Antarctique : Ces Grands Lacs qui Défient la Glace

Sous ses kilomètres de glace, la calotte polaire dissimule un véritable réseau de lacs, certains aussi vastes qu'immémoriaux ! Au point d'abriter d'inédites formes de vie ? Pour le savoir, des projets tentent de briser la glace. Un exploit.

Des centaines de lacs dont personne n'a jamais vu miroiter les eaux. Dans lesquels personne ne plongera jamais un orteil. Et dont certains rivalisent pourtant, par leurs dimensions (plusieurs centaines de kilomètres de longueur), avec les plus grands du monde. Voilà le dernier secret que recèlerait l'Antarctique. Malgré le froid extrême qui y règne, il cacherait de mystérieuses étendues d'eau liquide dont tout indique qu'elles existent, mais qui échappent encore à l'homme. Et pour cause ! Enfouis dans les creux du socle rocheux de l'Antarctique, ces lacs sont recouverts par des kilomètres de glace quiforment un obstacle infranchissable entre eux et nous. Jusqu'ici en tout cas... Car, chacun de leur côté, des scientifiques russes, américains et anglais sont sur le point de transpercer cette barrière glacée afin d'atteindre trois de ces intouchables lacs sous-glaciaires. S'ils y parviennent, ils poseront un jalon historique dans une aventure scientifique entamée il y a déjà plus de quarante ans, l'existence de ces lacs dissimulés sous la glace ayant été suggérée pour la première fois à la fin des années 1960. A l'époque, beaucoup de zones d'ombre entouraient encore la connaissance de l'Antarctique, notamment en ce qui concerne le relief du continent sous l'épaisse calotte polaire.

DE LONGUES ÉTENDUES D'EAU... EN PENTE

Pour en avoir une idée, les glaciologues sondèrent donc la glace à l'aide de radars tractés au sol ou embarqués sur des avions volant à basse altitude. Puisque les ondes radio traversent la glace pour rebondir sur la roche présente en dessous, mesurer le temps qui sépare l'émission de l'onde et la réception de son écho leur permit d'estimer l'épaisseur de la calotte en divers points. Comme par magie leur apparurent alors des montagnes et des vallées accidentées qui, invisibles à l'oil nu, forment la base rocheuse du continent antarctique. Mais, à leur grande surprise, les sonars enregistrèrent aussi d'étranges échos en profondeur. Plus puissants que ceux qui caractérisent normalement la transition entre la glace et la roche, ils dévoilaient une interface plane, étendue parfois sur des dizaines de kilomètres.
La force du signal ne laissait guère planer le doute : elle révélait la présence d'eau liquide juste sous la glace ! Avec un signe particulier : ces surfaces n'étaient pas exactement horizontales. En effet, elles présentaient toutes une pente, d'une direction systématiquement opposée à celle de la surface de la calotte glaciaire ! De l'eau en pente ? Logique, répondent les spécialistes. Car la glace repose directement sur l'eau et épouse sa surface ; plus son épaisseur est importante, plus elle va donc peser dessus et la comprimer. La surface des lacs sous-glaciaires est donc pentue, avec une différence qui peut atteindre jusqu'à 400 mètres d'altitude pour un lac de 250 kilomètres de longueur !
"La présence d'eau liquide sous la calotte glaciaire antarctique peut sembler incongrue à ceux qui ne sont pas familiarisés avec les processus glaciologiques", reconnaît le glaciologue Martin Siegert, de l'université de Bristol (Royaume-Uni). En fait, cette eau peut avoir deux origines. Dans le cas des lacs de très grande taille, comme le lac Vostok, elle était probablement présente avant que la calotte glaciaire ne se forme, c'est-à-dire avant que la tectonique des plaques ne conduise le continent tout au sud, où il s'est refroidi et couvert de glace. Dans le cas - plus fréquent - des lacs de petite taille, l'eau provient de la calotte glaciaire elle-même ! Comment ? "Trois mécanismes se conjuguent pour expliquer sa présence", reprend Martin Siegert. Tout d'abord, la pression exercée par le poids de la calotte, épaisse de 4 kilomètres par endroits, abaisse de quelques degrés la température de fusion de la glace. Celle-ci peut ainsi fondre dès -3°C, et non plus à 0°C ! Ensuite, l'épaisse couche de glace constitue un manteau qui isole la base de la calotte des températures extrêmes de l'air polaire (-60°C en moyenne). Enfin, la base de la calotte est elle-même chauffée par-dessous par le flux de chaleur qui traverse la croûte terrestre. Si la température à la base de la calotte atteint le point de fusion, la glace fond en profondeur, et l'eau s'accumule dans les dépressions existant dans le socle rocheux. Au final, la plupart des lacs sous-glaciaires doivent donc tout autant leur inaccessibilité que leur naissance à la monstrueuse épaisseur de glace qui les surplombe.
C'est en 1970 que l'Australien Gordon Robin, l'un des pères de la technique de sondage par ondes radio au Scott Polar Research Institute (université de Cambridge, Angleterre), identifie le premier lac sous-glaciaire. Repéré sous 4200 mètres de glace à proximité de la station russe Sovetskaya, il sera baptisé du même nom. Ensuite, le décompte n'a fait que s'emballer. Trois ans après cette première découverte, Gordon Robin en dénombre déjà 16 autres. En 1996, un réexamen par Martin Siegert des enregistrements radar des années 1970 fait passer leur nombre à 77. Un chiffre que le glaciologue britannique révise en 2005, le hissant à 145.

