Le 14 décembre 1911, après plus de 1000 kilomètres de marche dans des conditions effroyables, l'explorateur Roald Amundsen et ses quatre coéquipiers plantaient le drapeau norvégien à l'endroit exact du pôle Sud. Au prix d'efforts insensés, d'investissements considérables et même de vies humaines, l'homme venait de conquérir le cour vierge du dernier continent. L'utime terra incognita. Quel chemin parcouru depuis ! Les revendications territoriales des uns et des autres se sont effacées au profit d'une utopie politique unique en son genre : par statut, l'Antarctique n'appartient à personne. Sinon à la science, à la fois gardienne de ce continent intouchable et missionnée pour en percer les secrets. Et justement ! Les scientifiques découvrent aujourd'hui que ce pôle Sud qui, sur les planisphères, occupe une place si périphérique qu'il en devient invisible, tient une position centrale dans la machinerie climatique terrestre. Car ici se croisent effet de serre, trou d'ozone et élévation du niveau des mers ! Et ce n'est pas tout. Cent ans après l'ère de l'exploration, celle de l'exploitation est en train de s'ouvrir : l'Antarctique dissimule de fantastiques ressources, pétrole et krill en tête, qui suscitent désormais des convoitises de plus en plus fortes. Au risque de voir le continent blanc dénaturé ? Une chose est sûre, l'avenir a rendez-vous au pôle Sud.
Sa taille est bien souvent sous-estimée, mais le continent blanc affiche son gigantisme quand on le compare à l'Europe, à l'Afrique ou au pôle Nord. Cette carte faite à partir d'images satellite reconstitue l'Antarctique - et ses 14 millions de kilomètres carrés - dans toute sa dimension. L'Antarctique est le grand absent des planisphères. Dans le meilleur des cas, il y est réduit à une fine bande de terre déformée qui s'étire bizarrement à l'extrême sud, en bas de la carte. Mais que l'on se saisisse d'un globe, et il surgit dans toute sa dimension. Gigantesque. 14 millions de km², soit bien plus que l'Europe (10 millions), et presque autant que l'Amérique du Sud (17 millions) ou qu'une demi-Afrique (30 millions) ! En tout point opposé au pôle Nord, qui abrite une mer glacée entourée de terres, le pôle sud est une terre recouverte d'une épaisse calotte glaciaire, et entourée du Grand océan Austral. Jamais il n'a connu de population indigène. En fait, en dehors des explorateurs et des scientifiques, aucun mammifère terrestre ne s'est jamais risqué sous ces latitudes... LE CLIMAT LE PLUS EXTRÊME DE LA TERRE Avec des moyennes locales à -80°C et à moins de 20 mm de précipitations accumulées, l'Antarctique bat tous les records de froid et de sécheresse de la planète. L'Antarctique est la terre la plus froide, la plus sèche et la plus exposée au vent de toute la planète. Si les températures grimpent jusqu'à 0°C sur les côtes durant l'été, elles chutent très vite lorsqu'on s'enfonce vers le sud. Aux hautes latitudes, la moyenne annuelle dépasse -70°C. C'est à la station russe Vostok, en 1983, qu'a été relevée la température la plus froide jamais observée : -89,2°C ! Par ailleurs, les précipitations étant très rare, le cour du continent rivalise avec les plus arides déserts : moins de 20 mm de glace s'y accumulent chaque année. Ce qui laisse imaginer le temps nécessaire à la constitution de la calotte glaciaire ! Le continent est en outre soumis à des vents violents, particulièrement sur les côtes, où les rafales dépassent parfois les 300 km/h. LE ROYAUME DES GLACES ET DES SAISONS L'Antarctique est un continent la physionomie changeante : l'hiver (à droite), sa superficie double par rapport à l'été (à gauche), lorsque font une partie de la banquise. La calotte glaciaire qui couvre le continent fait plus de 2 km d'épaisseur en moyenne. Elle attend même par endroits les 5 km et représente globalement 80 % des réserves d'eau douce de la planète. Pour prendre la mesure de son immensité, disons que si elle fondait entièrement le niveau de la mer s'élèverait de 60 à 70 m sur tout le globe ! Cette calotte se prolonge au-delà des terres par des plates-formes de glace flottant sur l'océan, qui se fragmentent parfois pour donner naissance à d'immenses icebergs. L'hiver (entre février et septembre), l'eau de mer gèle et la surface de la banquise s'étend jusqu'à atteindre 15 millions de kilomètres carrés, ce qui double la surface du continent. L'imagerie radar (ci-dessus) ami en évidence des montagnes et vallées accidentées : enfouies sous l'épaisse calotte de glace, elles forment le