de l'écriture vers 3500 av. J.-C. allait marquer sa fin. Et pourtant, peu à peu, les archéologues la font resurgir : certains sites, tels ceux de Gübekli Tepe (Turquie, Xè millénaire av. J.-C) ou Dja'de (Syrie, 9300 av. J.-C), réinventent aujourd'hui l'image que l'on se faisait des hommes du Néolithique : on les voyait grossiers, ils étaient en fait déjà "civilisés". Une vision nouvelle qu'appuient les quinze dernières années de fouilles dans le Croissant fertile.

UNE MATURITÉ PRÉCOCE

Des fouilles qui contribuent à lever le voile sur les origines de cette révolution... Deux types de facteurs sont avancés par les spécialistes pour l'expliquer : certains physiques (réchauffement du climat le rendant plus hospitalier, etc.), d'autres propres à l'homme (culturels, etc.). Alors que les explications climatiques reprennent de la vigueur, certaines révélations de l'archéologie témoignent d'une maturité précoce de notre espèce : signe qu'elle n'aurait pas eu besoin de facteurs déclenchant extérieurs pour lancer sa révolution fondatrice. On a longtemps vu la néolithisation comme une complexification de la société, allant de pair avec celle des idées : les réalisations les plus brillantes, les comportements les plus sensibles ne pouvant arriver à maturité qu'à sa fin, vers - 4500 avec l'éclosion des villes. Or, les fouilles d'Eric Coqueugniot (Maison de l'Orient et de la Méditerranée, CNRS-université de Lyon) sur le village de Dja'de (Syrie) vieux de 11.000 ans racontent une tout autre histoire : "Dja'de est le seul site à couvrir entièrement tout le Xè millénaire et sa richesse a remis en question la hiérarchisation des changements culturels". Son exceptionnel édifice communautaire en est le clou. D'autres maisons communes sont connues mais "celle-ci est pour l'instant une découverte unique : on y a retrouvé les plus anciennes traces de peintures au monde faites sur un mur dressé de la main de l'homme", dévoile l'archéologue. La première peinture fut découverte en 2006 ; de nouveaux pans de murs sont dégagés chaque année de leur gangue de terre et révèlent des décors différents : des motifs géométriques rouge, noir et blanc, des frises, etc. Alors qu'ils étaient encore semi-nomades, les habitants de Dja'de faisaient donc preuve d'une organisation, de techniques et d'un sens artistique qu'on n'imaginait pas à l'aube du Néolithique, 5000 ans avant les premières villes. En clair, l'homme aurait été capable de réalisations complexes plus tôt que prévu...

Des réalisations de 11.000 ans défient l'histoire (->).
Alors que la religion est sensée être née dans les villes, à Gûbekli Tepe les hommes ont organisé un lieu de culte unique alors même qu'ils étaient encore nomades. À Tell Aswad, cinq crânes "surmodelés", dont les visages ont été reconstitués à l'aide de terre et de chaux puis peints, démontrent la sophistication des pratiques funéraires. À Dja'de, pour la première fois, les hommes peignent de motifs colorés les murs d'une de leurs constructions communes.

LES CROYANCES COMME MOTEUR

À Tell Aswad (Syrie), une autre équipe française mettait au jour fin 2006, cinq crânes humains "surmodelés" d'une finesse inouïe pour leurs 11.500 ans ! Ce qui témoigne de la sophistication des pratiques funéraires locales.
Et que dire du site de Gobekli Tepe ? Située sur une colline dominant la vallée d'Urfa, en Turquie, la "montagne du Nombril" déconcerte les archéologues et fascine le professeur Klaus Schmidt, de l'Institut allemand d'archéologie, qui l'a redécouverte et la fouille depuis 1995. S'y dressent plusieurs enceintes de pierre dont les premières ont été érigées il y a plus de 11.500 ans ; dans l'espace ovoïde qu'elles délimitent, se dressent des piliers de 2 à 5 m de haut et frôlant les 10 tonnes, couverts de délicats bas-reliefs représentant des animaux sauvages : lions, serpents, vautours, renards, etc. Et régulièrement, pendant plus de 1500 ans, un enclos fut recouvert de terre et un nouveau créé au prix d'énormes efforts. La métallurgie n'existant pas encore, chaque pilier exigeait des mois de travail. Puis il était traûné sur des centaines de mètres vers ce lieu insolite... où personne ne vivait ! Il n'y a pas d'eau, pas de restes de feu attestant de la présence d'un campement. En revanche, des restes de banquets épisodiques ont curieusement été trouvés. Comment expliquer ce paradoxe ? Le professeur Schmidt, qui vient d'achever le dégagement d'une quatrième enceinte, a son idée : "Gobekli fut un temple, peut-être le premier !" Ses bâtisseurs se seraient retrouvés ici périodiquement pour rendre un culte et le partager. Ce qui tend à montrer que "le besoin de croire fut à l'origine de la néolithisation... pas à sa conclusion". Selon l'archéologue, ce besoin aurait poussé ces hommes à l'aube du Néolithique à unir ainsi leurs forces, à maûtriser leur environnement pour en tirer les ressources (en pierres, alimentaires, etc.) dont ils avaient besoin pour élever leurs temples. On les avait crus frustes, la finesse de leurs esprits n'avait pas grandchose à envier à la nôtre ; on voyait les croyances comme un effet secondaire de sociétés devenues complexes après des siècles de maturation dans les villes, voici qu'elles semblent être un moteur de leur apparition ! Une hypothèse audacieuse qui ne fait pas l'unanimité ! Mais ce serait une cause bien inattendue pour une révolution qu'on a longtemps dit économique.

E.R. - SCIENCE & VIE > Juin > 2010
 

   
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