DES OUTILS POUR "VOIR" L'EAU SOUS LA GLACE
Imagerie satellite (fig. 1 : le lac Vostok), sondage sismique (fig. 2 : le lac Ellsworth) ou par ondes radio (fig. 3 : le lac Horseshoe) : les scientifiques multiplient les stratégies pour détecter la présence de lacs sous-glaciaires... à des milliers de mètres sous leurs pieds.

PLUS DE 400 LACS DÉJÀ IDENTIFIÉS

Et avec l'entrée en jeu des satellites, en particulier d'ICESat, qui permettent une observation plus systématique (par altimétrie laser), le nombre de lacs va même exploser. Le dernier décompte en date, réalisé en 2009 par Benjamin Smith, de l'université de Washington (États-Unis), en liste ainsi plus de 400 ! "Et encore, nous n'avons pas fini l'inventaire, estime ce découvreur de lacs. Car si on a probablement mis le doigt sur les plus grands lacs sous-glaciaires - ceux dont la longueur dépasse 10 kilomètres -, il existe sûrement beaucoup d'autres petits lacs que nous n'avons pas identifiés". Leur profondeur ? Elle varie, d'après les mesures sismiques, de quelques mètres à quelques centaines de mètres.
Le foisonnement de ces lacs n'a pas été la seule surprise qui attendait les scientifiques partis sur leur piste. Au cours des cinq dernières années, ils ont été stupéfaits de découvrir que, loin d'être de simples réceptacles d'eau stagnante, nombre de ces lacs sous-glaciaires sont en fait le siège d'une intense activité hydrologique. Et c'est paradoxalement en surveillant attentivement la surface de la calotte glaciaire que les chercheurs ont mis en évidence, à la fin des années 2000, la vivacité de ces lacs situés à des milliers de mètres sous leurs pieds. "Nous avons constaté avec étonnement que l'altitude de certaines régions de la calotte polaire pouvait varier d'une dizaine de mètres en l'espace de quelques mois seulement, raconte la géophysicienne Helen Amanda Fricker, de la Scripps Institution of Oceanography en Californie. La seule interprétation de ces mouvements de gonflement ou d'affaissement observés en surface, c'est qu'ils reflètent des épisodes de remplissage ou de vidange de lacs situés à 3 kilomètres de profondeur".

LES CLÉS DU FUTUR... ET DU PASSÉ

La chercheuse a ainsi calculé en 2007 qu'au niveau du glacier Whillans, au-dessus de la banquise de Ross en Antarctique Ouest, plusieurs kilomètres cubes d'eau se déplaçaient sous la calotte. "Mais nous ne pouvons pas encore dire si cette eau transite d'un lac à l'autre par le biais de canaux ou alors de manière plus diffuse, dans un milieu poreux comme dans un aquifère", admet Helen Amanda Fricker. Et ce cas d'école est loin d'être isolé. Dans son inventaire basé sur les données du satellite ICESat, Benjamin Smith a ainsi répertorié 124 de ces lacs actifs, essentiellement localisés sous les glaciers côtiers. C'est donc un vaste système de drainage à la base de la calotte antarctique qui a été mis au jour ces toutes dernières années. Et son rôle est encore très mal compris dans le phénomène de glissement de la calotte de glace vers l'océan Austral... Les lacs sous-glaciaires détiennent peut-être les clefs du futur de l'Antarctique !
Et probablement aussi celles de son passé... "Nous avons l'espoir que des archives de l'histoire climatique de l'Antarctique soient conservées dans les sédiments présents au fond de certains de ces lacs sous-glaciaires, s'enthousiasme Martin Siegert, qui projette d'atteindre le lac Ellsworth (encadré), encore plus à l'ouest, à un petit millier de kilomètres de la péninsule. Ces enregistrements nous transporteraient quelques dizaines de millions d'années en arrière, à l'époque où ce continent, situé plus au nord, n'était pas encore recouvert par un épais manteau de glace. La quête de ces archives est l'une des deux raisons qui nous poussent à vouloir absolument explorer ces lacs !"

