Voici le vrai Microcosmos |
Ils sont partout, dans la terres, les océans, les déserts... Et grâce aux dernières techniques de séquençage, les bouleversantes épopées qu'ils vivent sous nos pieds sont enfin révélées. Plongée dans le monde des microbes souterrains, véritables stars du film de la vie.
ENJEUX : L'écologie doit aujourd'hui regarder à travers le microscope. Les microbes maillons essentiels des écosystèmes sont perturbés par les modifications que les humains exercent sur leur environnement. Les conséquences sont potentiellement considérables.
FAITS & CHIFFRES : Les microbes sont apparus sur Terre il y a 3,5 à 3,8 milliards d'années. Ils seraient aujourd'hui 1030, répartis en des millions voire des milliards d'espèces de bactéries, eucaryotes et archées, représentant plus de 50 % de la biomasse terrestre. Environ 95 % de ces micro-organismes resteraient encore à découvrir.
C'est là que tout se joue. Là que s'écrivent les plus grandes épopées et les pires scénarios catastrophe. Là ? Sous nos yeux - ou plutôt sous nus pieds. Et à une échelle qui nous dépasse, tant elle nous est inférieure : celle du micromètre. Car le vrai microcosmos n'est pas tant celui des vers de terre ou des composés organiques responsables du bon terreau : c'est au niveau des microbes que la Terre cache le sel de sa vie. À cette échelle se dévoile le véritable royaume du vivant, pilier invisible et souterrain sur lequel reposent tous les écosystèmes de la planète. Ce dont nul n'avait pris jusqu'ici la pleine mesure.
Certes, depuis la fin du XVIIè siècle, les scientifiques, armés de leurs microscopes, se sont penchés sur ces d'organismes, leur importance capitale n'a fait qu'apparaître de manière toujours plus évidente. D'abord parce qu'ils forment un monde très divers, réparti dans les 3 grands domaines de la vie : les bactéries, les eucaryotes (des organismes dont l'ADN est contenu dans un noyau, tels les champignons ou les algues microscopiques) et les archées (des organismes unicellulaires particuliers). Ensuite, parce que les microbes sont présents absolument partout : en symbiose ou en parasitisme chez les plantes et les animaux, mais aussi dans les océans, les lacs, les déserts, les forêts, flottant sur l'eau ou cachés dans les premiers sous la surface terrestre...
LES AUTRES ÊTRES VIVANTS RÉUNIS PÈSENT MOINS LOURD
"Ils représentent plus de 50 % de la biomasse mondiale", estime Brajesh Singh, professeur en écologie microbienne à l'université occidentale de Sydney. Autrement dit, si l'on pesait tous les animaux et les plantes présents sur Terre et dans les océans, y compris la baleine, le baobab ou les 7 milliards d'êtres humains, leur masse serait inférieure à celle de l'ensemble des microbes qui nous entourent ! Enfin, ces microbes ont été identifiés comme un maillon indispensable au fonctionnement des écosystèmes et au cycle de la vie. Notamment dans le sol, ou les bactéries transforment l'azote atmosphérique au nitrates et décomposent la matière organique morte en nutriments que les plantes consomment. Ou dans les océans, où les cyanobactéries produisent 40 % de l'oxygène atmosphérique - c'est d'ailleurs à elles que l'atmosphère terrestre s'est chargée en oxygène, il y a 2,4 milliards d'années, et que de la vie plus complexe, microscopique, a pu se développer. En un mot, "la Terre est une planète microbienne", résume Brajesh Singh.
