Antarctique : Courants Océaniques

La Clé Australe

Battu par des vents violents, le tumultueux océan Austral déverse d'énormes masses d'eau dans les bassins Atlantique, Pacifique et indien, à un débit inégalé dans le monde. Longtemps ignoré l'ocean Austral bénéficie pourtant d'une position géographique qui lui confère un rôle majeur dans la circulation océanique mondiale. L'avenir de la machine climatique terrestre pourrait même s'y jouer...

Trop éloigné des terres, trop hostile, trop vaste. L'océan Austral, avec son climat extrême, ses tempêtes hivernales, ses quarantièmes rugissants et ses cinquantièmes hurlants, a longtemps été négligé par les océanographes. Contrairement au continent antarctique, étudié depuis plus de cinquante ans, ses eaux tumultueuses, brassées par les vents les plus puissants du monde, n'encourageaient guère aux expéditions scientifiques jusqu'aux années 1990. Les temps ont changé ! Car aujourd'hui, les chercheurs s'activent sur l'océan Austral et multiplient les plates-formes d'observation. Satellites, navires scientifiques, balises Argo, capteurs placés sur des éléphants de mer (encadré ci-dessous)... Autant de moyens qui apportent désormais chaque année leur précieuse moisson de données. Car le besoin d'informations est immense !

LES ÉLÉPHANTS DE MER, SENTINELLES DE L'OCÉAN AUSTRAL
Sur la tête de cet éléphant de mer, une balise Argos munie de capteurs de pression. température et salinité.

"Sans eux, nous aurions très peu de données sur l'Antarctique au-delà de 60° S", s'amuse Christophe Guinet, du Centre d'études biologiques de Chizé. les éléphants de mer sont devenus les indispensables auxiliaires des océanographes. Quel que soit le temps, dix mois de l'année, ils parcourent les eaux les plus australes de la planète. Alors que les satellites sont aveuglés par les nuages, que les balises dérivent et que les navires ne se risquent que l'été dans ces eaux inhospitalières, les éléphants de mer amassent sans relâche, grâce à la balise dont on coiffe leur tête, des milliers d'informations : coordonnées spatio-temporelles, salinité, température et parfois même concentration de chlorophylle. À l'origine, les écologues les avaient équipés pour mieux connaître leur comportement et leur environnement. Mais très vite, les océanographes ont saisi l'intérêt de "cette plates-formes d'observation" vivante qui plonge 60 fois par jour jusqu'à 2000 m de profondeur. La balise récupère des données toutes les deux secondes ; elles sont transmises 4 fois par jour quand le satellite passe au-dessus de l'Antarctique, et en moins de trois minutes quand l'animal sort la tête de l'eau pour respirer.

Il y a quelques années, les chercheurs se sont en effet aperçus que cet océan jouait un rôle majeur dans la circulation océanique globale. Ce qui en fait un acteur de premier plan de la machine climatique terrestre ! Situé tout en bas des planisphères, l'océan Austral se fait un peu discret, comme le continent antarctique qu'il encercle. Pourtant, il s'agit du seul océan à ne pas être limité par des continents : à lui seul, il met en relation les trois grands Bassins atlantique, indien et pacifique. Il y déverse d'énormes masses d'eau qui plongent dans les profondeurs, puis sont restituées en surface à des milliers de kilomètres de là, contribuant à la circulation océanique mondiale. Ce système de courants planétaires, l'océanographe américain Wallace Broecker l'a popularisé à la fin des années 1990 en le comparant à un gigantesque "tapis roulant". Grossièrement, les eaux de l'Atlantique Nord plongent dans les profondeurs pour rejoindre le Sud : elles passent par l'océan Austral, puis remontent en surface dans le Pacifique Nord : elles reviennent ensuite par l'océan Indien, longent les côtes de l'Afrique du Sud et filent vers la côte Est des États-Unis. De là, elles retournent vers les mers nordiques où elles plongent à nouveau. Et le mouvement est sans fin.
Les principaux moteurs de cette circulation ? Le froid et le sel, qui rendent les eaux de surface du Nord si denses qu'elles plongent vers les profondeurs. Or, ce mécanisme contrôle une grande partie du climat terrestre, car l'océan joue un rôle aussi important que l'atmosphère dans sa régulation. Véritable pompe à chaleur planétaire, il accumule, puis transporte vers les latitudes plus élevées la chaleur reçue du soleil dans les régions tropicales. Cette capacité à stocker la chaleur lui permet par exemple d'atténuer les variations climatiques saisonnières près des côtes. Le problème, c'est que ce schéma très "atlantico-centré", qui fait de l'Atlantique Nord le grand maître des océans, de l'Indien et du Pacifique ses auxiliaires, et qui relègue l'océan Austral au statut de simple courroie de transmission, est en train de vaciller...