LAC ELLSWORTH : L'ESPOIR D'Y A VOIR ACCÈS RAPIDEMENT
Fin 2012, une nouvelle technique de forage à l'eau chaude devrait pennettre de percer en trois jours les 3 km de glace qui dissimulent le lac Ellsworth.

Repéré il y a moins de dix ans par une équipe britannique, le lac Ellsworth est une aubaine pour les chercheurs : il bénéficie d'un climat relativement clément, et ne nécessite donc qu'une logistique légère. Les glaciologues en profiteront l'an prochain pour tester une nouvelle technique de forage. Selon Martin Siegert, responsable du projet, la surface du lac devrait être atteinte en trois jours, malgré les 3 kilomètres de glace à traverser. En comparaison,les Russes peinent depuis vingt ans au-dessus du lac Vostok ! Ici, rien de mécanique. C'est en injectant de l'eau chauffée à 90°C que les glaciologues vont se frayer un accès jusqu'au lac. "Un moyen efficace et surtout très propre pour forer à travers une grande épaisseur de glace", estime Martin Siegert. L'eau du forage provient en effet de la fonte de la glace elle-même, qui passe à travers un système de filtres et est irradiée par ultraviolets, pour ne laisser passer aucun microbe. "L'eau qui sert à perforer la glace sera plus propre que l'eau du lac elle-même, il n'y a donc aucun risque de contamination, poursuit le chercheur. Lorsqu'on cherche de la vie, c'est une condition nécessaire pour que les résultats soient crédibles". Une fois parvenus au lac, les Anglais devraient déployer une sonde avec des capteurs de mesures, une caméra et un porte-échantillonneur. Martin Siegert se veut confiant : "S'il y a de la vie, on la trouvera !"

DES BACTÉRIES INÉDITES ?

L'autre raison - la principale à vrai dire -, c'est de tenter de répondre enfin à la question qui s'est posée dès la découverte des premiers lacs sous-glaciaires : hébergent-ils de la vie ? Une question fondamentale qui, si elle trouvait une réponse positive, en soulèverait bien d'autres : comment la vie fait-elle pour résister dans cet environnement froid, totalement dépourvu de lumière et soumis à des pressions phénoménales ? À quoi ressemble-t-elle ? Est-elle simple et réduite à quelques micro-organismes, ou s'agit-il d'écosystèmes foisonnants et complexes ? Et surtout, a-t-elle emprunté des chemins évolutifs inconnus, isolée qu'elle était du reste du monde, possiblement pendant des millions d'années ?
Autant de questions qui demeurent pour l'instant, en l'absence de la moindre goutte d'eau de lac à se mettre sous le microscope, sans réponses. Ou presque... Car en 1999, une équipe de biologistes américains menée par John Priscu, de l'université du Montana (Etats-Unis), faisait sensation en révélant la découverte de bactéries au sein d'une carotte de glace prélevée à 3 590 mètres sous la station russe Vostok ! Or, cette glace ne s'est pas formée par compaction de la neige tombée en surface des centaines de milliers d'années auparavant. Non, elle provient du regel de l'eau du lac Vostok, le plus grand jamais détecté en Antarctique. Cette glace, dite d'accrétion car elle vient se coller à la calotte, constitue ce qui se rapproche le plus d'un échantillon de lac sous-glaciaire. Il y aurait donc bel et bien de la vie dans ces lacs ! Beaucoup de vie même, car d'après les extrapolations des biologistes américains à partir de l'analyse de cette glace, chaque millilitre d'eau du lac abriterait des millions de bactéries.
Las ! Après une première vague d'enthousiasme, les travaux de John Priscu furent bientôt mis en cause par ceux d'une équipe franco-russe, dirigée par Jean-Robert Petit, de l'université de Grenoble. Lequel estima qu'il s'agissait en fait d'une contamination biologique de la glace d'accrétion par... le liquide de forage, à base de kérosène. Après avoir catalogué et éliminé tous les intrus possibles par analyse ADN, les chercheurs franco-russes ont alors constaté qu'il ne restait quasiment rien dont l'origine puisse être attribuée au lac. Si ce n'est, nouvelle surprise, des traces de bactéries thermophiles, connues pour évoluer dans des eaux dont la température avoisine les 50°C ! Difficilement compatible avec les eaux à - 3°C du lac Vostok... Pour leurs découvreurs, ces bactéries proviendraient en fait de sources hydrothermales situées au niveau de failles sous la calotte polaire, mais elles ne vivraient pas à proprement parler dans le lac. Celui-ci, suggèrent-ils, serait in fine tout simplement... stérile !

