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Le Mécanisme d'Anticythère

Elle Renaît de ses Cendres


K.T. - SCIENCE & VIE N°1245 > Juin > 2021

Les Leçons d'une Machine à Remonter le Temps

Retrouvés au large d'une île grecque, les vestiges d'un incroyable mécanisme conçu il y a plus de 2000 ans viennent enfin de livrer leurs secrets. Des secrets pleins d'enseignements... Car il apparaît non seulement qu'une civilisation antique a pu maîtriser un prodigieux savoir-faire, mais que l'existence même de ce savoir-faire a pu totalement tomber dans l'oubli.

Ne vous fiez pas aux apparences : cette masse verte informe, brisée en 82 morceaux de bronze très corrodé, est une machine à remonter le temps. L'analyse de cet improbable objet, découvert à l'aube du siècle dernier près des côtes de la minuscule île grecque d'Anticythère, entre le Péloponnèse et la Crète, a été présentée cet été. Et les historiens, ingénieurs, horlogers, philologues et astronomes qui se sont penchés sur ses rouages sont formels : ce tas de débris, conservé depuis un siècle au Musée national archéologique d'Athènes, est le témoin unique d'une technologie antique jusqu'ici inimaginable. C'est le dernier vestige démontrant la capacité des Grecs, il y a déjà plus de 21 siècles, à réaliser des mécaniques horlogères d'une grande complexité et d'une très haute précision. L'ultime héritage d'ingénieurs incroyablement savants, dont l'art ignoré jusqu'à notre savoir-faire moderne.

LA FRAGILE MÉMOIRE DES TECHNIQUES

Au-delà de la démonstration d'une ingéniosité antique insoupçonnée, cette machine nous offre surtout la plus édifiante des leçons sur la pérennité du progrès. Alors qu'il est devenu difficile de retourner sur la Lune - une multitude de détails sur la fusée qui y a emmené les Américains il y a moins de 50 ans ayant été perdus ; de construire de nouveaux réacteurs nucléaires après 20 ans de gel post-Tchernobyl ; ou de retraverser l'Atlantique en 3 h à partir des décombres du programme Concorde, cette machine montre que notre mémoire des techniques est très fragile. Et que nous semblons être condamnés à réinventer sans cesse la roue - ou plutôt l'engrenage...
De quoi dispose-t-on exactement ? De quelques fragments de bronze, issus du trésor découvert en 1900 par des pêcheurs d'éponges à bord d'un navire romain ayant coulé vers 60 avant J.-C... "Nous n'avons tout au plus qu'un tiers de la machine", précise Yanis Bitsakis, membre de l'équipe dédiée à l'analyse de cet objet, baptisé "machine d'Anticythère". "Les archéologues ont su dès 1902 qu'ils avaient entre les mains un instrument astronomique, car en plus des roues dentées, les inscriptions 'Soleil' et 'Vénus' étaient immédiatement visibles, explique le physicien grec, qui a ausculté l'objet sous toutes ses facettes. Mais c'est seulement ces dernières années qu'on en a saisi toute la complexité. Grâce à un scanner spécialement conçu (->) pour plonger dans les entrailles rongées de la machine, la Projet de recherche sur le mécanisme d'Anticythère a reconstitué, sur ordinateur et en 3D, l'ensemble du mécanisme, avec sa trentaine de roues dentées, ses cadrans, ses spirales et ses aiguilles. Mieux, en juin 2013, les derniers secrets de la machine ont été révélés lors d'une conférence à Leyde, aux Pays-Bas. On prend désormais toute la mesure de la place singulière qu'occupe cet objet archéologique dans l'Histoire.

