Calottes Glaciaires : la Grande incertitude

Depuis une dizaine d'années une menace supplémentaire pèse dans la montée des eaux : le glissement des glaciers côtiers s'accélère en effet dangereusement. Et les scientifiques ignorent encore pourquoi. Les glaciers côtiers sont sous surveillance : si 1 % de l'Antarctique se détachait, l'océan s'élèverait de... 60 cm !

Ce qui frappe d'emblée, c'est le sentiment d'une masse colossale, écrasante, éblouissante. Partout ou porte le regard, ce n'est que glace, ici plane, là chahutée, ailleurs déchirée. Mais de la glace, encore et toujours. Bienvenue en Antarctique. Un continent grand comme 25 fois la France, drapé de blanc par 24 millions de milliards de tonnes de glace qui le couvrent... et l'alourdissent au point que son socle rocheux s'est enfoncé par endroit sous le niveau de la mer. Tel un Atlas ployant peu à peu sous le poids d'une trop grande masse. L'image n'est pas exagérée tant cet immense continent semble finalement porter d'une certaine manière le poids du monde : s'il venait à perdre toute sa glace, de rapides calculs montrent que cela élèverait le niveau des mers de plus... de 60 mètres ! Heureusement, personne n'envisage un tel scénario catastrophe. Oui, mais quid d'une perte de seulement quelques pour-cent de sa masse ? Sachant que, mécaniquement, l'équivalent marin pourrait être de plusieurs mètres...

Pour les glaciologues, l'avenir du niveau océanique tient tout entier dans cette inconnue. Comme le confirme Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue au CEA : "Aujourd'hui, tout le problème est de savoir à quelle vitesse une petite partie de l'Antarctique peut être déstabilisée."

DES GLISSEMENTS INCONTRÔLÉS

Un problème qui obsède les scientifiques, à l'instar d'Emmanuel Le Meur, du laboratoire de glaciologie et géophysique de l'environnement de Grenoble, aujourd'hui copilote de l'hélicoptère qui nous amène vers le glacier côtier de l'Astrolabe, à quelques kilomètres de la base française Dumont-d'Urville, à l'est du continent blanc.
Pour la plupart des spécialistes, l'Antarctique ne jouerait aujourd'hui qu'un rôle mineur dans l'élévation du niveau de la mer. Certes, les températures y dépassent parfois le seuil fatidique de 0°C. Mais globalement, le continent serait à l'équilibre. Comme protégé du réchauffement, grâce au courant marin circumpolaire qui l'isole du reste de la planète, mais aussi parce que son énorme masse de glace le tient bien au frais et que son altitude moyenne est de 2300 m. Et pourtant... Le colosse apparaît désormais bien plus vulnérable qu'on ne l'avait imaginé. Certes, il ne fond guère que sur quelques zones côtières au niveau de la péninsule antarctique ; mais des rivières entières de glace, comme répondant à l'appel de la mer, glissent de plus en plus rapidement dans l'eau. Un phénomène observé depuis une dizaine d'années seulement. Et le problème, c'est que personne ne sait pourquoi ! Des glissements incontrôlés aussi mystérieux que menaçants, également observés au Groenland, sur l'autre calotte polaire de la planète. Mais c'est ici que leurs conséquences s'avèrent potentiellement les plus colossales : en Antarctique, il y a dix fois plus de glace que sur l'île danoise. Qu'un seul pour-cent s'en détache et voilà l'océan qui s'élèverait de... 60 cm !

ZONES D'ACCÉLÉRATION DES GLACIERS : L'Antarctique perd sa glace Les glaciers côtiers glisseraient de plus en plus rapidement vers les mers, à une vitesse estimée entre 100 m et 3 km/an selon les endroits.

L'hélicoptère nous dépose enfin au milieu d'une vaste étendue glacée. Retour prévu dans quatre heures. Même lieu. Objectif de la mission ? Apporter un maximum de "vérités terrain" sur la dynamique des glaciers côtiers afin d'affiner les modèles sur la contribution de l'Antarctique à l'élévation du niveau des mers.