Sauf que jusqu'à il y a une dizaine d'années, cet empire souterrain n'intéressait guère les écologues. Il faut dire que leur taille microscopique implique que les microbes sont capables de se déplacer sur de très longues distances, grâce au vent. Les scientifiques ont donc été amenés à postuler que les populations microbiennes étaient globalement les mêmes partout dans le monde. De plus, leur nombre quasi infini et leur multiplication très rapide indiquent qu'ils peuvent vite s'adapter à tous types d'environnements, ce qui a longtemps laissé supposer qu'ils étaient peu sensibles aux bouleversements de ces derniers. Et le sujet était d'autant plus délaissé que, jusqu'à la fin des années 1990, "ces microbes ne pouvaient pas être étudiés puisqu'ils sont incultivables", raconte Tanja Woyke, directrice du programme de génomique microbienne au laboratoire national Lawrence-Berkeley (États-Unis). Ainsi, moins de 1 % des microbes survivent hors de leur milieu naturel. Or, pendant longtemps, leur multiplication en laboratoire était indispensable au séquençage de leur génome.
LA CLÉ DU DESTIN DE TOUS LES ÉCOSYSTÈMES
Mais au tournant du millénaire, l'amélioration rapide des techniques de séquençage des génomes a tout changé. Une nouvelle méthode, la méta-génomique, a alors été développée pour permettre d'étudier les gènes de toutes les espèces de microbes présents dans un même échantillon de prairie, de lac ou de forêt, sans avoir à les cultiver en laboratoire. Désormais, quelques molécules d'ADN suffisent pour être séquencées avec une grande fidélité. Il n'est plus nécessaire de multiplier les microbes au préalable dans des boîtes de Petri. Les microbiologistes peuvent ainsi identifier de nouvelles espèces, notamment celles qu'ils ne parvenaient pas à cultiver in vitro, et prédire leur fonctionnement biologiqne. De quoi prendre la mesure de l'ignorance dans laquelle ils se trouvaient face aux microbes qui partagent notre planète. Et de quoi admettre qu'ils sont en fait les acteurs principaux de la vie terrestre, la clé du destin de tous les écosystèmes... "Les microbes contrôlent quasiment toutes les autres formes de vie", assène Roberto Danovaru, professeur en écologie à l'université polytechnique des Marches (Italie).
LES MICROBES, UN NOUVELLE OUTILS POUR CONTRÔLER LES ÉCOSYTÈMES
Si les perturbations accidentelles des microbes terrestres font craindre des conséquences délétères pour notre environnement, peut-on imaginer, à l'inverse, se servir de ces microbes pour contrôler les écosystèmes ? Plusieurs expériences semblent l'affirmer. Notamment pour restaurer des prairies ou des forêts sur d'anciennes zones agricoles. Il est ainsi plus facile d'y réintroduire la plante Sporobolus wrightii, typique des prairies et zones humides d'Amérique du Nord, si les plants sont préalablement inoculés avec certains champignons microscopiques. Une autre étude récente montre que des bactéries photosynthétiques, les cyanobactéries, peuvent aider à contrer l'expansion du désert : implantées sur 30 km à la frontière est du désert Kubuqi, en Mongolie-Intérieure, elles ont entrainé, en 8 ans, le développement de mousses et lichens. Cette croûte stabilise la surface du sol. Autre piste : introduire des microbes pathogènes pour éliminer certaines espèces invasives (plantes, mais aussi petits invertébrés). Mais cette solution pas encore été testée en conditions naturelles, à cause des risques potentiels, et encore non maîtrisés, pour les autres espèces présentes. |
Première surprise : "Ces microbes sont 100 fois, 1000 fois plus variés que ce que l'on pensait", affirme Marc-André Sélosse, professeur au Muséum national d'histoire naturelle, spécialiste des champignons microscopiques du sol. Même si l'estimation reste floue, il y aurait "dans 1 gramme de terre, entre plusieurs dizaines de milliers et plusieurs millions d'espèces de bactéries", évalue Brajesh Singh.
Deuxième surprise : le micromonde n'est pas aussi homogène qu'on l'imaginait. Deux études publiées en 2003 - sur des archées et sur des cyanobactéries - ont ainsi montré que les populations de ces microbes ne sont pas les mêmes dans des sources chaudes situées en différents points du globe. Il existerait une diversité globale, mais aussi de multiples écosystèmes microbiens, composés de diverses espèces, selon l'endroit où ils se trouvent. Un constat s'impose donc : "La plus grande diversité de la planète se trouve dans le sol", résume Garreth Griffith, professeur en mycologie à l'université d'Oslo (Norvège).
