Monde ANIMAL - Eucaryotes - Vertébrés, Tetrapoda, Mammalia
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Haplorrhini (147 es), Simiiformes (136 es), Hominidés (4 genres, 8 es), Pan (2 es) |
Champion du Monde de Mémoire (Pan troglodytes) |
Ces Singes à la Mémoire sans faille |



J.F. - SCIENCES ET AVENIR N°856 > Juin > 2018 |
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Ayumu : Champion du Monde de Memory |
Au Japon, un chimpanzé sait reproduire de mémoire des suites numériques a peine entraperçues. Entraînés, ses congénères feraient aussi bien... quand l'homme, lui, en est incapable ! De quoi bousculer nos certitudes sur la pretendue superiorité des capacités cognitive des humains.
ENJEUX : Les grands singes sont nos plus proches parents vivants. Etudier leurs facultés cognitives (comme la mémoire), c'est donc en apprendre plus sur nos propres capacités - celles que nous avons acquises, mais aussi celles que nous avons perdues au cours de l'évolution.
Dans un vacarme assourdissant, le chimpanzé compte. Accroupi face à un écran tactile, Ayumu réalise des
suites numériques allant de 1 à 19. Les chiffres apparaissent brièvement dans le désordre, puis sont masqués par des carrés blancs. L'animal doit alors reconstituer la série de mémoire. Son père Akita cogne et crie avec violence derrière la paroi transparente qui sépare les chimpanzés des scientifiques ; la présence d'étrangers dans la salle l'a mis dans une colère noire. Ayumu, imperturbable, aligne les succès avec une désarmante facilité. Le prodige se renouvelle chaque jour à l'Institut de recherche sur les primates de l'université de Kyoto (Kupri), au Japon. Sur l'écran, des chiffres apparaissent puis disparaissent avant même que l'oil humain n'ait le temps de tous les apercevoir. Ayumu, lui, les mémorise et parvient à les classer à l'aveugle par ordre croissant.
Mieux : il s'interrompt parfois, regarde distraitement ailleurs, puis se concentre à nouveau et achève un sans-faute. "N'essayez pas, vous êtes incapable d'en faire autant", souffle Tetsuro Matsuzawa à l'oreille du visiteur éberlué. Et le primatologue sait de quoi il parle : ses étudiants ont défié l'animal à ce Memory numérique. Ils ont tous été battus à plate couture. La découverte bouscule nos certitudes. Ayumu, comme ses congénères de l'espèce Pan troglodytes, a une mémoire immédiate exceptionnelle, largement supérieure à la nôtre ! Le chimpanzé, dont les facultés cognitives ont toujours été minorées, voire purement et simplement niées, se révèle dans certaines situations plus doué qu'Homo sapiens. L'homme dégringole de son piédestal. Considéré comme "l'un des experts les plus influents sur la cognition des primates", par le célèbre primatologue Frans de Waal, Tetsurn Matsuzawa en est cenvaincu : les performances d'Ayumu en disent long sur notre propre intelligence. Le scientifique observe les chimpanzés depuis près de 40 ans. Pour lui, nos cousins primates, avec qui nous partageons un ancêtre vieux de quelque 6 millions d'années, sont le miroir de nos propres facultés cognitives : "Les chimpanzés étant nos plus proches parents vivants, leur cerveau est étroitement lié au nôtre. Nous compurer a eux, c'est une façon unique de mettre en lumière les origines de la nature humaine".

UNE COMPLICITÉ FRUCTUEUSE
Au Kupri d'Inuyama, près ds Nagoya, le rituel est bien rodé. Deux sessions d'exercices le matin, deux l'après-midi, par paires de chimpanzés. Des 9 heures, la pièce équipée de deux box vitrés est éclairée. Les fruits sont découpés en menus morceaux. Tetsuro Matsuzawa et ses 3 assistantes attendent : "Tout dépend de la bonne volonté des chimpanzés. Nous n'avans aucun moyen de les faire venir s'ils n'en ont pas envie". La pièce vide résonne des cris des 14 grands singes qui s'ébattent derrière la cloison, dans leur espace haut de 15 mètres avec vue sur la ville. Au bout d'une heure, Aï apparait. Seule. Ayumu n'est pas porté sur les maths aujourd'hui, une femelle est en chaleur.
"Touch", lance le scientifique, qui s'adresse aux primates en anglais afin qu'ils puissent distinguer ses ordres des discussions entre chercheurs. Aï frappe l'écran, les exercises commencent et s'enchainent. À chaque bonne réponse, un petit balai pousse un morceau de fruit qui dégringole dans les tuyaux et atterrit dans la paume du grand singe. Au bout d'un moment, Aï s'assoit dans un coin. Ça ne l'amuse plus, fin de la partie.
