C'est une superbe découverte, celle d'organismes vivants marins évolués et datant de 2,1 milliards d'années. L'annonce de fossiles de plusieurs centimètres de long trouvés dans des sédiments au Gabon, notamment par Abderrazak El Albani, professeur à l'université de Poitiers et à la tête d'une équipe internationale, avait surpris le monde entier en 2010. Leur article avait même fait la couverture de la prestigieuse revue Nature. Car ces fossiles sont un milliard et demi d'années en avance sur ceux d'Ediacara en Australie (600 millions d'années, MA), eux-mêmes devançant "l'explosion du cambrien" (542 MA).
Decouverts par hasard dans une carrière gabonaise, des fossiles inconnus sont en train de bouleverser l'histoire du vivant : du haut de leurs 2,1 milliards d'années et de leur incroyable diversité, ils sont les témoins du premier écosystème ! Plongée dans un monde disparu insoupçonné... C'est le plus vieux "bestiaire" connu, le plus ancien écosystème jamais découvert... et le plus étrange aussi. Avec ses improbables créatures médusoïdes de 2,1 milliards d'années peuplant des eaux à l'ambiance quasi tropicale, il ne devrait simplement pas exister si l'on se fie aux diverses chronologies des premiers pas de la vie établies il y a encore seulement quatre ans. PLUS DE 500 SPÉCIMENS... La vie, pensait-on, c'était alors de simples bactéries, à peine concurrencées par quelques cellules plus complexes - mais rien d'aussi grands, rien de pluricellulaires. Et pourtant... les créatures sont là, entre les mains d'Abderrazak El Albani, de l'université de Poitiers, qui n'en revient toujours pas entièrement. "Quand on travaille sur ce genre de sujet, on se bat contre des dogmes et le conformisme. Il est très difficile de sortir des sentiers battus et des schémas classiques bien établis, a réalisé le sédimentologue et biogéochimiste. Alors soit on est passionné et on y va à fond, soit on n'y va pas"... Lui a décidé d'y aller. Depuis 6 ans et sa découverte quasi fortuite au Gabon d'un petit fossile en forme "d'Oreille" dessiné par des paillettes de pyrite dorées sur du schiste argileux noir, il n'a pas arrêté. Si bien qu'après une première étude assez marquante pour obtenir la converture de la revue scientifique Nature, le chercheur récidive : "En 2010, nous avions présenté notre découverte et avancé nos arguments quant à son origine biologique et non minérale. Aujourd'hui, nous présentons tout un panel d'organismes pluricellulaires différents... Pour la première fois, nous nous autorisons à parler de biodiversité : car c'est bien tout un écosystème - unique - que l'on met en lumière". "Et le site est encore niche", sourit Abderrazak El Albani, qui se réjouit de la mobilisation gabonaise jusqu'au sommet de l'Etat pour protéger la zone de fouille. Quelques hectares ont été explorés, mais il y a des fossiles sur quelque 45 niveaux superposés soit une épaisseur de 5 m ! Et sur les strates les plus riches, les scientifiques comptent jusqu'à 50 fossiles par m², qui plus est de types différents. Une diversité totalement inattendue, mais que le sédimentologue, prudent, s'était bien gardé d'annoncer avant d'en savoir plus... "Il y avait tant de questions et de doutes, légitimes, que nous avons voulu apporter les réponses les plus propres possibles. Alors il nous fallait des faits, des protocoles d'études et des résultats solides", souligne-t-il. Partisan de la pluridisciplinarité, il a donc sans hésiter fait appel à tous les spécialistes qui pouvaient lui permettre de mieux comprendre l'environnement de ces improbables fossiles, le pourquoi de leur apparition inattendue comme de leur disparition ou encore de leur parfaite conservation minérale 2 milliards d'années plus tard. UNE AVALANCHE DE DONNÉES C'est peu dire que l'équipe n'a pas lésiné sur les moyens. La géochimie par spectrométrie de masse a permis d'établir l'évolution des conditions d'oxygénation du milieu ; la minéralogie, le degré de transformation des roches et les températures ; la spectroscopie par sonde ionique, l'origine biologique des spécimens collectés et la microscopie, la microtomographie à rayon X couplée à la modélisation 3D leur morphologie, etc. Une avalanche de données que se sont partagés des experts un peu partout sur la planète, qu'ils soient chimistes, paléontologues, géologues ou biologistes. Un choix plus que bénéfique au vu des réponses qui arrivent, les unes après les autres. Le scénario de leur origine, déjà, s'est éclairci. "En fait, c'est une répétition, avant l'heure, du phénomène à l'origine de la faune australienne d'Ediacara il y a 600 