UNE MACHINE INCROYABLEMENT COMPLEXE

Sun origine, tout d'abord, s'est précisée. Contrairement à ce qui était jusqu'ici avancé, l'ingénieur de cette merveille ne serait pas un disciple d'Archimède. Paul Iversen et John D. Morgan, deux spécialistes des calendriers antiques, ont annoncé avoir déchiffré les inscriptions du calendrier présent sur la face avant de la machine. Or, il ne correspond pas à celui de Syracuse, la cité du célèbre savant, mais probablement à celui de l'Epire, province du nord-ouest de la Grèce. Les deux chercheurs ont aussi décrypté la dernière ligne du cadran sur la face arrière, qui indique la période des différents jeux panhelléniques, dont les fameux Jeux Olympiques, mais aussi ceux de Rhodes et de Dodone, en Epire, qui sont pourtant des jeux moins importants. "Nous sommes convaincus que le mécanisme a été construit sur l'île de Rhodes pour un client en Epire", en conclut Paul Iversen.
Plus important : l'AMRP a présenté son analyse du texte gravé à l'intérieur de la machine... et il s'est révélé providentiel. Ecrit en koinè, la langue commune grecque, ce texte de 12.000 signes, malheureusement incomplet, est à la fois une sorte de manuel d'utilisation de la machine et un ensemble de théories astronomiques connues dans l'Antiquité sons forme de traités. De quoi préciser la date de construction, l'épigraphie (l'étude de la forme des lettres) permettant de situer ces inscriptions aux alentours du IIe siècle avant J.-C.. De quoi, surtout, disposer pour la première fois d'une vue globale de la machine. "Représenter le mouvement et les phases lunaines, prévoir les éclipses de la Lune et du Soleil, positionner les planètes dans le zodiaque, annoncer les jeux panhelléniques... On connaît désormais toutes les fonctions de cet objet, construit pour scander un temps à la fois astronomique et purement humain", s'enthousiasme Yanis Bitsakis. Et maintenant qu'il est entièrement décrypté, ce mécanisme, plus que jamais, donne le vertige... Car il faut rappeler, comme l'explique Efthymios Nicolaidis, directeur de recherche au CNRS grec et président de l'Union internationale d'histoire et de philosophie des sciences, que "les Grecs croyaient au modèle géocentrique d'Hipparque, un astronome du IIè siècle avant J.C. qui décrivait un monde au centre duquel trône une Terre sphérique, tandis qu'autour d'elle tournent la Lune, des planètes et le Soleil. C'est une astronomie mathématique sophistiquée, qui rend compte assez précisément des mouvements des corps célestes par rapport au zodiaque". Au lieu des simples ellipses de l'astronomie héliocentrique moderne, ce système dessine dans le ciel des épicycloïdes, soit des courbes effectuées par un cercle tournant autour d'un autre cercle ainsi que sur lui-même, un peu comme des pétales de fleur autour de la Terre.

PLUS PRÉCISE QU'UNE HORLOGE MODERNE

Mais comment les Grecs sont-ils parvenus à traduire en mécanique des figures aussi complexes ? La question a interpellé Mathias Buttet, directeur R&D chez l'horloger suisse Hublot. Après avoir découvert l'existence de la machine en 2008 dans un article de S&V, il s'est employé à concevoir une montre imitant le mécanisme antique.

4 EXEMPLAIRES MODERNES D'UN MÉCANISME ANTIQUE
Cette machine miniature tient sur un bracelet-montre. Ici, la face avant, avec les mois, le zodiaque, les positions de la Lune (grosse aiguille) et du Soleil (aiguille du bas).
C'est en lisant dans S&V un premier article sur la machine d'Anticythère que Mathias Buttet, directeur R&D chez l'horloger suisse Hublot, se passionna pour cet ingénieux mécanisme antique. "Ma première réaction a été le rejet, raconte-t-il, amusé. J'étais même hors de moi ! J'ai alors entrepris de démontrer que les Grecs ne pouvaient pas avoir réalisé des roues dentées d'une manufacture si fine... Mais c'est finalement l'inverse que j'ai prouvé ! J'ai donc pris contact avec Yanis Bitsakis et projeté de réaliser une montre Hublot qui imiterait le mécanisme". Après 3 années de travail, seuls 4 exemplaires ont vu le jour. Un premier, destiné au musée national archéologique d'Athènes, y est exposé au côté des fragments antiques. Un deuxième sera vendu aux enchères, au profit du musée. Un troisième est exposé au musée des Arts et Métiers de Paris. Enfin, le dernier exemplaire est conservé chez Hublot, en Suisse, dans le musée de la manufacture.

