Ce que la Science sait de la Mort

S'il est un phénomène qui défie la science, c'est bien la mort : pour en percer l'insondable mystère, les chercheurs n'ont d'autre choix que de l'étudier sous l'angle de... la vie. Celle de l'individu confronté au "dernier instant", celle des cellules lorsqu'elles se détruisent ou encore celle des espèces, puisqu'elles se perpétuent. Alors se dessinent d'étonnantes réponses aux questions les plus essentielles que chacun peut se poser.

Comment ? Une logique Cellulaire inscrite dès la Naissance

C'est la destruction des cellules d'organes vitaux qui peut entraîner la mort. Mais comment meurent ces cellules ? Par divers processus "programmés", répond la biologie.

"Un quart d'heure avant sa mort, il était encore en vie". Ce célèbre vers de Bernard de La Monnoye, à propos du capitaine de La Palisse, pose finalement la question de savoir ce qui se passe lors de ce fameux "quart d'heure". Car peu importe qu'il survienne après un accident, au terme d'une maladie ou à la fin d'une vie, il est ce moment où l'organisme passe de vie à trépas. C'est-à-dire lorsque le cour ou les poumons ou le cerveau cessent tout à coup d'assurer leur fonction vitale.

UN ÉQUILIBRE PERMANENT

Pourquoi ? Que se passe-t-il pendant ce fatal "quart d'heure" ? Si la science se pose la question depuis longtemps, elle a levé une grande part du voile après que Théodor Schwann a découvert en 1839 que nos organismes sont constitués de microscopiques éléments : les cellules. Des dizaines de milliers de milliards. De fait, l'arrêt des fonctions vitales de l'organisme est lié à la destruction d'un nombre suffisant de cellules au sein d'organes "stratégiques". Comment meurent ces cellules ? Les scientifiques sont encore loin d'avoir épuisé le sujet, mais ils l'ont déjà bien débroussaillé. Car ils ont identifié les principaux processus qui conduisent à la mort des cellules, que ce soit l'apoptose, la nécrose, le raccourcissement des télomères. Quant au rôle que joue le vieillissement dans cette hécatombe, il commence lui aussi à se laisser entrevoir.
Une chose est sûre, la science n'a aujourd'hui aucun doute sur le moment où l'individu devient mortel : cela se produit dès sa conception. Car la mort est inscrite sous forme de gènes dans toutes les cellules dès l'instant où elles sont issues de l'ouf fécondé. Toutes portent donc en elles les armes de leur propre anéantissement. Et la plus fascinante d'entre elles est à double tranchant. D'un côté, elle conduit à la mort prématurée de l'organisme ; mais de l'autre, elle est indispensable à son développement ! Un phénomène tellement paradoxal que lorsque l'Allemand Walter Flemming l'observa au microscope pour la première fois en 1885, sa découverte n'eut aucun retentissement. Jusqu'à ce qu'il soit redécouvert dans les années 70 et, finalement, élucidé il y a une vingtaine d'années grâce aux travaux des généticiens prix Nobel 2002 Sydney Brenner, Robert Horvitz et John Sulston. Ce phénomène, c'est l'apoptose, terme signifiant "chute depuis quelque chose" en grec ancien (apo : depuis; ptosis: chute), appelée aussi suicide cellulaire. Il s'agit d'une mort cellulaire génétiquement régulée (parler de "mort programmée" est abusif car les gènes ne contiennent pas de programme, mais seulement des potentialités). En fait, chaque cellule est en permanence sous la menace de l'apoptose. Car leur survie tient à l'équilibre subtil entre les produits des gènes qui activent sa mise en ouvre et ceux qui inhibent l'expression desdits gènes. Que cet équilibre penche en faveur des activateurs, et la cellule produit alors en son sein les caspases, des enzymes qui exécutent l'autodestruction. Une opération qui ne dure que quelques minutes...

LA FACE CLAIRE ET LA FACE SOMBRE DE L'APOPTOSE

Concrètement, l'apoptose est une mort cellulaire "propre". Lorsqu'elle se déclenche, la cellule passe par des phases d'autodestruction parfaitement stéréotypées : découpage de son ADN, neutralisation de ses enzymes, empaquetage de ces constituants dans des vésicules qui ne provoquent pas de réaction inflammatoire. Mais ce qui la rend si particulière, c'est son côté Janus. Ainsi, l'apoptose est à l'origine de ce que le biologiste de l'Inserm, Jean-Claude Ameisen, appelle la "sculpture du vivant". Par sélection et élimination de cellules, elle donne forme aux organes. Par exemple, alors que l'extrémité du bras du fotus ressemble d'abord à des moufles, c'est par apoptose que les tissus situés entre les doigts disparaissent petit à petit et, dès lors, que la main prend forme. Cette mort cellulaire participe de même à la formation et à la maturation du système nereux central, des éléments du sang et du système immunitaire chez l'embryon et lors de la croissance. C'est elle qui permet le renouvellement des tissus ; elle élimine les cellules indésirables (mal dupliquées, détériorées, excédentaires) - près de cent milliards par jour -, dont la plupart, heureusement, sont remplacées. L'apoptose protège donc l'organisme contre les cellules anormales et les divisions cellulaires anarchiques qui mèneraient au cancer. Voilà pour son côté clair.