millions d'années première explosion jusqu'ici connue de la biodiversité à la fin du Précambrien, voir encadré p. 94), explique Abderrazak El Albani. Il y a 2,3 milliards d'années, la Terre sort d'une glaciation, le taux d'oxygène dans l'atmosphère monte à 4 % (contre 0,001 % auparavant et 21 % actuellement), ce qui permet le développement d'organismes plus complexes. Et la baisse brutale qui suit 300 millions d'années plus tard leur sera sûrement fatale". Leur miraculeuse conservation s'explique également par l'action de bactéries dites sulfatoréductrices : "À la mort d'un organisme, elles sont capables de transformer rapidement sa matière organique en matière minérale, ici de la pyrite, en donnant ainsi quasiment une photographie 3D naturelle, s'enthousiasme le jeune professeur. Puis il a fallu que les fossiles en formation soient correctement enfouis, qu'il n'y ait pas d'érosion, pas trop d'activité tectonique ni de transformation des roches qui les auraient détruits". Et il a fallu enfin un oil capable de les reconnaître pour ce qu'ils étaient, ce qu'ils avaient pu être. Des formes de vie inédites, plus étranges que tout ce qu'on a pu voir jusqu'ici car disparues sans descendance connue depuis des éons. On comprend la détermination prudente des chercheurs à explorer pas à pas cette jungle primordiale pour, d'une certaine façon, lui redonner vie dans l'environnement qui devait être le sien au lointain Protérozoique...
L'existence de fossiles "hybrides" entre deux morphologies pourtant apparemment distinctes pourrait peut-être suggérer que certains changeaient avec l'âge. Un peu comme le cycle de croissance des méduses actuelles les font passer par des formes extrêmement différentes avant d'atteindre l'âge adulte. Si la fossilisation n'a a priori pas conservé les structures ou organes internes, elle a tout de même préservé la trace de certains cloisonnements et replis : se repèrent ainsi comme des nodosités dans certains spécimens allongés ou dans des "queues", ainsi que ce qui a pu être des bombés au centre d'autres plus arrondis - suggérant que certains individus pouvaient flotter doucement entre deux eaux, d'autres reposant sur le fond sablonneux. "Nous avons ainsi des informations sur leur mode de vie, leur croissance... mais nous ne sommes pas prétentieux à vouloir aller plus loin dans nos interprétations - pas à ce stade de notre compréhension", ajoute le sédimentologue qui compte encore quelques atouts non publiés dans sa manche de blouse. Car il y a encore beaucoup à comprendre, à découvrir sur cet écosystème qui ne ressemble à rien de connu : "Nous sommes au-delà de ce que peut nous dire l'horloge moléculaire sur les débuts de la vie, constate Abderrazak El Albani. Tout est donc à revoir, à penser. Ainsi, nous n'avons toujours pas pu trancher s'il s'agissait d'animaux métazoaires on non... En fait, nous ne sommes pas encore dans la distinction des règnes du vivant que nous connaissons"... Seule certitude : tous les gros spécimens marquants du site sont bien des eucaryotes (dotés de cellules à noyau et membrane, comme les nôtres), qui plus est, pluricellulaires comme cela avait été annoncé en 2010. La composition et surtout la diversité de formes développées, ainsi que la croissance complexe qu'elles impliquent chez ces macro-fossiles, excluent aujourd'hui d'autres interprétations. S'il y a bien des micro-organismes, puisque leurs premières traces remontent à plus de 3,5 milliards d'années, ils ne peuvent expliquer les structures observées. De fait, aucune colonie bactérienne n'en a jamais formé de semblables, ni dans la nature ni en laboratoire. Exclue aussi l'hypothèse minérale, qui aurait vu des phénomènes purement physico-chimique être à leur origine ; un des meilleurs spécialistes du sujet s'est penché sur les Gabonionta et a lui-même conclu à une origine biologique... QUE S'EST-IL PASSÉ APRÈS ? "Avant d'arriver à un stade aussi sophistiqué, les Gabonionta ont dû avoir des stades intermédiaires, estime Abderrazak El Albani. Un de nos objectifs est donc de trouver des formes un peu moins développées, moins évoluées... Et aussi de voir ce qu'il y a après leur extinction : que s'est-il passé ? Nous n'avons encore rien trouvé ni au-dessus ni en dessous, stratigraphiquement parlant, pouvant nous éclairer sur le devenir ou l'apparition de cette biodiversité. Ici, les terrains ne sont pas facile d'accès et ailleurs sur la planète ceux du même âge ne sont généralement pas si bien conservés... Mais on tente, il y a toujours l'espoir de trouver !
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