socle rocheux du continent. Sous sa calotte de glace plutôt plane, qui culmine à plus de 4000 m d'attitude au centre et redescend en pente douce vers les côtes, Antarctique cache de reliefs escarpés ! Les plus accidentés forment la chaîne de montagnes Transantarctique, qui coupe le continent entre la plate-forme de Ross et celle de Ronne, marquant la frontière entre l'Antarctique occidental, doté d'une péninsule dirigée vers la pointe de l'Argentine, et l'Antarctique oriental, vers l'Australie. Certains sommets affleurent au-dessus de la glace, comme le mont Vinson, point culminant du continent à 4897 m, située à la base de la péninsule. Mais la plupart sont complètement enfouis, et ne trahissent leurs reliefs qu'à l'aide de l'imagerie radar. En de nombreux endroits, ce socle rocheux se situe aujourd'hui largement au-dessous du niveau de la mer (jusqu'à moins de 1500 m), où il s'est trouvé peu à peu enfoncé sous l'effet du poids de glace. UNE ODYSSÉE DANS L'ESPACE ET LE TEMPS Ce fossile de fougères datant du crétacé inférieur prouve que l'Antarctique n'a pas toujours été une terre inhospitalière. Avant de lentement dériver vers le pôle sud, elle formait avec l'Inde, l'Afrique, l'Australie et l'Amérique du Sud, un vaste supercontinent. De fougères en Antarctique ? Oui ! Il fut un temps où des plantes de toutes sortes prenaient racine sur cette terre qui fut même foulée par des dinosaures ! UN UNIVERS D'UNE ÉTONNANTE DIVERSITÉ : Derrière les vallées sèches recouvertes de lacs gelés de la région de McMurdo se dresse le mont Erebus, un volcan actif depuis 1972 (à g.). En découvrant l'Antarctique, on s'attend à contempler une étendue plane et blanche, animée uniquement par les vents violents qui la balaient et par les eaux glacées qui lui arrachent des icebergs. Mais ses paysages se révèlent bien plus riches ! Près de la mer de Ross, dans la région de McMurdo, se trouvent ainsi d'étonnantes "vallées sèches" parsemées de lacs gelés. Protégées de précipitations par une haute chaîne de montagnes, elles constituent, sur près de 5000 km², la plus grande partie libre de glaces du continent. Derrières elles, le mont Erebus, un volcan actif depuis 1972, abrite un lac de lave, des cavernes et de surprenantes cheminées de glace. Détachés du continent, les icebergs s'enfoncent à 90 % de leur volume sous la surface. Ils présentent des morphologies extrêmement variées...
Le continent blanc jouit d'un statut unique au monde : depuis 1961, ses règles sont le fruit d'une coopération internationale, avec pour priorités la science et l'environnement. Mais ce modèle d'utopie politique est aujourd'hui confronté aux convoitises des Etats. Le continent est défini comme réserve naturelle consacrée à la paix et à la science. Les revendications territoriales y sont gelées et l'exploration minière interdite... Jusqu'en 2048. Un continent immense, comme 26 fois la France. Auquel il faut adjoindre un océan deux fois plus grand encore : l'océan Austral. Soit, en tout, 35 millions de km²... qui n'appartiennent à personne. À moins que ce ne soit à tout le monde ? Terra nullius ou terra communis... les juristes eux-mêmes y perdentleur latin ! Une chose est sûre : cette immensité n'a ni drapeau, ni lois, ni gouvernement. Tout ce qui se situe au sud du 60e parallèle n'est sous l'autorité d'aucun Etat et est régi par un ensemble de règles méconnu et surprenant : le Système du traité de l'Antarctique (STA). SEPT "POSSESSIONNÉS", DONT LA FRANCE : Paradoxalement, ce système qui pousse la coopération internationale à un niveau inégalé est né en pleine guerre froide. Et même à un moment, la fin des années 1950, où un troisième conflit mondial menaçait. Mais pour comprendre pourquoi l'histoire a pris ce tour inédit, il faut remonter jusqu'aux années 1920. L'Antarctique est alors le dernier continent à n'avoir pas été partagé entre puissances coloniales. Pourtant, en dépit de son caractère inhabitable, de l'impossibilité d'y exploiter des ressources minérales et de son intérêt stratégique douteux, la bataille fait rage pour s'assurer des droits sur ce territoire. Dès 1908, le Royaume-Uni revendique sa souveraineté sur une partie du continent blanc. Il est suivi par la Nouvelle-Zélande (1923), la France (1924), l'Australie (1933), la Norvège (1939), le Chili (1940) et l'Argentine (1942). Quant aux États-Unis et à l'Union soviétique, ils font savoir qu'ils ne reconnaissent aucune des revendications exprimées, mais qu'ils se réservent des droits dans la région.
