Les Animaux Mangeurs de Lumière

Transformer leur lumière en nourriture : des vertébrés aussi en sont capables… En hébergeant une algue dans leurs cellules ! Cette géniale endosymbiose, découverte chez une salamandre, a été recréée en laboratoire sur un poisson. Un exploit qui ouvre d'inédits horizons.

Et si nous savions changer la lumière en nourriture ? Ce serait, sur notre planète ensoleillée, l'assurance de repas gratuits, à volonté et pour tout le monde. Fini la déforestation, les cultures intensives, la surpêche, ces incessantes pressions que nous faisons subir à notre environnement pour assurer notre subsistance. Eradiquées les famines, la malnutrition. Une grosse faim, un petit creux ? Nous n'aurions qu'à nous prélasser au soleil pour faire bombance, sans nous priver d'exciter nos papilles de temps en temps avec de délicieux mets.
Ce miracle, les végétaux le réalisent quotidiennement. Grâce à la photosynthèse, ils convertissent l'énergie lumineuse en matière organique, en utilisant le dioxyde de carbone de l'air, de l'eau et des sels minéraux puisés dans le sol. Nul besoin de s'alimenter lorsqu'on est une plante ! Les cellules riches en chlorophylle, ce pigment vert qui capte les rayons du soleil, fabriquent tout ce dont l'organisme a besoin. Alors, pourquoi pas nous ? Si l'idée relève encore à ce jour de la science-fiction, à l'image de ces néohumains photosynthétiques imaginés par Michel Houellebecq dans son roman La possibilité d'une île, voilà que, déclinée à l'échelle des animaux, elle fait ses premiers pas en laboratoire !
Poissons photosynthériquesPoissons photosynthériquesCoup sur coup, deux annonces scientifiques viennent en effet de donner chair à cette chimère saugrenue. Il y a d'abord la découverte du premier vertébré naturellement photosynthétique : une salamandre dont les embryons vivent en symbiose avec une algue. Et, en parallèle, une prouesse expérimentale inédite et plutôt vertigineuse : l'introduction avec succès de la photosynthèse dans des cellules d'embryon de poisson ! Le rêve d'animaux-plantes ne serait-il donc pas purement fictif ? Va-t-on bientôt nourrir nos élevages en appuyant sur l'interrupteur qui commande la lumière ? Vaches, poules, cochons "solaires" pourraientils débarquer demain dans nos fermes ? Cela mérite quelques explications.
Avant toute chose, il faut battre en brèche une idée reçue : la photosynthèse n'est pas le propre des végétaux. Quantité d'animaux sont capables d'en tirer plus ou moins profit (encadré ci-dessous) : coraux, méduses, vers plats, anémones, éponges ou encore limaces de mer ! Néanmoins, au milieu de cet étonnant bouquet de "plantanimaux", on n'avait jamais recensé de vertébrés. Jusqu'à ce que l'équipe de Ryan Kerney, de l'université Dalhousie, à Halifax, au Canada, se penche sur la salamandre maculée...

CassiopeaJUSQU'ICI LES ANIMAUX-PLANTES ÉTAIENT TOUT SAUF DES VERTÉBRÉS
Pour tirer profit de la photosynthèse, nombre d'animaux s'associe avec des micros algues (comme les zooxanthelles) ou des bactéries photosynthétiques. Ils les hébergent dans leurs cellules, leur offrant un abri stable et protéger, et se nourrissent en retour des molécules organiques que leurs hôtes produisent grâce à la lumière.

CassiopeaC'est le cas, bien sûr, de tous les coraux tropicaux. Mais pas seulement. Sont également concernées certaines anémones, que des zooxanthelles colorent en émeraude comme Anemonia viridis ; l'éponge pierre Petrosia ficiformis ; Symsagittifera roscoffensis (<-), un petit ver plat dépourvu de cavités digestives, qui est incapable de survivre sans l'aide de l'algue Tetraselmis convolutae qui abrite dans ses tissus ; ou encore des méduses telles que Cassiopea, qui à l'étonnante particularité de vivre à l'envers, l'ombrelle clouée au sol et les tentacules dirigés vers la surface pour mieux captaient la lumière ! Mais la stratégie la plus radicale et la plus efficace demeure celle de la limace de mer Elysia chlorotica : ce nudibranche de la côte est des États-Unis mange une seule fois son algue favorite Vaucheria litorea et lui vole tout le matériel nécessaire à la photosynthèse. On est alors bien loin de la symbiose : le nudibranche ne s'associe nullement à l'algue, il préfère se substituer à elle et se métamorphoser en... animal-plante.