Autre surprise du micromonde : l'immensité de son influence sur le macromonde. Car la métagénomique permet non seulement d'identifier de nouvelles espèces, mais aussi les gènes dont ces dernières sont porteuses... et donc de prédire leur fonctionnement biochimique. De quoi révéler des pouvoirs jusqu'ici inconnus. "On a récemment découvert, chez des bactéries, une activité métabolique jusqu'alors parfaitement inconnue qui permet de recycler l'azote en l'absence d'oxygène", relève Marc-André Sélosse. Une fonction qui s'est depuis révélée avoir un rôle crucial dans la plupart des écosystèmes, que ce soit dans la dénitrification des sols ou dans le recyclage de l'azote soluble dans les océans...
Même les microbes déjà connus surprennent encore par l'ampleur de l'influence qu'ils exercent sur les écosystèmes. À commencer par les champignons microscopiques, qui joueraient un rôle majeur dans l'apparition des espèces végétales invasives. C'est ce que suggère une étude publiée en 2002 par John Klironomos, de l'université de Guelph (Canada) : ces plantes accumulent plus lentement que les autres les champignons pathogènes au niveau de leurs racines, ce qui leur permet de proliférer. Et ces champignons pathogènes s'avèrent aussi indispensables au maintien de la très grande biodiversité des forêts tropicales. Cette hypothèse, formulée dès 1970 par les écologues Daniel Janzen et Joseph Connell, a été confirmée en février dernier par des chercheurs de l'université d'Oxford (Grande-Bretagne). Après avoir aspergé de fongicides des parcelles d'une forêt au Belize, ces derniers ont observé que la disparition des champignons entrainaît une diminution de la biodiversité végétale. La raison ? Les microbes pathogènes prolifèrent plus facilement au sein des espèces dominantes, dont les individus, physiquement proches, sont présents en très grand nombres. Les champignons les empêchent alors de trop s'étendre et d'éliminer d'autres espèces moins avantagées. Les rapports de force au sein de l'écosystème se trouvent ainsi rééquilibrés. Mais la plus grande surprise de ce microscomos réside dans son instabilité. Présents dans tous les coins de la Terre depuis des milliards d'années, les écosystèmes microbiens, que les chercheurs pensaient très stables, se révèlent en réalité capables de se transformer de fond en comble lorsqu'ils sont soumis à des changements environnementaux.
SENSIBLE À L'ENVIRONNEMENT
Ce monde invisible s'avère ainsi être en première ligne face aux nombreuses perturbations imposées par l'homme. Une équipe de chercheurs américains et brésiliens a par exemple révélé l'année dernière que la destruction de la forêt amazonienne entraîne une baisse de la biodiversité bactérienne, et notamment la disparition de certaines souches endémiques. La même année, des chercheurs de l'université Tsinghua (Chine) ont montré combien les populations microbiennes étaient perturbées, sur le plateau tibétain, par le pâturage des moutons et des yaks, qui non seulement consomment l'herbe des prairies, mais les piétinent et y défèquent. Les sols s'en trouvent enrichis en bactéries produisant des nitrates, et la proportion de celles impliquées dans la production de méthane et dans le cycle du carbone diminue.