"Dans la machine d'Anticythère, il y a une façon de faire qu'on ne retrouve pas dans la mécanique horlogère contemporaine : certains engrenages sont épicycloïdaux, avec un centre de rotation mobile, et non fixe, détaille-t-il. Ainsi, quand les engrenages tournent, la distance entre leurs centres s'allonge ou raccourcit, obligeant les dents à mettre plus ou moins de temps à venir chercher les autres dents, ce qui ralentit ou accélère le système". Voilà qui permet de rendre compte de cette impression d'accélération de la Lune : en effet, aux yeux d'un observateur terrestre, l'astre met, selon les jours, plus ou moins de temps à parcourir le Ciel, puisqu'elle dessine une orbite elliptique. Mieux, pour Mathias Buttet, "ces engrenages épicycloïdaux constituent une astuce jamais reproduite depuis en horlogerie pour résoudre l'irrégularité des cycles lunaires. Cette signature grecque est un paradoxe total : pour nous, Anticythère est une nouveauté mécanique vieille de 2000 ans".
Mais plus encore que sa complexité, c'est sa précision qui impressionne. "Pour décrypter le mécanisme, on s'appuie sur des indices, en particulier des chiffres clés inscrits sur la machine, correspondant à des périodes de révolution du Soleil et de la Lune connue depuis l'Antiquité, explique Yanis Bitsakis. Prenons par exemple le chiffre 235 : il correspond au cycle de Méton". Cet astronome grec de la seconde moitié du Ve siècle avant J.C. avait remarqué que 19 années solaires coïncidaient presque parfaitement à 235 lunaisons (l'intervalle de temps entre deux nouvelles lunes). Car en une année, la Lune n'effectue pas exactement douze révolutions autour de la Terre, mais en a commencé une treizième. "Ce décalage entre les périodicités de la Lune et du Soleil était, et est toujours, un problème majeur pour établir un calendrier civil annuel basé sur les mois lunaires, poursuit le physicien. Avec le cycle de Méton, on retrouve le Soleil et la Lune presque aux mêmes places dans le ciel tous les 19 ans, en 235 lunaisons". Et Mathias Buttet de renchérir : "C'est important car ce sont des nombres entiers, à partir desquels on peut établir un calendrier et fabriquer un mécanisme - il n'existe en effet pas de demi-dent d'engrenage qui nous permettrait de représenter des nombres décimaux". De fait, au dos de la machine, grâce à une spirale à 235 cases, ce cycle de Méton permet d'ajuster les positions de la Lune et du Soleil sur le calendrier civil égyptien (utilisé par les Grecs), des informations indiquées sur la face avant (voir ci-contre ->).
Mais pour remettre la Lune au bon endroit par rapport au Soleil, le mécanisme va même plus loin ! "Le cycle de Méton n'est pas hyper-précis, reprend Yanis Bitsakis. Il y a en effet une petite erreur qui s'accumule au cours des ans. Un autre astronome grec, Callippe, a établi un siècle et demi plus tard que si l'on prend 4 cycles de Méton, ce qui correspond à 76 ans, et que l'on retranche un jour, on obtient un cycle plus rigouneux". Or, cette correction a elle aussi été prise en compte dans la machine, grâce à un cadran à 4 positions (soit 4 cycles de Méton) et un mécanisme relié au calendrier civil de la face avant... "Ce souci du perpétuel est extraordinaire, s'émerveille Mathias Buttet. La machine fait des corrections de 1 jour tous les 76 ans, soit 0,12 seconde par jour. C'est beaucoup plus précis qu'une montre mécanique moderne dont on est déjà assez fier quand elle a plus ou moins 10 secondes d'imprécision par jour". Cette recherche de la perfection dans le suivi de la course des astres montre la volonté des constructeurs d'aller au-delà de la simple utilité pratique : avec la machine d'Anticythère, l'ingénierie devient un art, un moyen de dépasser les contingences humaines.

