Les Deltas du Monde Prennent l'Eau

Un demi-milliard de personnes vivent sur ces 5 % des surfaces continentales. Mais l'activité humaine fait couler ces terres gagnées sur la mer par le dépôt des sédiments charriés par les fleuves. Deltas du Nil, du Gange et même du Rhône, les scientifiques sonnent l'alarme.

"En péril !" Tel est le tampon que James Syvitski, géologue de renom de l'université du Colorado, pourrait apposer sur une carte pointant les deltas des grands fleuves du monde. Ces terres gagnées sur la mer au fil des millénaires par le dépôt des sédiments charriés par les fleuves, sont en effet menacées aujourd'hui de perdre pied. Selon l'étude des 33 plus grands deltas du globe par James Syvitski et ses collègues américains, anglais et japonais, seuls cinq pourraient gagner leur duel face à l'océan (carte ->). Dans la mesure où près d'un demi-milliard de personnes ont élu domicile sur ces étendues propices à l'agriculture, qui ne représentent pourtant que 5 % des surfaces continentales, la perspective d'une immersion des deltas a de quoi inquiéter.
D'autant plus que si la menace vient de la mer, la cause première est à chercher sur la terre ferme. "Les deltas s'enfoncent d'eux-mêmes plus rapidement que la mer ne monte !", précise James Syvitski. Ainsi, si le niveau des mers s'élève de 2 à 3 millimètres par an en moyenne, certains deltas, comme celui du Mississippi ou du Niger, s'affaissent, eux, de plusieurs centimètres par an. Les deltas sont donc en train decouler ! L'origine de ce naufrage ? Principalement l'activité humaine, qui a perturbé la dynamique naturelle de construction et de maintien des deltas. Comment ? En domestiquant les fleuves à grand renfort de barrages et de digues, l'homme a certes dompté les crues, mais il a réduit les quantités de sédiments qui parvenaient jusqu'aux deltas. "Le désir de stabilité de l'homme s'oppose au dynamisme par lequel les deltas se maintiennent naturellement", résume Charles Vorosmarty, du City College de New York, co-auteur de l'étude. Par ailleurs, le pompage des réserves souterraines d'eau, de gaz ou de pétrole au sein des deltas accélère le phénomène naturel de compaction des terrains sous leur propre poids. Au cours du XXè siècle, le delta du Pô en Italie s'est ainsi enfoncé de 3,7 mètres, et 80 % de cet affaissement sont attribués à l'extraction de gaz naturel.

RISQUES D'INONDATION ET ÉROSIONS CÔTIÈRES

Le résultat de cette confrontation entre l'homme et la nature saute d'ailleurs aux yeux, dès que l'on se penche sur la topographie de ces deltas. Après avoir étudié des photos satellite (delta du Gange ->), James Syvitski a ainsi conclu que, tous deltas cumulés, 33.000 km² de terrains sont actuellement situés sous le niveau des mers, juste protégés des inondations par des barrières naturelles (dunes) ou artificielles (digues). Soit une superficie à peu près équivalente à celle de la Belgique, mais avec une densité de population deux à trois fois plus importante. "Parviendra-t-on éternellement à empêcher la mer d'envahir ces zones ?", se demande le géologue. À ces dépressions s'ajoutent 70.000 km² de terres s'élevant à moins de 2 mètres, et donc susceptibles d'être confrontées à des inondations côtières en cas de tempête. Pour mémoire, lors du passage du cyclone Nargis, qui a frappé le delta de l'Irrawaddy (Birmanie) en mai 2008 - faisant 138.000 morts et disparus -, les vagues ont recouvert des zones situées à 6 mètres au-dessus du niveau des mers... Et il n'y a pas que le risque d'inondation : un peu partout, on observe un recul de la côte, lié à l'érosion côtière accélérée par la montée des eaux. Le littoral du Rhône a par exemple reculé en moyenne de 4 mètres par an entre 1945 et 1985 !

Rongés et amaigris, les deltas du monde sont donc dans une phase critique. "Sans tomber dans le catastrophisme, il est justifié de tirer la sonnette d'alarme, estime Mireille Provansal, géographe à l'université d'Aix-Marseille. D'ailleurs, certains pays envisagent de restaurer la dynamique naturelle des deltas pour faire face à cette menace." Comme aux États-Unis, où les autorités ont le projet de faire sauter des digues sur le Mississippi (->) pour réalimenter le delta en sédiments et freiner le recul du trait de côte. 2000 km² de nouveaux terrains pourraient ainsi être créés... en un siècle. Et, dans le même temps, 4000 km² du delta seraient forcément voués à disparaître... Autre piste, aux effets plus immédiats : réduire la pression sur les ressources souterraines. "Lorsque l'on réduit le pompage d'eau ou d'hydrocarbures, le delta réagit en quelques années seulement, note James Syvitski. Le taux d'enfoncement diminue alors significativement, mais le processus de compaction naturel ne s'arrête pas pour autant." On le voit, sauver les deltas du monde constitue un défi d'envergure.

Ironie de l'histoire, nombre de ces deltas doivent leur existence à l'homme. Déforestation, agriculture, fragilisation des sols ont en effet favorisé l'érosion des continents. Les quantités de sédiments transportées par les fleuves au cours des derniers millénaires ont ainsi fortement augmenté, permettant de gagner sur la mer de précieuses surfaces. "Sans l'homme, je ne pense pas qu'il y aurait eu un delta de l'Ebre ou du Pô, ni que le delta du Rhône serait tel qu'il est aujourd'hui", estime James Syvitski. En un mot, si rien d'efficace n'est fait, l'homme va continuer de détruire ce qu'il avait créé, hier, sans le savoir.

      

B.B. - SCIENCE & VIE > Avril > 2010
 

   
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