Tetsuro Matsuzawa entre alors dans la cage en poussant de puissants cris. "Je parle comme eux, j'essaie d'être un chimpanzé pour mieux les comprendre", dit l'homme qui se laisse examiner la nuque et l'arrière des oreilles, déboutonner la chemise. Quand d'autres scientifiques prônent la distance pour ne pas troubler l'animal, une telle intimité apparaît surprenante. Serait-ce une des clés du succès de ce projet ? Entre Aï et le primatologue, tout a commencé en 1977 par un coup de foudre. Philosophe de formation, Tetsuro Matsuzawa est alors un charcheur de 27 ans qui n'a travaillé que sur la vision humaine et le cerveau des rats. Lorsqu'on lui confie Aï ("amour" en japonais), âgé d'un an, il n'a jamais croisé de chimpanzé et doit tout inventer : il ne dispose pas d'étude sur laquelle s'appuyer ; il n'a ni collègue ni prédécesseur. "Il n'y avait qu'elle et moi", sourit le scientifique qui est anjourd'hui à la tête de l'unique centre de recherche en primatologie de l'archipel, fort d'une quarantaine de professeurs. "J'étais stupéfait, se souvient-il. Quand j'ai regardé dans ses yeux, elle a regardé dans les miens. Cela ne m'était jamais arrivé avec d'autres animaux, même des singes". Le "couple" ne se séparera plus.
SAVOIR "COMMENT LES CHIMPANZÉS PENSENT"
À l'époque, on ne sait pas grand-chose sur les grands singes. L'hypothèse mécaniste formulée par le philosophe René Descartes au XVIIe siècle, selon laquelle les animaux sont dépourvus d'âme, de pensée et de langage, a laissé des traces dans les esprits. Dans les années 1970, Jane Goodall étudie les chimpanzés de Tanzanie, Dian Fossey les gorilles du Rwanda. En montrant que les grands singes utilisent des outils et entretiennent des relations sociales complexes, les deux éthologues font vaciller ces idées reçues.
Tetsuro Matsuzawa échappe à cette pensée dualiste. La culture bouddhiste accorde une âme à tout être vivant et ne fixe aucune barrière philosophique infranchissable entre les humains et les autres primates. Le scientifique japonais veut d'emblée comprendre "comment les chimpanzés voient, comment ils pensent". Pour cela, il met au point une série d'exercices autour de l'apprentissage des couleurs, des chiffres et des symboles. Et à l'aube des années 2000, il révèle dans la revue Nature qu'Aï mémorise des suites "aussi bien que l'homme".
Au même moment, des généticiens découvrent que 99 % des 3 milliards de paires de bases (les "lettres" de l'ADN) qui forment notre génome sont identiques à celle du chimpanzé. Le primatologue étudie également les chimpanzés en liberté dans leur milieu naturel. Dans les forêts de Bossou, en Guinée, il remarque un mode unique d'apprentissage social. Lorsqu'un petit veut casser des noisettes avec des pierres, sa mère ne lui donne pas d'instructions. Elle ne le corrige pas, ne l'encourage pas. Le jeune se montre néanmoins très motivé pour imiter le comportement de sa mère, auprès de laquelle il vit pendant plusieurs années. Tetsuro Matsuzawa réalise ainsi que les tests cognitifs sont souvent biaisés : alors que les enfants y participent assis sur les genoux de leur mère, les jeunes chimpanzés, en plus d'être dans un environnement qui leur est étranger, sont séparés de la leur. Il a alors l'idée de faire travailler 3 femelles chimpanzés en compagnie de leur progéniture, née en 2000. Aï viendra désormais devant l'écran avec son fils Ayumu dans les bras. L'enjeu est de taille : entre la naissance et l'âge adulte, la taille du cerveau est multipliée "par 3,26 chez l'homme, 3,20 chez le chimpanzé", précise Tetsuro Matsuzawa. La période postnatale est donc une phase clé de l'apprentissage par l'expérience et de la formation des capacités cognitives.
Pendant 4 ans, à Inuyama, les 3 "bébés du millénaire" se sont contentés d'observer leur mère. Puis ils ont tapoté l'écran et se sont progressivement mis à faire des exercises. Surprise : ils se sont très vite révélés meilleurs que leur génitrice. Mieux, ils surpassent l'humain ! Entre l'homme et le chimpanzé, plus les chiffres apparaissent brièvement sur l'écran, plus l'écart se creuse. C'est ce que montre une étude publiée en 2007. Quand la suite de 1 à 9 ne restait visible à l'écran que 210 millisecondes, soit pratiquement le temps d'un battement de paupière, Ayumu réussissait 80 % des tests, contre moins de 40 % pour l'homme. La différence d'entrainement - plusieurs années pour le chimpanzé contre 6 mois pour ses adversaires - ne permettrait pas d'expliquer la différence. "La pratique ne change rien, insiste Tetsuro Matsuzawa. En tout cas, elle n'améliore pas les résultats : les performances des chimpanzés sont bonnes dès le départ, puis se détériorent progressivement ; et j'ai un étudiant qui s'entraîne depuis plusieurs mois, mais sans observer d'amélioration pour autant".