De froid jusqu'à -80°C. Un isolement total de près de huit mois. Sur place, les scientifiques affrontent l'Antarctique. Et doivent leur survie à des hommes méconnus, véritables soutiers de la science polaire : les logisticiens. C'est un constat dont le visiteur à la Base Dumont d'Urville (->), surtout s'il est nourri d'héroïques récits d'explorations polaires, sort éberlué : durant l'été austral, la vie quotidienne des quelque 80 habitants de la base française, située face à l'Australie, sur la côte du continent antarctique, rappelle irrésistiblement celle d'un paisible campus de province. Rythmée par des repas agréables et variés, elle voit se succéder studieuses journées de travail, aimables papotages à l'apéritif, parties de billard, projections de DVD et séances de gymnastique le soir - sans oublier les fréquents coups de fil à la maison. Seule originalité par rapport à un campus ordinaire : ici, règne un strict, quoique joyeux, égalitarisme. De l'étudiant au directeur de laboratoire chevronné, les corvées sont partagées sans passe-droit, les chambres (doubles) identiques, le tutoiement de rigueur... Une confortable et chaleureuse bulle. En somme, des conditions idéales pour faire de la science. DE PRÉCIEUX SHERPAS DE LA SCIENCE : Retour à la base. À l'abri. Après avoir éprouvé quelques minutes l'hostilité de l'Antarctique, l'existence même de ce havre semble tenir du miracle. Comment un tel confort est-il possible dans un milieu aussi définitivement hostile ? La réponse tient en deux mots : les logisticiens. Véritables sherpas de la science, ils sont chargés de résoudre les problèmes matériels et de permettre à l'activité scientifique d'être menée en dépit de conditions environnementales aussi extrêmes qu'inédites. Une tâche assurée ici par L'Institut polaire français Paul-Emile-Victor (Ipev), qui est en charge de l'organisation des campagnes de terrain, ce qui englobe notamment l'hébergement, le transport et le matériel. HUIT MOIS D'ISOLEMENT TOTAL : C'est que "sans logistique, il n'y a pas de vie ici", résume l'intéressé. Le climat ? Il n'est, selon lui, qu'une partie du problème ; l'autre étant l'isolement. Un isolement qui complique tout et multiplie les dangers. Un défi permanent. Car tout est loin quand on est en Antarctique : secours, pièces de dépannage, nourriture, carburant... tout. Dumont d'Urville comme Concordia, la base franco-italienne perchée à 3000 m d'altitude sur le plateau continental, sont approvisionnées et desservies uniquement par bateau depuis l'Australie, soit un trajet de 2700 km. Et cela durant la courte période estivale sans banquise, en gros de novembre à février : le bateau, l'Astrolabe, a juste le temps d'accomplir cinq allers-retours. Le voyage dure six jours en moyenne, mais il faut aussi compter les chargements/déchargements, terriblement chronophages. Ces cinq voyages donnent ensuite lieu à trois convois terrestres (douze jours dans chaque sens), baptisés "raids", qui permettent d'acheminer à Concordia le matériel, la nourriture et les 270 tonnes de fioul consommées annuellement. Des convois impressionnants, alignant une douzaine de puissants engins à chenilles, tractant des trains de remorques sur patins chargées de matériel. Il est vrai que les personnels (et un peu de petits matériels) peuvent, pour ce qui les concerne, circuler d'une base à l'autre grâce à de petits avions équipés de skis, et éventuellement sortir du continent via les gros-porteurs américains. Un mode de transport coûteux et passablement aléatoire : les petits avions sont très sollicités par les nombreuses bases estivales du continent et les plannings, particulièrement serrés, régulièrement bouleversés par des période tempétueuses qui interdisent tout vol. Attendre quinze jours un avion n'est pas rare. Même pour évacuer un blessé. Dans ces conditions, les six jours de bateau, jugés à peu près fiables, seront souvent préférés à d'incertaines combinaisons aériennes... Et tout ceci ne concerne que l'été ! En hiver, l'isolement est total durant huit mois - aucun secours ne peut atteindre les bases -, les petits avions quittent le continent et la banquise empêche l'accès par bateau.