Les exemples de ce type sont légion : pollution d'un lac aux métaux lourds, aquaculture sur les côtes méditerranéennes, ramassage du bois mort dans les forêts du pays Basque, émissions globales de C02... partout, les microbes se montrent sensibles aux modifications de leur environnement, quelles qu'elles soient. Le changement climatique lui-même a un impact sur les écosystèmes microbiens. L'année dernière, une équipe de l'université d'Etat de l'Arizona (États-Unis) a, par exemple, montré combien les cyanobactéries assurant la fertilité des sols du désert nord-américain sont dépendantes des températures : quelques degrés de plus suffisent à remplacer une souche de bactéries dominantes par une autre. Et les microbes du sol s'avèrent aussi capables, en retour, d'influencer le climat de la planète. "Nous étudions actuellement la manière de les inclure dans nos modèles de changements globaux", explique Brendan Bohannan, directeur d'un laboratoire d'étude de la biodiversité microbienne à l'université d'Oregon (États-Unis). L'implication des microbes dans les flux de C02, de méthane et de diazote invite à en tenir compte dans les prédictions du changement climatique à venir : "Actuellement, les microbes ralentissent le changement climatique, notamment en consommant du C02. Mais on est dans une situation d'équilibre très délicat, explique Roberto Danovaro. Il pourrait être intéressant d'identifier le point de bascule à partir duquel ils pourraient au contraire l'aggraver. Une importante étude, publiée en avril dernier, abonde dans ce sens : elle suggère que la plus grande extinction d'espèces que la Terre ait connue, il y a 252 millions d'années, était en fait due... à la multiplication d'un nouveau type de microbes !
UN PROJET INTERNATIONAL, LE "MICROBIOME TERRESTRE"
La forte activité volcanique de l'époque aurait en effet entraîné le dépôt d'importantes quantités de nickel dans les océans, permettant ainsi la multiplication d'archaebactéries qui s'en nourrissent. Ces microbes sont capables de convertir le carbone organique en méthane... rien de moins qu'un des plus puissants gaz à effet de serre que l'on connaisse. Les raisons de continuer à sonder nos sous-sols à la recherche des plus petites formes de vie qui y grouillent sont donc nombreuses.
Diversité, fonctions, perturbations... dans ce qui était encore il y a peu la matière noire du vivant, les découvertes s'enchainent beaucoup plus vite qu'à la surface de la Terre. Et un tout nouveau tableau du rôle écologique du microcosmos se dessine... Mais un tableau encore abstrait, qui soulève plus de questions qu'il ne dessine véritablement d'horizon. Jusqu'où faut-il s'inquiéter de l'impact des bouleversements environnementaux actuels sur le monde microbien ? La confirmation de leur diversité doit-elle nous rassurer sur le fait que quelques espèces disparues pourront toujours être remplacées par d'autres ? La découverte de la spécificité de chaque écosystème microbien à travers le monde n'implique-t-elle pas, cependant, que certaines espèces sont uniques, donc potentiellement irremplaçables ? La plongée dans ce nouveau monde ne fait que commencer. "Aujourd'hui, on estime qu'on connaît 5 % de toute la diversité génétique des bactéries et des archées", rapporte Tania Woyke. Pour pouvoir un jour connaître les 95 % restants, la chercheuse participe aujourd'hui à un grand projet international qui prévoit de séquencer, en 10 ans, les génomes de 500.000 nouvelles espèces microbiennes, grâce à l'analyse de 200.000 prélévements de terre, de glace ou d'eau à travers le monde : "De nombreux laboratoires prélèvent actuellement des échantillons dans la mar Morte, des fjords"... Baptisé "Microbiome terrestre", ce projet est le pendant écologique du vaste programme d'étude du microbiome humain qui, depuis 10 ans, révolutionne biologie et médecine (voir l'encadré ci-dessous). Une consécration pour les acteurs invisibles du microcosmos, reconnus comme les véritables maitres du macromonde...
LE CORPS HUMAIN, L'AUTRE PLANÈTE MICROBIENNE
En même temps que les écologues prennent conscience de l'importance des microbes dans le fonctionnement des différents écosystèmes terrestres, les médecins découvrent celle des bactéries intestinales pour la santé humaine. Ainsi, tandis que le projet "Microbiome terrestre" vise à déterminer les communautés microbiennes associées à différents environnements, d'autres projets s'attaquent en parallèle au séquençage du microbiome humain, afin de déterminer les espèces associées à certains groupes de personnes, caractéristiques physiologiques ou maladies. Surprise : leur rôle se révèle, là aussi, crucial, les bactéries intestinales étant impliquées aussi bien dans le métabolisme et l'immunité que dans notre santé mentale. |
E.A. - SCIENCE & VIE N°1161 > Juin > 2014 |
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