LA SÉNESCENCE "RÉPLICATIVE"

Le côté obscur de l'apoptose peut se manifester à n'importe quel moment, quand surviennent des conditions défavorables pour la cellule, comme la présence de substances toxiques ou de radiations, la perturbation des échanges avec ses voisines, l'absence de "molécules de survie" telles que des facteurs de croissance... C'est ainsi que l'apoptose se manifeste dans les maladies neurodégénératives qui conduisent à la mort (Parkinson, Huntington, Alzheimer, sclérose en plaque, etc.). Elle intervient aussi dans la destruction des tissus brusquement privés de nourriture (carburant ou nutriments) par exemple, en cas d'hémorragie importante. Dans le sida, le virus induit émet des signaux qui poussent certaines cellules immunitaires à l'apoptose, laissant la porte ouverte aux infections les plus redoutables. Infections dont les toxines peuvent induire à leur tour l'apoptose d'autres cellules et de multiples dégâts. Bref, dès le premier instant de la vie embryonnaire, chaque cellule est à la merci de ce dispositif ultrasophistiqué d'autodestruction qui peut, à chaque instant, mettre en cause la survie de l'organisme tout entier.
Mais l'apoptose n'est pas le seul processus mortel inscrit dans le génome des cellules dès leur formation ; un second vise, lui, à limiter leur possibilité de proliférer. On doit sa découverte à une expérience effectuée en 1961 par les Américains Leonard Hayflick et Paul Moorhead et qui révéla que des cellules de fotus en culture ne peuvent se diviser qu'un nombre limité de fois : leur multiplication cesse définitivement au bout d'un an environ. Par la suite, d'autres ont montré que cette limite dépend de l'âge de l'individu ; plus les cellules proviennent d'un individu âgé, moins elles se divisent longtemps. Cette sénescence, dite "réplicative" ou "mitotique" (de mitose, nom savant de la division cellulaire), est également liée à la longévité de l'espèce : les cellules fotales humaines ont une capacité de réplication supérieure à celles des cellules fotales de souris. Pas de doute, le phénomène est bien inné, génétiquement déterminé.
Comment survient-il ? Par le raccourcissement physique, à chaque division cellulaire, des struchues d'ADN qui coiffent les extrémités des chromosomes, les télomères, découverts à la fin des années 30 par les futurs prix Nobel Barbara McClintock et Hermann Muller. Faut-il voir là une horloge moléculaire qui permettrait de prédire la longévité des individus ou, à tout le moins, celle de leurs cellules ? Impossible, car une enzyme, la télomérase, est chargée de limiter la casse en synthétisant des séquences d'ADN de remplacement. Or, sa production varie au cours de la vie d'une cellule, comme au sein de sa descendance.

MAIS QU'EN EST-IL DE LA MORT "NATURELLE" ?

Oui, mais sa production est quasi inexistante dans les cellules adultes. Passé un certain seuil, les chromosomes deviennent instables dans le noyau des cellules, qui perdent alors leur capacité à se diviser : elles sont désormais entrées dans la phase aiguë de la "sénescence réplicative", à ne pas confondre avec la sénescence métabolique, une forme de vieillissement due à l'activité normale des cellules.
Qu'en est-il de la mort "naturelle", celle qui ne serait due qu'au vieillissement ? Peut-on dire de feu Jeanne Calment - disparue à l'âge vénérable de 122 ans - qu'elle est morte de vieillesse ? L'affaire est plus compliquée qu'il y paraît. À tel point que la littérature scientifique n'a toujours pas donné une explication claire reliant sénescence cellulaire et mort d'un individu. Un domaine qui, étrangement, mobilise d'ailleurs fort peu d'efforts de recherche... Reste que Jeanne Clament et tous les vieillards en bonne santé qui peuplent la planète finissent par mourir de quelque chose. Ici, seule certitude : à ces âges-là, la capacité de leurs cellules à se répliquer est extrêmement réduite et cette sénescence réplicative expose leurs cellules à tous les aléas. Notamment, ceux qu'entraîne leur propre fonctionnement.