ÉPIDÉMIE DE DÉRAPAGE

"Pour déchiffrer tous les débats actuels sur l'élévation future des océans comprise entre 1 met 5 m selon les spécialistes à l'horizon 2100 (Si la mer montait de 3m), il faut comprendre comment fonctionnent les calottes polaires", commence Emmanuel Le Meur. Le plus simple est de les imaginer comme de grosses baignoires, suggère-t-il. Chaque année, de l'eau évaporée à la surface des océans vient alimenter ces baignoires, où elle tombe sous forme de neige, avant de se transformer en glace. En Antarctique, il neige quelques centimètres par an à l'intérieur du continent et quelques dizaines de centimètres sur les bords. Ce qui, vu l'énorme superficie du continent, représente 1 500 milliards de tonnes de neige environ. Et autant d'eau en moins dans l'océan. "Mais si cette neige s'accumulait indéfiniment, les calottes deviendraient de plus en plus hautes et le niveau des mers ne cesserait de baisser", poursuit le chercheur. Qui explique qu'en réalité, la baignoire glaciaire a deux "fuites".

Primo, une partie de cette neige fond à son tour si les températures dépassent 0°C. Cette fonte représente plus de la moitié des pertes de la "baignoire" groenlandaise (moins élevée et moins haute en latitude que le pôle Sud), mais à peine 1 % de celles de l'Antarctique, où les températures sont plus froides. Deuxio, la présence des glaciers côtiers, véritables rivières gelées par où se déverse dans la mer le flux de glace à qui, à force de s'accumuler, finit par s'écouler en lentes glissades le long des lignes de pente sous l'effet de la gravité. Ce sont eux qui fabriquent les icebergs, ces gros glaçons d'eau douce qui atteignent parfois plusieurs centaines de km². "Les glaciers côtiers sont les robinets d'évacuation des calottes, résume Emmanuel. Ce sont des régulateurs de débit : plus ils glissent rapidement vers la mer, plus ils vident la baignoire." Conséquence : l'océan monte. Comme le ferait le niveau dans un verre où l'on rajouterait des glaçons...

Et ces débits de glace vers la mer donnent des sueurs froides aux climatologues : s'ils arrivent à les mesurer, ils ne parviennent pas à les comprendre, encore moins à prévoir leur évolution. Cela a commencé il y a environ 10 ans, lorsque le plus gros glacier côtier du Groenland (le Jakobshavn Isbæ) - qui aurait donné naissance à l'iceberg responsable du naufrage du Titanic - s'est mis à se déverser de plus en plus rapidement dans la mer. Alors qu'il glissait à 6 km/an au milieu des années 1990, il atteignait 12,6km/ an en 2003, et file aujourd'hui à 14 km/an ! Comme si quelqu'un ouvrait de plus en plus ce robinet d'évacuation pour vidanger la baignoire. Pis, ce dérapage s'est propagé depuis les années 2000 aux deux autres plus gros glaciers de l'île, le Kangerdlugssuaq et le Helheim, puis à presque toutes les côtes groenlandaises. En 2006, Eric Rignot et Pannir Kanagaratnam ont effectué des mesures par satellites sur toute la calotte. Et leur conclusion est édifiante : en 2005, le Groenland perdait 220 milliards de tonnes de glace, contre 90 en 1996, et les deux tiers de cette soudaine augmentation des pertes seraient dus aux glaciers côtiers qui filent de plus en plus vite vers les mers. Et ce n'était que le début d'une épidémie !

Deux ans plus tard, Eric Rignot récidive et démontre dans un article publié dans Nature Geoscience que le même scénario est à l'ouvre en Antarctique. Son équipe de l'université de Californie est en effet parvenue à déterminer la vitesse d'écoulement des glaciers sur 85 % de la côte du continent blanc à l'aide de satellites radar, puis les chercheurs ont comparé ces flux de glace avec les quantités de chutes de neige estimées grâce à des modèles météorologiques.