BLUFFÉS PAR L'EXPERTISE TECHNOLOGIQUE

L'existence d'un tel objet oblige à reconsidérer notre vision de l'ingénierie antique. "Personne ne s'attendait à un tel degré de sophistication technologique", reconnait Yanis Bitsakis. Certes, les spécialistes n'ignoraient pas le goût des Hellènes pour les mathématiques et les machines. "Outre les sources textuelles, nous possédons pour les engrenages une documentation archéologique et iconographique suffisante pour attester de leur utilisation à l'époque antique, indique Philippe Fleury, professeur à l'université de Caen, qui réalise des modèles virtuels de mécanismes antiques. Le bois était alors largement employé, avant d'être supplanté, à l'époque contemporaine, par des pièces métalliques". Ce qui est donc bluffant avec la machine d'Anticythère, c'est la modernité de ses rouages, qui ne sont ni en bois ni grossiers, mais en bronze, miniaturisés (dents d'environ 1 mm) et capables de modéliser des mathématiques de haut niveau. "Quand j'ai lu votre article, j'ai moi-même d'abord été totalement sceptique, car on nous apprend dans les écoles d'ingénieurs que les premiers systèmes d'engrenages horlogers ont été mis au point vers la Renaissance", se souvient Mathias Buttet.
Il est difficile de savoir quels procédés métallurgiques ont été utilisés pour fabriquer une telle machine. Selon les témoignages de Théophraste (IVè siècle avant J.-C.) et de Pline l'Ancien (Ier siècle après J.-C.) le métal était fondu dans des charbonnières, avec du bois ou du charbon de bois comme combustible. Des procédés restés en vigueur jusqu'à la Secounde Guerre mondiale, et même au-delà... Mais la précision et la sophistication de la machine d'Anticythère laissent penser qu'elle n'est pas l'ouvre d'habiles artisans ni d'un génie isolé, à l'image d'Archimède : elle résulte sans doute d'un mode de production quasi industriel. Car, déjà sous l'hégémonie grecque (du V au IIè siècle avant J.-C.), une forme d'industrie existe. "Il y a une organisation proto-industrielle de la fabrication des armes dans la cité d'Athènes, rapporte Isabelle Warin, spécialiste de l'archéologie historique de l'armement en Grèce. Leur production ne répond pas à une démarche artisanale, mais plutôt à une véritable rationalisation des modes de production et, par extension, de la pensée technique. La machine d'Anticythère démontre que les instruments scientifiques ont eux aussi fini par bénéficier de ces nouvelles conditions de production.
Qu'elle serve à développer le domaine militaire ou à impressionner les ambassadeurs étrangers, la mise au point d'objets innovants est encouragée et financée par les grands rois des provinces grecques, de Philippe II de Macédoine, père d'Alexandre le Grand, à la dynastie des Ptolémées. "Certes, les innovations techniques peuvent être le fruit de recherches isolées, mais seule une politique dynamique en matière de recherche et d'innovation techniques est capable de mener des projets d'envergure, dans l'Antiquité comme aujourd'hui", argue Isabelle Warin. Les ingénieurs grecs sont donc à la fois des savants et des intellectuels, soutenus par leurs princes. À partir de -290, sous Ptolémée 1er Sôter, l'élite scientifique se réunit dans le musée d'Alexandrie, au sein d'une académie où l'on apprend aussi bien les sciences et les techniques, que la poésie ou la philosophie, et qui abrite la célèbre bibliothèque. Dans l'esprit des Grecs, "la mécanique n'est pas dissociée de la philosophie : toutes deux visent à comprendre le fonctionnement de l'Univers", explique Philippe Fleury. Et la machine d'Anticythère, par sa vertigineuse sophistication, fait renaître cette figure sous-estimée de l'ingénieur antique, à côté de celles, écrasantes, du philosophe, du mathématicien et du poète. Et nous rappelle que la Grèce antique n'était pas seulement une civilisation du logos - le discours -, mais aussi une civilisation de la technè - la fabrication matérielle. Mais alors, comment une technologie si perfectionnée et si bien rodée a-t-elle pu sombrer dans l'oubli ?

REPÈRE : Tout aussi mystérieux, un autre mécanisme antique à engrenages métalliques a été découvert en 2006 sur le site archéologique d'Olbia en Sardaigne. Le fragment, en alliage de cuivre, laisse voir une roue aux dents arrondies (et non triangulaires, comme celles d'Anticythère), ce qui sidère les experts. Sa datation précise et ses fonctionssont toujours à l'étude.

UN SAVOIR-FAIRE PERDU PAR LES ROMAINS ?

