Des tourbillons de plus de 100 km de diamètre (ci-contre en bleu, vu de l'espace), privés d'oxygène, se forment régulièrement à l'ouest de la côte africaine, ont découvert des chercheurs allemands. Issus de la déstabilisation d'un courant marin, ils tournent à une vitesse qui les isole de l'océan environnant pendant les quelques mois de leur existence. Ils épuisent ainsi rapidement leur stock d'oxygène puis la vie y devient pratiquement impossible. Si leur trajectoire croisait par hasard une île, avertissent les chercheurs, ils pourraient en stériliser les côtes.
Les scientifiques savaient depuis longtemps que d'immenses tourbillons se forment dans les océans. Or, pour mieux les repérer, un physicien les a mis en équation. Surprise : les équations sont les mêmes que celles décrivant un trou noir cosmique. Ils sont 10 mille. Dix mille monstres à dériver à la surface des océans. Dix mille gouffres engendrés par les courants marins qui voyagent durant plusieurs mois entre les continents. Pour autant, rien à voir avec les fantasmatiques maelströms capables d'engloutir bateaux et baleines (voir encadré) : un navire les traverse sans même que son équipage s'en rende compte, de même que la plupart des organismes marins - l'eau n'y tourne qu'à raison de quelques centaines de mètres par heure. Mais, pour le plancton primaire qui vit dedans, pour les gouttes d'eau qui les composent, pour le sel qui y est dissous, pour la chaleur qui y est emmagasinée, ces tourbillons qui peuvent atteindre une centaine de kilomètres de diamètre et dont les racines plongent jusqu'à 1000 mètres sous la surface, forment de véritables trous noirs.
Ces tourbillons océaniques tournant sur eux-mêmes sans altération ne sont rien de moins que les alter ego terrestres de ces Léviathan cosmiques dévoreurs d'étoiles : une fois aspirés dedans, aucune goutte n'a la moindre chance d'entrer en contact avec le reste de l'océan, le long des milliers de kilomètres parcourus. Autrement dit, la frontière de ces tourbillons dessine un véritable "ailleurs", un espace totalement coupé du reste des mers, une île littéralement en dehors de notre monde... D'où l'idée du physicien américain d'imaginer une méthode mathématique susceptible de les repérer à coup sûr. "Basiquement, l'idée était de résoudre des équations pour caractériser précisément la frontière d'un tourbillon en tant que boucle fermée et stationnaire dans le temps de l'écoulement", précise le scientifique. Or, une fois griffonnés sur le papier, les signes mathématiques étaient on ne peut plus clairs : les orbites décrites par le fluide à la frontière d'un tourbillon océanique font apparaître des équations parfaitement identiques à celles qui décrivent la structure de l'espace-temps aux abords d'un trou noir. "À dire vrai, nous ne nous attendions absolument pas à ce que des outils développés pour la relativité générale jouent ici le moindre rôle, avoue le chercheur. C'était tout à fait nouveau et surprenant". LA PREUVE PAR LES SATELLITES (->) : On voit ici 7 des 8 tourbillons repérés au large de l'Afrique du Sud. Ces structures hydrodynamiques obéissent aux mêmes lois physiques que les trous noirs dans l'Univers. Les équations de George Haller vént donc bien au-delà de la métaphore poétique. Elles révèlent l'existence de structures stables qui influencent secrètement la dynamique de l'univers aux alentours. Et permettent de repérer précisément où sont ces nouveaux Léviathan, qui passent si facilement inaperçus. Mises à profit sur des images satellites du courant des Aiguilles, au large de l'Afrique du Sud, elles ont ainsi permis de repérer 8 tourbillons qui se sont effectivement révélés être des structures hydrodynamiques cohérentes pendant plusieurs mois. Et le théoricien est persuadé que son étonnante analogie aidera les géophysiciens à y voir plus clair à la surface de l'océan. Guillaume Lapeyre, au Laboratoire de météorologie dynamique de l'Ecole normale supérieure, à Paris, nuance : "II manque à l'ensemble de ces outils la prise en compte des mouvements verticaux au sein d'un tourbillon. Il reste donc du travail à faire". Il n'empêche, qui aurait pu imaginer que la physique des trous noirs puisse avoir droit de cité au fond des océans ? Et que certains de ces astres sombres, dont l'existence même est longtemps restée une hypothèse pour les cosmologistes, se nichaient en réalité si près de nous, à quelques milles de nos côtes ?
La formation de tourbillons à la surface des océans pourrait expliquer la propagation d'organismes vivant à proximité des sources hydrothermales, tout au fond des océans. Diane Adams (Woods Hole Oceanographie Institution, États-Unis) a ainsi observé à 2300 m de profondeur, au niveau de la dorsale Est-Pacifique, que la vitesse des courants marins de fond était multipliée par trois lors du passage d'un tourbillon de 375 km de diamètre en surface. Ces courants transportent des larves mais aussi la chaleur et les produits chimiques issus des sources. À leur vitesse ordinaire, ces larves mourraient de froid avant de pouvoir rejoindre un autre évent. Cette accélération explique ainsi comment certaines espèces ont pu se disséminer sur des distances considérables. De plus, ces grands tourbillons sont provoqués par des phénomènes atmosphériques. Jusqu'à présent l'influence de l'atmosphère était censée se limiter aux couches supérieures de l'océan. Cette étude montre que ce n'est pas le cas. Si les fonds océaniques ne sont pas à l'abri des modifications de l'atmosphère, les écosystèmes très particuliers qui y vivent, pourraient être influencés par les changements climatiques.
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