150 MILLIONS DE M³ D'EAU PAR SECONDE

"Notre vision a complètement évolué, explique Sabrina Speich, du Laboratoire de physique des océans à Brest, car on comprend mieux les mécanismes qui mettent en mouvement les masses d'eau. Il y a certes le sel et le froid, mais aussi, plus largement, tout ce qui rend l'océan plus turbulent comme les vents, les marées ou l'interaction avec les reliefs sous-marins. "Or, dans cette nouvelle approche, le très tourmenté courant circumpolaire antarctique acquiert un rôle crucial. Car ce courant en forme d'anneau, qui encercle tout le continent antarctique, est le plus important au monde. Long de 20.000 km et large de 200 à 1000 km, il charrie d'énormes volumes d'eau sur plus de 2000 m de profondeur. Son débit hallucinant avoisine les 150 millions de mètres cubes par seconde, soit 150 fois le débit de tous les fleuves du monde. Poussé par les vents d'ouest, il tourne autour de l'Antarctique d'ouest en est, entre 40° S et 50° S - les fameux quarantièmes rugissants. C'est une sorte de grande lessiveuse qui brasse les eaux mondiales avant de les redistribuer. Et ce brassage commence tout juste à être décrypté (infographie).

DES TEMPÊTES PLUS FRÉQUENTES

Il était temps ! Car une question primordiale attend les océanographes : le changement climatique va-t-il modifier cette circulation australe ? Et quel sera en retour l'impact de ce changement sur le climat ? En effet, comme tous les océans, l'Austral emmagasine une grande partie de la surchauffe planétaire liée à l'augmentation des gaz à effet de serre. "Le réchauffement a été absorbé à 90 % par les océans, commente Sabrina Speich. Sans eux, la température atmosphérique aurait augmenté de plus de 18°C ! L'Austral a pris une part importante à ce phénomène en absorbant 40 % de l'excès". Continuera-t-il à jouer ce rôle de tampon ? Pour Julien Le Sommer, du Laboratoire des écoulements géophysiques et industriels à Grenoble, "la modification climatique la plus frappante vient des vents d'ouest dont l'intensité a augmenté et qui soufflent plus au Sud". Les épisodes de tempête sur l'océan Austral ont ainsi été plus nombreux et plus marqués sur les dernières décennies. La raison probable : le trou dans la couche d'ozone, conjugué à l'augmentation de la concentration des gaz à effet de serre dans l'atmosphère.
Or, les océanographes ont compris depuis peu que les vents jouaient un rôle capital dans la mise en place de la circulation océanique australe. Car ceux qui soufflent au-dessus de l'océan Austral créent une dépression, "un creux" à la surface de l'eau. Lequel "tire" les eaux profondes formées l'hiver dans l'Atlantique Nord : pour combler ce creux, celles-ci remontent en effet vers la surface, où elles se réchauffent et rejoignent le courant circumpolaire. Puis, en hiver, au contact des eaux froides antarctiques, elles se refroidissent et forment une masse d'eau dense qui plonge entre 500 et 1500 m de profondeur à l'est des secteurs indien, pacifique et atlantique de l'Austral. "Ces eaux intermédiaires influencent le climat sur une échelle allant de la dizaine à la centaine d'années", précise Jean-Baptiste Sallée, du British Antarctic Survey.

