Battu par des vents violents, le tumultueux océan Austral déverse d'énormes masses d'eau dans les bassins Atlantique, Pacifique et indien, à un débit inégalé dans le monde. Longtemps ignoré l'ocean Austral bénéficie pourtant d'une position géographique qui lui confère un rôle majeur dans la circulation océanique mondiale. L'avenir de la machine climatique terrestre pourrait même s'y jouer... Trop éloigné des terres, trop hostile, trop vaste. L'océan Austral, avec son climat extrême, ses tempêtes hivernales, ses quarantièmes rugissants et ses cinquantièmes hurlants, a longtemps été négligé par les océanographes. Contrairement au continent antarctique, étudié depuis plus de cinquante ans, ses eaux tumultueuses, brassées par les vents les plus puissants du monde, n'encourageaient guère aux expéditions scientifiques jusqu'aux années 1990. Les temps ont changé ! Car aujourd'hui, les chercheurs s'activent sur l'océan Austral et multiplient les plates-formes d'observation. Satellites, navires scientifiques, balises Argo, capteurs placés sur des éléphants de mer (encadré ci-dessous)... Autant de moyens qui apportent désormais chaque année leur précieuse moisson de données. Car le besoin d'informations est immense !
Il y a quelques années, les chercheurs se sont en effet aperçus que cet océan jouait un rôle majeur dans la circulation océanique globale. Ce qui en fait un acteur de premier plan de la machine climatique terrestre ! Situé tout en bas des planisphères, l'océan Austral se fait un peu discret, comme le continent antarctique qu'il encercle. Pourtant, il s'agit du seul océan à ne pas être limité par des continents : à lui seul, il met en relation les trois grands Bassins atlantique, indien et pacifique. Il y déverse d'énormes masses d'eau qui plongent dans les profondeurs, puis sont restituées en surface à des milliers de kilomètres de là, contribuant à la circulation océanique mondiale. Ce système de courants planétaires, l'océanographe américain Wallace Broecker l'a popularisé à la fin des années 1990 en le comparant à un gigantesque "tapis roulant". Grossièrement, les eaux de l'Atlantique Nord plongent dans les profondeurs pour rejoindre le Sud : elles passent par l'océan Austral, puis remontent en surface dans le Pacifique Nord : elles reviennent ensuite par l'océan Indien, longent les côtes de l'Afrique du Sud et filent vers la côte Est des États-Unis. De là, elles retournent vers les mers nordiques où elles plongent à nouveau. Et le mouvement est sans fin. 150 MILLIONS DE M³ D'EAU PAR SECONDE "Notre vision a complètement évolué, explique Sabrina Speich, du Laboratoire de physique des océans à Brest, car on comprend mieux les mécanismes qui mettent en mouvement les masses d'eau. Il y a certes le sel et le froid, mais aussi, plus largement, tout ce qui rend l'océan plus turbulent comme les vents, les marées ou l'interaction avec les reliefs sous-marins. "Or, dans cette nouvelle approche, le très tourmenté courant circumpolaire antarctique acquiert un rôle crucial. Car ce courant en forme d'anneau, qui encercle tout le continent antarctique, est le plus important au monde. Long de 20.000 km et large de 200 à 1000 km, il charrie d'énormes volumes d'eau sur plus de 2000 m de profondeur. Son débit hallucinant avoisine les 150 millions de mètres cubes par seconde, soit 150 fois le débit de tous les fleuves du monde. Poussé par les vents d'ouest, il tourne autour de l'Antarctique d'ouest en est, entre 40° S et 50° S - les fameux quarantièmes rugissants. C'est une sorte de grande lessiveuse qui brasse les eaux mondiales avant de les redistribuer. Et ce brassage commence tout juste à être décrypté (infographie). DES TEMPÊTES PLUS FRÉQUENTES Il était temps ! Car une question primordiale attend les océanographes : le changement climatique va-t-il modifier cette circulation australe ? Et quel sera en retour l'impact de ce changement sur le climat ? En effet, comme tous les océans, l'Austral emmagasine une grande partie de la surchauffe planétaire liée à l'augmentation