"Vous pourrez assister à la becquée du poussin manchot, observer des phoques, croiser des rorquals, des baleines à bosse et peut-être des orques", promet le descriptif de la croisière. Et elle n'est pas la seule. Croisiéristes, mais aussi spécialistes de treks et d'aventure, les voyagistes affichant la destination Antarctique se sont multipliés ces dernières années. Les premiers touristes n'ont pourtant pas foulé le sol de l'extrême Sud avant les années 1950, quand un premier navire affrété par l'Argentine et le Chili permit à 500 pionniers du tourisme polaire de découvrir les îles Shetland du Sud, à une centaine de kilomètres de la péninsule. Dix ans plus tard, le Lindblad Explorer débutait des croisières régulières dans la région. Dès lors, le tourisme s'est développé de manière exponentielle. Au cours des années 1990, le nombre de visiteurs a égalé celui des scientifiques et des logisticiens : 5000 curieux au plus fort de l'été austral. UN ÉCOSYSTÈME FRAGILE : Aujourd'hui, ils sont dix fois plus nombreux, cantonnés pour l'essentiel à la péninsule et aux îles environnantes. Un engouement que les scientifiques voient d'un mauvais oil : "La période de pic touristique, entre octobre et mars, coïncide avec celle de la reproduction de la plupart des oiseaux ou mammifères marins, regrette Yves Frénot, directeur de l'institut polaire français (Ipev). Ce laps de temps est crucial et la perturbation de la faune peut entraîner un échec dans l'élevage des jeunes". Durant le très court été polaire, touristes et animaux se retrouvent en effet concentrés sur les 2 % de territoire déglacé. Et les espèces les plus sensibles supportent très mal cette cohabitation forcée, tels certains pétrels qui voient leur population s'effondrer localement. La flore n'est pas davantage épargnée : le piétinement des visiteurs fragilise mousses et lichens, dont la très lente croissance ne permet pas un renouvellement aisé. Mais le pire à craindre, avec les touristes, c'est l'afflux d'invisibles passagers clandestins ! Car l'introduction de nouvelles espèces, agents pathogènes ou graines, par exemple, transportés sur les vêtements ou les bagages, pourrait avoir un effet dévastateur sur ces terres isolées depuis des siècles. La région a d'ailleurs déjà connu dans l'histoire des invasions problématiques : le lapin, introduit à la fin du XIXe siècle dans de nombreuses îles subantarctiques, a profondément modifié la végétation ; l'arrivée du rat sur l'île de la Possession, dans l'archipel de Crozet, a éradiqué plusieurs espèces de pétrels ; et celle d'un petit coléoptère à Kerguelen est en train de faire disparaître tous les insectes des zones côtières ! Et déjà, des virus transmis par de la volaille ont été détectés dans des colonies de manchots... Autre danger, celui lié à l'augmentation du transport maritime, qui multiplie les risques d'accident et de pollution. Ainsi, le naufrage du navire de croisière Explorer au mois de novembre 2007, qui repose aujourd'hui au fond de l'océan Austral sans avoir heureusement fait de victime, a bel et bien constitué un avertissement. RÉGLEMENTER L'ACCÈS AU CONTINENT ? Face à de telles menaces, un début de réglementation se met en place. Depuis 2009, le traité de l'Antarctique limite chaque débarquement à 100 personnes à la fois pour une durée maximum de trois heures, parfois moins sur les sites les plus sensibles. Et l'Organisation maritime internationale, une agence de l'Onu, vient d'interdire cette année l'utilisation et le transport de fioul lourd autour de l'Antarctique, décourageant les plus grandes compagnies de navires de croisière. L'idée, néanmoins, n'est pas d'empêcher le tourisme en le taxant de tous les maux. "Tout visiteur a un impact sur l'environnement, que ce soit un visiteur ou un scientifique", reconnaît Yves Frénot. Il faut d'ailleurs noter que les touristes utilisent en général un équipement flambant neuf, donc peu contaminé par des graines, virus ou bactéries, quand les scientifiques reviennent, eux, plusieurs fois avec des vêtements beaucoup moins "propres"...
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