L'IMPACT DES TOURBILLONS MARINS

Et voilà bien tout l'enjeu d'étudier de près ce qui se passe dans l'Austral : si l'intensité des vents continue d'augmenter, le courant circumpolaire pourrait s'accélérer et renforcer la remontée des eaux profondes venant des trois bassins océaniques ! De quoi accélérer la circulation globale, et donc le transport de chaleur vers l'Atlantique Nord. Au risque de faire grimper les températures dans l'hémisphère Nord... Ce n'est pas tout. Un autre phénomène pourrait peser dans la balance : le courant circumpolaire serait en train de devenir plus turbulent. Selon l'importance du relief sous-marin, il forme des méandres qui peuvent se détacher pour devenir des tourbillons, l'équivalent marin des cyclones et anticyclones, D'une dizaine à une centaine de kilomètres de diamètre, ils peuvent atteindre les 1000 mètres de profondeur. "On commence tout juste à suivre ces phénomènes avec précision et à les quantifier", commente Sabrina Speich. Les satellites assurent en effet une bonne couverture spatiale des tourbillons, mais ne permettent pas de les comprendre finement. Et leur dimension est trop petite pour que les modèles informatiques en rendent bien compte. Mais les chercheurs ont tout de même remarqué que certains de ces tourbillons parviennent à s'extraire du courant circumpolaire pour se déplacer vers les régions subtropicales, où ils apportent de grandes quantités d'eau peu salée. Dans l'Atlantique Sud, elles se mêleraient alors aux eaux très salées du courant des Aiguilles qui croise au sud de l'Afrique et alimente habituellement l'Atlantique Nord, fournissant une partie du sel nécessaire à la plongée des eaux dans cette dernière partie du globe. En diluant ces eaux salées, les tourbillons échappés de l'Austral pourraient donc freiner la circulation mondiale. Qu'adviendrait-il alors du climat terrestre ? Probablement un réchauffement accru aux tropiques, et moindre dans l'hémisphère Nord... "Cet effet des tourbillons s'opposerait à celui de l'accélération du courant circumpolaire due au renforcement des vents, et viendrait contrer la remontée des eaux profondes", note Jean-Baptiste Sallée. Comment ces deux mécanismes antagonistes vont-ils se combiner, lequel prendra le pas sur l'autre ? La question est soulevée.
Sans compter qu'un troisième élément vient compliquer la situation : quel effet le réchauffement aura-t-il sur les eaux abyssales et profondes de l'Antarctique, et donc sur la circulation profonde des autres océans ? Car l'hiver antarctique est propice à la formation des eaux les plus denses de la planète, près des côtes de la terre Adélie et dans les mers de Weddell et de Ross. Composantes essentielles de la circulation mondiale, elles glissent le long du talus continental jusqu'à 4000, voire 6000 mètres de profondeur, et vont tapisser lentement, sur plusieurs siècles, le fond des trois principaux Bassins indien, atlantique et pacifique.

DES EAUX ABYSSALES MOINS DENSES ?

La formation de ces eaux denses résulte pour l'essentiel de la présence de polynies, d'énormes trous dans la banquise créés par les vents qui déferlent sur les côtes du continent à plus de 300 km/h, et rompent par endroits la couche de glace. En gelant de nouveau, l'eau de mer libère son sel qui se concentre sous la banquise. La saumure ainsi formée est particulièrement froide, autour de -1,8°C, et extrêmement dense. Elle coule le long du talus océanique jusqu'à une cuvette naturelle, de laquelle elle déborde pour rejoindre les grands fonds. Or, avec le réchauffement, cette sous-couche abyssale, pourrait changer de caractéristiques et devenir un peu moins dense lors de sa formation, à la fois en perdant en salinité avec l'augmentation de la fonte des glaces flottantes et en gagnant quelques degrés de température. Ce qui pourait aussi être le cas des eaux profondes.
Difficile, à ce stade, de prédire l'influence du changement climatique sur la circulation océanique globale. Insignifiante ? Progressive ? Elle pourrait aussi bien être soudaine et brutale : "L'étude du climat passé nous a appris qu'il existait des seuils au-delà desquels la machine climatique bascule complètement en quelques dizaines d'années", rappelle Didier Paillard, du Laboratoire des sciences du climat et de l'environnement à Gif-sur-Yvette. Ici, les observations sont encore trop rares et les séries de données trop courtes pour identifier ce qui relève des cycles naturels ou témoigne d'un changement plus profond. Une chose est sûre, l'avenir du climat mondial se joue en bonne partie dans les eaux oubliées de l'Extrême-Sud.

P.L. - SCIENCE & VIE Hors Série > Décembre > 2011
 

   
 C.S. - Maréva Inc. © 2000 
 charlyjo@laposte.net