UNE ÉLÉVATION DE 5 CM À 1,70 M

Résultat : non seulement l'Antarctique perd plus de glace qu'il n'en reçoit, mais cette perte se serait accrue de 75 % en 10 ans. En 2006, le continent blanc était ainsi déficitaire d'environ 196 milliards de tonnes de glace. Soit l'équivalent d'une montée du niveau global des océans de l'ordre d'un demi-millimètre, donc 5 cm à l'horizon 2100 si ce rythme se maintient. Mais si les pertes continuent de s'accroître de 75 % tous les dix ans, on atteint une élévation de plus de 1,70m, laquelle viendrait s'ajouter aux autres facteurs de montée des eaux (Si la mer montait de 3m). Certes, un tel scénario paraît peu probable, les glaciers ne pouvant mécaniquement accélérer à l'infini. Reste que personne ne sait jusqu'où le phénomène peut perdurer. Tout ce que l'on sait, c'est qu'aujourd'hui, "les pertes ne s'expliquent pas par des précipitations moins importantes, au contraire : on note même une légère augmentation des chutes de neige dans certains endroits, précise Eric Rignot. Ce sont clairement les glaciers côtiers qui ont accéléré leur course. Principalement les glaciers de l'Ouest, où l'on observe des accélérations de 40 à 80 % !"
Pour une surprise, c'en fut une. Et même des plus désagréables. Car personne n'avait osé imaginer que la calotte du pôle Sud - qui non seulement est très froide, mais semble même connaître un refroidissement local - puisse accélérer ainsi sa course vers la mer." Lorsque nous avons publié les données concernant le Groenland en 2006, c'était déjà de la science-fiction pour beaucoup d'entre nous et nous étions alors considérés comme des alarmistes, raconte Eric Rignot. Mais lorsque nous avons montré en janvier 2008 que le même scénario était en marche en Antarctique, nous avons rencontré encore plus de scepticisme. Peu de scientifiques sont d'ailleurs encore prêts à l'accepter." Il faut dire que la plupart des modèles actuels prévoient au contraire que le continent blanc atténuera l'élévation des mers... Pourquoi ? Parce que si l'air se réchauffe, il y aura plus d'évaporation au-dessus de l'océan mondial, les masses d'air contiendront plus d'humidité et devraient donc donner plus de précipitations, en particulier sur l'Antarctique.

L'ANTARCTIQUE A DEJÀ CONNU DES COUPS DE CHAUD
L'Antarctique de l'Est serait englacé depuis 14 millions d'années
et aurait assez peu évolué depuis. En revanche, l'Antarctique de l'Ouest se serait englacé il ya 8 millions d'années et sa masse aurait fluctué au fil des périodes glaciaires et interglaciaires. Mais il est difficile de donner un ordre de grandeur précis de ces variations de volume. Les données les plus rigoureuses concernent le dernier épisode chaud de la Terre, l'Eémien, survenu entre -130.000 ans et -115.000 ans. Il semblerait que le continent blanc ait alors connu un très fort réchauffement transitoire (environ 2000 ans), avec des températures supérieures en moyenne de 5°C par rapport à celles d'avant l'ère industrielle. Avait-il alors perdu de son volume ? Un indice : à ce moment-là, le niveau des mers était monté de 4 à 6 m. Bien sûr, le Groenland, plus sensible au réchauffement (car plus bas en altitude et en latitude), a beaucoup participé à cette élévation. On pense que sa partie sud était déglacée. Mais "la fonte du Groenland ne peut expliquer plus de 2 à 3 m d'élévation car le nord de l'île était encore en glace, explique Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue au CEA. L'Antarctique de l'Ouest a donc probablement contribué pour plusieurs mètres à cette élévation. "Un forage dans cette zone devrait bientôt avoir lieu. De quoi en apprendre davantage sur cette dernière période chaude de la Terre, qui intéresse les climatologues car la température moyenne était probablement à peine plus élevée qu'aujourd'hui.

CHUTES DE NEIGE ACCRUES ?