des gaz à effet de serre. "Le réchauffement a été absorbé à 90 % par les océans, commente Sabrina Speich. Sans eux, la température atmosphérique aurait augmenté de plus de 18°C ! L'Austral a pris une part importante à ce phénomène en absorbant 40 % de l'excès". Continuera-t-il à jouer ce rôle de tampon ? Pour Julien Le Sommer, du Laboratoire des écoulements géophysiques et industriels à Grenoble, "la modification climatique la plus frappante vient des vents d'ouest dont l'intensité a augmenté et qui soufflent plus au Sud". Les épisodes de tempête sur l'océan Austral ont ainsi été plus nombreux et plus marqués sur les dernières décennies. La raison probable : le trou dans la couche d'ozone, conjugué à l'augmentation de la concentration des gaz à effet de serre dans l'atmosphère. L'IMPACT DES TOURBILLONS MARINS Et voilà bien tout l'enjeu d'étudier de près ce qui se passe dans l'Austral : si l'intensité des vents continue d'augmenter, le courant circumpolaire pourrait s'accélérer et renforcer la remontée des eaux profondes venant des trois bassins océaniques ! De quoi accélérer la circulation globale, et donc le transport de chaleur vers l'Atlantique Nord. Au risque de faire grimper les températures dans l'hémisphère Nord... Ce n'est pas tout. Un autre phénomène pourrait peser dans la balance : le courant circumpolaire serait en train de devenir plus turbulent. Selon l'importance du relief sous-marin, il forme des méandres qui peuvent se détacher pour devenir des tourbillons, l'équivalent marin des cyclones et anticyclones, D'une dizaine à une centaine de kilomètres de diamètre, ils peuvent atteindre les 1000 mètres de profondeur. "On commence tout juste à suivre ces phénomènes avec précision et à les quantifier", commente Sabrina Speich. Les satellites assurent en effet une bonne couverture spatiale des tourbillons, mais ne permettent pas de les comprendre finement. Et leur dimension est trop petite pour que les modèles informatiques en rendent bien compte. Mais les chercheurs ont tout de même remarqué que certains de ces tourbillons parviennent à s'extraire du courant circumpolaire pour se déplacer vers les régions subtropicales, où ils apportent de grandes quantités d'eau peu salée. Dans l'Atlantique Sud, elles se mêleraient alors aux eaux très salées du courant des Aiguilles qui croise au sud de l'Afrique et alimente habituellement l'Atlantique Nord, fournissant une partie du sel nécessaire à la plongée des eaux dans cette dernière partie du globe. En diluant ces eaux salées, les tourbillons échappés de l'Austral pourraient donc freiner la circulation mondiale. Qu'adviendrait-il alors du climat terrestre ? Probablement un réchauffement accru aux tropiques, et moindre dans l'hémisphère Nord... "Cet effet des tourbillons s'opposerait à celui de l'accélération du courant circumpolaire due au renforcement des vents, et viendrait contrer la remontée des eaux profondes", note Jean-Baptiste Sallée. Comment ces deux mécanismes antagonistes vont-ils se combiner, lequel prendra le pas sur l'autre ? La question est soulevée. DES EAUX ABYSSALES MOINS DENSES ? La formation de ces eaux denses résulte pour l'essentiel de la présence de polynies, d'énormes trous dans la banquise créés par les vents qui déferlent sur les côtes du continent à plus de 300 km/h, et rompent par endroits la couche de glace. En gelant de nouveau, l'eau de mer libère son sel qui se concentre sous la banquise. La saumure ainsi formée est particulièrement froide, autour de -1,8°C, et extrêmement dense. Elle coule le long du talus océanique jusqu'à une cuvette naturelle, de laquelle elle déborde pour rejoindre les grands fonds. Or, avec le réchauffement, cette sous-couche abyssale, pourrait changer de caractéristiques et devenir un peu moins dense lors de sa formation, à la fois en perdant en salinité avec l'augmentation de la fonte des glaces flottantes et en gagnant quelques degrés de température. Ce qui pourait aussi être le cas des eaux profondes.
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