UNE CAPACITÉ PERDUE
Les jeunes enfants tendent à être dotés de cette mémoire photographique, qui disparaît au profit de l'organisation de la pensée. "Le volume de notre cerveau est limité. Pour ajouter quelque chose, il faut enlever autre chose, souligne le chercheur. Nous avons sans doute perdu cette mémoire photographique exceptionnelle, mais nous avons gagné le langage, qui permet de collaborer les uns avec les autres, de partager les bénéfices. La pression évolutive a marqué notre cerveau".
Cette marque singulière de l'évolution sur nos cerveaux, le primatologue cherche à la mettre en évidence dans tous les domaines de la cognition. Ainsi, Ayumu et ses congénères ne sont pas seulement invités à compter : on leur enseigne également la musique, les couleurs, certains symboles, etc. Ces travaux ont permis au chercheur de formuler "l'hypothèse du cerveau social", une théorie détaillant nos capacités respectives et les transformations progressives de notre cerveau. "Les chimpanzés excellent à capturer rapidement des images dans leur ensembie. Ils semblent se concentrer sur les objets saillants, en négligeant le contexte social, détaille-t-il. À l'inverse, les humains vont plutôt chercher à comprendre le sens de ce qu'ils voient ; ils reconnaissent toujours les choses dans leur contexte social". L'une des études du Kupri illustre parfaitement cette hypothèse. De jeunes enfants et de jeunes chimpanzés ont été placés devant un film qui montrait une femme versant l'eau d'une bouteille dans un verre. Une caméra a suivi leur regard durant l'action : les chimpanzés observant la bouteille et le verre mais manifestent peu d'intérêt pour la femme, tandis que le regard des nourrissons se déplace plusieurs fois entre le visage de la femme, la bouteille et le verre. La conclusion serait-elle la même si la femme sur l'écran était une femelle chimpanzé ? Nous n'avons pas tenté l'expérience avec un grand singe tenant une bouteille, ce qui ne serait pas simple, s'amuse Tetsuro Matsuzawa. Mais d'après ma longue expérience, je peux vous dire qu'il est très difficile de garder un contact oculaire avec un chimpanzé.
Pour valider sa théorie et mieux sonder "notre esprit structuré par notre environmement social", le primatologue s'efforce de privilégier le bien-être et le bon vouloir de ses protégés. Actuellement, dans le laboratoire, une nouvelle salle permet aux chimpanzés de travailler tout en restant avec les leurs, au plus près de leur espace de vie habituel : c'est le "Skylab". Ayumu, qui boudait les salles isolées le matin même, accepte d'ailleurs de s'y exercer, tandis qu'Akira continue de tempêter à ses côtés.
PRÉPARER LA RELÈVE
Toutefois, les performances d'Ayumu déclinent. "Les jeunes sont meilleurs vers l'âge de 7 ou 8 ans, puis ils perdent leurs capacités intellectuelles, souligne le scientifique. Ayumu vient d'avoir 14 ans, ce qui correspond à une vingtaine d'années chez l'homme. L'équipe se concentre désormais sur la relève et tente d'amener le singe à se reproduire. À 63 ans, Tetsuro Matsuzawa prépare aussi sa propre relève en formant les générations futures. "En Occident, un projet associe souvent un scientifique et un animal, sans aller plus loin. Ici, nous sommes une famille, comme au kabuki (théatre traditionnel japonais) : les acteurs se succèdent les uns aux autres, en portant le même nom. Masaki Tomonaga sera mon successeur et le projet Aï continuera", certifie-t-il.
Il annonce déjà la prochaine étape : entrainer 3 générations de chimpanzés en même temps - Aï, Ayumu et son futur petit. Quelle influence la grand-mère aura-t-elle sur l'apprentissage du plus jeune ? Ce dernier sera-t-il encore meilleur qu'Ayumu, apportant la preuve d'une accumulation culturelle au fil des générations chez les grands singes ? Patiemment, Tetsuro Matsuzawa tente de reconstruire en laboratoire l'univers dans lequel s'épanouissent naturellement les fonctions cognitives du chimpanzé. Qui sait quelle prouesse il parviendra ainsi à surprendre encore.
LEUR MÉMOIRE A LONG TERME EST AUSSI IMPRESSIONNANTE
Les grands singes aussi ont leur "madeleine de Proust". Autrement dit, des souvenirs qui resurgissent soudain, dans certaines circonstances. C'est ce qu'ont démontré 3 chercheurs de l'université d'Aarhus (Danemark) et de l'Institut Max-Planck à Leipzig (Allemagne). Tout a commencé en 2009, dans le zoo de Leipzig. Huit chimpanzés et trois orangs-outans devaient, pour attraper un morceau de banane hors de leur portée, se servir d'une longue baguette. En 2012, confrontés au même exercice, 10 des 11 animaux se sont précipités vers la boite ou était cachée la baguette : ils se souvenaient de l'exercice effectué 3 ans plus tôt ! Ce type de mémoire à long terme était jusqu'ici jugé propre aux êtres humains. |
R.B. - SCIENCE & VIE N°1161 > Juin > 2014 |
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