Donc la glace s'accumulera, et au regard de la superficie du continent, cela pourrait se traduire par un volume d'eau considérable. Bref la "baignoire" se remplira. "Les carottes de glace de 800.000 ans ont confirmé ce principe de base : à chaque période chaude correspond une accumulation de neige plus importante", explique Gerhard Krinner, du Laboratoire de glaciologie et géophysique de l'environnement de Grenoble. Ce climatologue a récemment publié une simulation prédisant une augmentation des précipitations sur l'Antarctique équivalente à 1,2 mm d'eau en moins dans les océans chaque année d'ici la fin du XXIè siècle. Sauf que de l'avis général, les modèles représentant la calotte Sud, à la fois trop vaste et encore largement méconnue, ne sont pas au point et, sur le terrain, les choses sont plus difficiles à démontrer. Neige-t-il vraiment plus qu'autrefois ? Et si c'est le cas, cela suffira-t-il à contrebalancer l'accélération des glaciers ? Sur ces terres qui sont sans aucun doute les plus inhospitalières de la planète, avec en hiver des températures à -60°C et des vents terrifiants, suivre l'évolution des précipitations n'est pas une mince affaire. Une expédition scientifique à travers le cour de l'Antarctique de l'Est doit justement démarrer fin 2008 dans le cadre de l'Année polaire internationale. Elle devrait permettre de documenter plus précisément les taux d'accumulation de neige. "Pour moi, l'augmentation des précipitations est un peu une lubie, estime néanmoins Eric Rignot. C'est sans doute une vision rassurante, mais elle est fausse : hormis dans la région de la péninsule, il n'y a aucune observation tangible démontrant une augmentation des précipitations. Ce qui détermine la masse du continent, ce n'est pas tant ce qui tombe du ciel mais ce qui se passe le long des côtes"...
L'ennui, c'est que l'on comprend très mal ce qui se passe le long de ces côtes. Pourquoi ces glaciers dérapent-ils ? Est-ce lié au réchauffement ? S'agit-il d'un phénomène transitoire purement mécanique ? Pour l'heure, les réponses sont vagues et imparfaites. Au Groenland, certains ont ainsi évoqué le rôle des glaces flottantes situées aux pieds des glaciers. Lorsqu'elles se disloquent, à cause de la houle ou du réchauffement des eaux par exemple, elles libèrent l'avant des glaciers qui en profitent alors pour glisser plus vite vers les mers. Un autre facteur pourrait aussi participer à ces dérapages incontrôlés : l'eau de fonte. Si l'air se réchauffe suffisamment pour entraîner une fonte de surface et que de l'eau s'infiltre à l'intérieur de la glace jusqu'au socle rocheux, il se crée alors un film d'eau qui pourrait agir comme un lubrifiant et favoriser la glissade du glacier. Deux études publiées en avril 2008 démontrent d'ailleurs pour la première fois que les lacs qui se forment en été sur la calotte groenlandaise peuvent s'infiltrer profondément dans la glace et accélérer localement le rythme d'écoulement des glaces de 50 à 100 %. Toutefois, ce phénomène n'aurait qu'un effet limité sur les glaciers côtiers et donc sur la perte de masse, notent les auteurs.
"L'eau de fonte n'est pas le signal le plus important au Groenland et il est quasi inexistant en Antarctique", estime de son côté Eric Rignot. Qui insiste : "L'essentiel se joue en réalité sous le front des glaciers côtiers, là où ils rejoignent la mer". Pour ce glaciologue, la mer, plus chaude et plus élevée à cause du réchauffement, viendrait grignoter le dessous des pieds des glaciers.

DES MÉCANISMES IMPRÉVISIBLES

Cela diminuerait l'épaisseur de leur partie flottante et ferait reculer la ligne d'échouage. Conséquence : de l'eau de mer s'enfoncerait de plus en plus profondément sous la glace, lubrifiant ainsi son contact avec le socle rocheux, ce qui favoriserait au final son écoulement (infographie). "En Antarctique, les endroits où les glaciers accélèrent le plus sont les zones où le courant circumpolaire est le plus proche des côtes. Or, ce courant est désormais environ 1 à 2°C plus chaud que les eaux environnantes", argumente Éric Rignot. Ces endroits sont également bien souvent sous le niveau des mers, ce qui les rend encore plus vulnérables à ce grignotage océanique.

On le voit, les mécanismes de cette accélération demeurent encore suffisamment mystérieux pour qu'il soit impossible d'en prédire l'évolution. De nombreuses années de terrain et d'observations satellitaires seront nécessaires pour donner une estimation de l'élévation des mers qui prenne en compte cette "épidémie de dérapage". Sur le glacier de l'Astrolabe, les chercheurs sont parvenus à récupérer les données du CPS déposé il y a 10 jours. De quoi en savoir un peu plus sur ce petit robinet au pied de l'immense baignoire antarctique. Une petite pièce de plus dans le grand puzzle qu'est le fonctionnement de cette calotte mystérieuse. Au retour vers notre hélicoptère, le glacier est fissuré et s'entrouvre sous nos pieds. Une énorme crevasse expose les entrailles de la glace. Une plongée dans un monde minéral, hors du temps. On devine des fractures, des entailles, des éboulements, des concrétions. Un chaos, dissimulé dans l'endroit le plus inaccessible de la Terre, dont l'évolution pourrait déterminer le destin de centaines de millions d'êtres humains.

L.B. - SCIENCE & VIE > Juillet > 2008
 

   
 C.S. - Maréva Inc. © 2000 
 charlyjo@laposte.net