LE RÔLE DES RADICAUX LIBRES

Actuellement, de nombreuses théories tentent de rendre compte des transformations qui se jouent alors. Elles impliquent des mutations de l'ADN allant éteindre ou modifier l'information génétique, des déformations et des modifications chimiques des protéines cessant de remplir leur rôle, des changements de composition et de fonctionnement des membranes et des compartiments cellulaires, etc.
Là encore, les cellules portent en elles les principales responsables de cette inexorable usure. Ce sont les mitochondries, de petites structures chargées de transformer la nourriture de la cellule apportée par le sang (le glucose) en ATP, une molécule énergétique directement utilisable par la cellule. Cette réaction se fait en présence d'oxygène et génère des éléments particulièrement agressifs pour les molécules biologiques, les fameux radicaux libres. Certes, les cellules possèdent les outils nécessaires pour les neutraliser ; mais ceux-ci perdent leur efficacité au fil du temps, eux-mêmes étant dégradés par les radicaux libres. D'autant plus que les mitochondries n'en sont pas la seule source. Les réactions immunitaires en produisent, ainsi qu'un grand nombre de facteurs environnementaux, fumée de tabac, pollution, rayonnements, etc. Qu'ils s'attaquent à la membrane cellulaire, à celles des mitochondries elles-mêmes, à l'ADN qu'elles contiennent ou à celui du noyau, voire aux protéines que produit la cellule, les radicaux libres ne cessent de précipiter le vieillissement. Jusqu'à entraîner, toujours avec la complicité des mitochondries, la mort des cellules, au risque d'entraîner la défaillance d'un organe vital.
Cette mort cellulaire peut alors prendre la forme de l'apoptose ou encore de l'autophagie, une seconde mort programmée qui peut se déclencher lorsque l'apoptose ne peut se faire par exemple lorsqu'un gène des caspases est altéré. Elle peut aussi se manifester par un mode de destruction beaucoup moins sophistiqué que les précédents, mais tout aussi radical : la nécrose (du grec ancien nectos, mort). Pour se faire une idée de la chose, il suffit de se pencher par-dessus l'épaule des anatomo-pathologistes lorsqu'ils examinent des organes prélevés post mortem : ils y découvrent des "paysages rayés de la carte", des zones entièrement détruites dont les cellules "explosées" ont libéré leur contenu en provoquant des dommages inflammatoires sur le tissu environnant. Rien à voir avec la "mort propre" de l'apoptose...

QUEL AVANTAGE ÉVOLUTIF Y AURAIT-IL À MOURIR ?

Pour autant, le ballet moléculaire fatal caractéristique de la nécrose n'en est pas moins parfaitement réglé et, une fois déclenché, irréversible : le taux de calcium augmente dans la cellule et active des protéines, les calpaïnes, qui déstructurent le cytosquelette (l'armature donnant leur forme aux cellules) et perforent la membrane de "sacs à enzymes", les lysosomes. Lesquels libèrent alors dans le corps de la cellule des "enzymes tueuses", les cathepsines, qui dégradent les protéines et les autres composants intracellulaires. Au final, la membrane des cellules est atteinte, puis cède et laisse son contenu se répandre, provoquant une réaction inflammatoire qui étend les dégâts alentour. Si la nécrose est grandement favorisée par le vieillissement cellulaire, elle est aussi déclenchée par toutes les agressions qui soumettent les organes à des épisodes de stress violents - rareté ou absence d'oxygène, de glucose ou d'autres nutriments, présence de substances toxiques, élévation soudaine de la température, tension mécanique brutale, facteurs inflammatoires. Pour peu que la nécrose survienne en masse dans des tissus qui assurent une fonction vitale (cour, cerveau, poumons), la mort devient imminente.
Apoptose, autophagie, nécrose, telles sont les trois façons de mourir des cellules, toutes trois étant favorisées par le vieillissement réplicatif et métabolique. Or, malgré les composants génétiques de mieux en mieux connus qui président à leur déroulement, on peut jamais prédire à partir de quel seuil l'ensemble de ces phénomènes complexes devient fatal. Reste une question : comment se fait-il que la sélection naturelle ait retenu des processus qui finissent par se retourner contre les organismes ? On comprend bien que l'apoptose ait un intérêt, puisqu'elle participe à la construction de l'organisme et à son développement. Mais quel avantage y aurait-il à mourir ? À cet autre aspect de la mort, la science apporte aujourd'hui une réponse inattendue. (voir article "Pourquoi ?")

J.-J.P. et Ph.C. - SCIENCE & VIE > Aout > 2006
 

   
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