LE RÊVE DE CRÉATURES FANTASTIQUES

"La controverse sur la présence de vie dans le lac Vostok n'est pas tranchée, juge John Priscu. Nous continuons de débattre à partir du contenu biologique de la glace d'accrétion, alors qu'on ne sait même pas vraiment ce qui se passe lors de sa formation. C'est pour cela que nous avons absolument besoin d'accéder à l'eau du lac"... Pour le biologiste américain, comme pour Martin Siegert, l'absence de vie dans ces lacs paraît presque impossible. "Nous avons beaucoup appris sur la vie dans les environnements extrêmes au cours des trente dernières années et nous savons maintenant qu'il y a de la vie dans toutes les niches où il y a de l'eau liquide, raisonne John Priscu. Pouvez-vous citer un seul endroit où cela ne soit pas le cas ?"
Une chose est sûre : la réponse pourrait ne plus tarder. Car après quarante années passées sur le seuil de la porte, les scientifiques ont enfin l'espoir d'atteindre ce monde inexploré dont ils ont perçu l'existence avec une acuité sans cesse renforcée. Grâce à une nouvelle ère exploratoire en train de sel mettre en place (lire encadrés), et qui apportera son lot de découvertes comme de possibles déceptions. À l'instar des terra incognita qui figuraient sur les mappemondes du XVe siècle, et dont on imaginait qu'elles abritaient des créatures fantastiques, les lacs sous-glaciaires laissent aujourd'hui les chercheurs rêver aux plus étonnantes formes de vie. Et les révélations sont peut-être pour demain.

LAC WHILLANS : TOUT UN RÉSEAU À EXPLORER
Le lac Whillans (délimité par la zone en bleu/violet) est actif : il se remplit et se vide tous les trois ans.

Explorer tout un réseau sous-glaciaire, du lac Whillans jusqu'à l'océan Antarctique, à 300 km de là : voilà l'ambition du projet Wissard, le seul qui concerne un lac actif. "Whillans se remplit et se vide tous les trois ans", explique John Priscu, qui prévoit d'y accéder en employant la technique de forage par eau chaude. Des géologues tenteront d'identifier la ou les rivières sous-glaciaires qui prennent leur source dans le lac et coulent jusqu'à l'océan. Un sous-marin téléguidé, envoyé à l'embouchure de ces rivières sous la plate-forme de Ross, complétera le dispositif. "Du point de vue biologique, Whillans est probablement différent de Vostok et d'Ellsworth", juge John Priscu. Car il n'est pas très profond, et l'eau y circule rapidement. "S'il y a des organismes vivants, ils sont donc transportés à travers tout le réseau". Signe d'espoir, un volcan actif a été détecté sous la glace à quelques centaines de kilomètres en amont du lac : "Il libère peut -être les éléments chimiques nécessaires à une vie sous la glace"...
LAC VOSTOK : LE PROJET DÉMESURÉ DES GLACIOLOGUES
C'est le Graal des glaciologues. Le lac qui surclasse tous les autres.

Tout à la fois, et de loin, le plus grand, le plus profond et probablement le plus ancien de l'Antarctique. Depuis 1996, date à laquelle ses dimensions spectaculaires ont été révélées, le lac Vostok fait l'objet de toutes les attentions et de tous les fantasmes. Présent avant la mise en place de la calotte polaire, il serait resté totalement isolé de l'atmosphère au cours des vingt derniers millions d'années. De quoi imaginer que la vie y ait évolué en toute indépendance, vers des formes inédites ! Par le plus grand des hasards, ce lac géant est situé sous la station scientifique russe Vostok. C'est là qu'a été extraite une carotte de glace renfermant 400.000 ans d'archives climatiques de l'Antarctique. Pour atteindre le lac, les chercheurs ont décidé de prolonger un forage mécanique initié en 1990. Une solution plus simple qu'un forage à l'eau chaude comme à Ellsworth ou Whillans, car avec les températures extrêmes régnant à Vostok (qui flirtent parfois avec les -90°C), il faudrait des quantités astronomiques de carburant pour faire fondre la glace et maintenir le trou ouvert. Mais vingt ans après le début du forage, l'eau du lac n'a toujours pas été atteinte. "Il reste environ 30 m à parcourir, révèle Valéri lukin, le responsable du projet. Nous aurons peut-être fini en janvier 2012 !" Le premier pas d'une fantastique exploration serait ainsi franchi..."

B.B. - SCIENCE & VIE Hors Série > Décembre > 2011

 

   
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