UNE ALGUE DANS LES CELLULES

Ambystoma maculatus, une espèce d'amphibien endémique d'Amérique du Nord, ne passe pas inaperçu avec son corps gris foncé d'une vingtaine de centimètres, taché de gouttes jaune vif de la tête à la queue. Pourtant, depuis plus d'un siècle, ce sont ses drôles d'oufs vert émeraude qui attirent surtout l'attention. D'où vient leur couleur inhabituelle ? D'une algue unicellulaire qui se déploie sur leur enveloppe ! Une algue baptisée dès 1927 Oophila amblystomatis - Oophila signifiant "qui aime les oufs". Une expérience menée en 1980 a révélé qu'en son absence, les embryons de poisson se développaient moins bien ou moins vite. La nature de la symbiose associant l'algue à l'uradèle fut ainsi dévoilée : Oophila amblystomatis se régale des déchets azotés des embryons, lesquels bénéficient d'un complément d'oxygène produit par l'organisme photosynthétique. Les scientifiques étaient cependant persuadés que l'association n'était que superficielle et cessait avec l'éclosion des oufs. Aussi, quelle ne fut pas leur surprise quand Ryan Kerney et ses collègues ont annoncé qu'elle était beaucoup plus intime... défiant nos certitudes ! Grâce à la technique moderne de la microscopie à fluorescence, qui détecte la présence de chlorophylle dans la cellule, et à l'analyse de séquences d'ADN, ils ont découvert ce qui n'avait jamais été repéré par un microscope traditionnel : l'algue vit à l'intérieur même des cellules des embryons, et ce jusqu'à un stade avancé ! Autrement dit, les deux organismes pourraient vivre en endosymbiose, association intime entre deux organismes vivants dont l'un est contenu par l'autre.
Et c'est ici que les choses deviennent scientifiquement palpitantes : ce processus d'endosymbiose est ni plus ni moins à la source de l'explosion de la vie sur Terre ! Il est même à l'origine des eucaryotes, ces organismes dont les cellules ont un noyau... et donc autant dire de tout le vivant, excepté les bactéries ! Car c'est en "avalant" des bactéries, il y a un ou deux milliards d'années, que les cellules d'organismes plus complexes ont pu intégrer divers organites, comme les mitochondries (qui transforment l'énergie dans chacune de nos cellules), ou les chloroplastes (qui réalisent la photosynthèse pour les végétaux), récupérant ainsi, au terme d'une lente évolution, cette capacité à changer la lumière en nourriture ou la nourriture en énergie qui n'appartenait jusqu'ici qu'à des êtres unicellulaires. Pour autant, l'endosymbiose entre l'algue et notre salamandre était considérée comme improbable. Les vertébrés, les amphibiens, mais aussi les mammifères, les oiseaux et les reptiles se caractérisent par un système immunitaire prompt à éliminer tous matériaux biologiques étrangers. Alors, comment l'algue a-t-elle réussi à s'introduire dans la cellule sans être expulsée par ce gardien réputé pour son efficacité ? Oophila amblystomatis a une astuce : selon Ryan Kerney, elle s'installe durablement dans les cellules d'embryon avant même que le système immunitaire de l'amphibien ne se mette en place ! Des traces d'algues ont en effet été détectées dans le système reproducteur de la salamandre et dans les oufs à des stades très précoces, ce qui laisse à penser qu'Oophila se transmet d'une génération à l'autre au moment de la ponte, dupant ainsi son gardien en le devançant !

UrodèleDE VRAIS "PLANTANIMAUX"

Est-ce à dire que les embryons de salamandre tirent effectivement leur nourriture de l'algue et, à travers elle, de la lumière ? Ryan Kerney n'a aucune certitude. Il se cantonne à préciser qu'à l'intérieur des cellules, les mitochondries sont agglutinées autour de l'algue comme si elles y puisaient sucres et oxygène... Et il est peu probable qu'une fois adulte, la salamandre puisse profiter de la photosynthèse : l'urodèle passe ses journées à l'ombre d'une pierre ou d'une mousse, dans une robe trop sombre pour être perméable aux rayons lumineux.
La salamandre maculée n'en est pas moins le tout premier vertébré photosynthétique. Et puisqu'une telle endosymbiose reste un cas unique, non partagé par les autres espèces de salamandres, cela démontre que l'évolution est capable de mettre en place cette intime association plus rapidement que ce que l'on pensait ... Pourquoi, dès lors, ne pas imaginer provoquer en laboratoire la rencontre entre d'autres algues et d'autres vertébrés ? Direction la ville de Boston, aux États-Unis. C'est là, dans l'enceinte de l'Ecole de médecine de Harvard, que l'équipe de Pamela Silver s'est tout récemment livrée à une étonnante expérience : ces biologistes ont injecté des millions de cyanobactéries Synechococcus elongatus (des bactéries photosynthétiques surnommées "algues bleues") dans des embryons de poissons zèbres Danio rerio encore au stade de la cellule unique. "Nous n'avions aucune idée de ce qui allait se passer, raconte Pamela Silver. Nous pensions même que les cellules avaient un grand risque de mourir !" L'injection de bactéries Escherichia coli dans d'autres cellules de poissons zèbres avait en effet provoqué la mort des embryons en moins de deux heures. Seulement voilà : sans que l'on sache pourquoi, Synechococcus, elle, a survécu plus de douze jours sans perturber le développement des cellules ! "Nous étions très excités de voir ce poisson vivre avec des cyanobactéries dans ses cellules !", s'exclame Pamela Silver. Certes, le poisson photosynthétique fut éphémère et cette cohabitation forcée n'a pas donné lieu à un véritable partenariat, mais l'exploit n'en était pas moins réalisé : l'équipe venait de recréer en laboratoire le processus à l'ouvre chez la salamandre maculée... un processus clé du développement de la vie sur Terre. Elle venait de produire la première endosymbiose synthétique.

AUX SOURCES DE LA VIE

Les "plantanimaux" sont-ils alors une espèce en voie d'apparition qui, un jour, pourrait peupler nos élevages ? Dans le milieu scientifique, personne ne l'imagine. "On ne sait pas recréer comme ça une association qui marche entre deux organismes, souligne Marc-André Sélosse, du Centre d'écologie fonctionnelle et évolutive à Montpellier. C'est oublier l'évolution qui a mis en place ces duos par petites touches successives !" Mais l'enjeu de ces travaux ne réside ni dans d'hypothétiques animaux solaires en éprouvettes, ni dans des questions éthiques. La salamandre et le poisson photosynthétiques sont d'abord l'occasion d'observer la mise en place de cette fameuse association entre deux organismes. Les deux nouveaux "plantanimaux", l'un naturel, l'autre artificiel, permettent de toucher du doigt ce processus décisif à la source de la vie sur Terre. On l'a dit, la nature procède par petites touches, la science fait de même.

R.B. - SCIENCE & VIE > Novembre >2011
 

   
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