La machine d'Anticythère a peut-être connu un destin similaire à celui de la catapulte, archétype de cette incroyable perte de connaissances. L'arme balistique est, elle aussi, une invention grecque. En -399, les ingénieurs de Denys l'Ancien, tyran de Syracuse, la mettent au point pour défendre la cité contre les envahisseurs carthaginois. Grâce aux mathématiques, 150 ans plus tard, Archimède en améliore la puissance et la précision de tir. Puis, les Romains la perfectionnent à leur tour pour en faire une arme de destruction impressionnante. Cependant, n'ayant aucun goût pour l'abstraction et les mathématiques, ces derniers procèdent par expériences répétées. Las, ils finissent par abandonner leur entreprise et tout espoir de progrès technique. Pis, au fil du temps, ils ne comprennent plus les principes d'Archimède et deviennent incapables de construire une catapulte ou de la maintenir en état. Celle-ci finit donc par disparaitre à la fin du IVè siécle, au profit d'engins de tir beaucoup plus simples, comme l'onagre, à mi-chemin entre la catapulte et l'arbalète. Il faudra attendre un millénaire et la Renaissance pour que les humanistes redécouvrent le modèle du savant grec et reprennent les études de balistique... On pent donc comprendre que les Romains aient rapidement perdu l'incroyable savoir-faire nécessaire à la maîtrise des engrenages d'une machine comme celle d'Anticythère. Mais pourquoi aucun écrit n'a-t-il jamais fait référence à une telle machine ? Comment la mémoire même de l'existence de ce savoir-faire a-t-elle été perdue ? Et pourquoi, malgré son excellence, la figure de l'ingénieur antique s'est-elle à ce point effacée ?
La volonté des Grecs de pérenniser leurs inventions dans des traités techniques est pourtant connue - ce sont d'ailleurs ces traités qui ont permis aux Romains de puiser largement dans le répertoire mécanique grec et, plus tard, aux humanistes de le redécouvrir. Le plus ancien traité grec qui nous soit parvenu date de -366 : il s'agit de la Poliorcétique (technique de la prise et de la défense d'une cité) d'Enée le Tacticien. Pour la première fois, l'écriture devient un moyen de transmission : la techné se présente sous forme de logos. Le problème, pour la machine d'Anticythère, c'est que le traité qui la décrit est gravé... sur la machine elle-même ! Il est probable que d'autres écrits en aient fait mention. Mais soit ils ne nous sont pas parvenus, soit la référence n'a pas été décelée. En effet, un terme inédit découvert dans des textes techniques grecs ne pouvait pas être traduit par "calculateur à engrenages" tant que l'on n'avait pas la preuve archéologique de l'existence d'un tel artefact à cette époque. Désormais, les spécialistes sont à l'ouvre pour reprendre les traductions.
Reste que "le corpus de textes qui nous sont parvenus, après le naufrage du Moyen Âge, est limité et biaisé, souligne Jean-Pierre Brun lors de sa leçon inaugurale de la chaire des Techniques et économies de la Méditerranée antique au Collège de France. Le principal inconvénient des sources à partir desquelles on étudie l'histoire des techniques et de l'économie dans l'Antiquité est qu'elles ont été écrites par des aristocrates, qui jetaient un regard extérieur, et souvent méprisant, sur le monde du travail, des techniques et des trafics commerciaux. Si l'on ajoute à cette approche la rareté même des documents, on prend la mesure de l'ampleur de leurs lacunes et de l'éclairage trompeur qu'ils donnent". L'objet archéologique, lui, ne s'inscrit pas dans une histoire cloisonnée par la vision que quelques aristocrates avaient de leur société. Il se fait ainsi le meilleur témoin des civilisations disparues. "Notre machine d'Anticythère prend peu à peu une place dans l'histoire", résume Yanis Bitsakis. Il y a plus de 20 siècles, dans un couloir maritime soumis à des vents violents, un navire marchand romain fit naufrage, nous léguant le dernier témoignage matériel d'une excellence oubliée. Un témoignage qui, dans une confusion de l'antique et du moderne, interroge aujourd'hui le progrès technique et la mémoire des hommes.

M.K. - SCIENCE & VIE N°1155 > Décembre > 2013

La Machine d'Anticythère

En 1900, un équipage grec de pêcheurs d'éponges jette l'ancre devant l'île d'Anticythère, entre le Peloponnèse et la Crète.

L'un des plongeurs découvre, dans une ancienne épave, les restes d'un curieux mécanisme constitué de cadrans, d'engrenages en bronze, dans une structure en bois. Cet artefact, dont on pense qu'il a été fabriqué a Syracuse, dépasse en complexité ce qui a été conçu au Moyen Âge. "Cela revient à trouver un avion à réaction dans la tombe de Toutânkhamon", relève l'historien des sciences, Derek de Solla Price, qui a examine le mécanisme.. L'objet ressemble à une horloge rectangulaire de taille réduite. À l'intérieur, un système comportant plus de 32 engrenages est actionné par la roue de commande principale. Une aiguille indique le mouvement du Soleil dans le zodiaque, une autre la rotation lunaire. Une manivelle permettait sans doute d'entraîner l'ensemble des engrenages et de connaître le mouvement des astres à un moment donné (donc, entre autres, de prévoir les eclipses). La machine fonctionnerait comme un calendrier analogique mécanisé. On peut penser évidemment, qu'elle était très utile pour la navigation, mais cela n'épuise pas toutes ses fonctions possibles. L'appareil servait sans doute aussi à l'expérimentation, la démonstration et l'enseignement. La machine d'Anticythère, dont la fabrication remonterait à environ 100 ans avant J.C. est loin d'avoir livré tous ses secrets.

J-F.M. - Les CAHIERS DE SCIENCE & VIE > Mai > 2012

Le Mécanisme d'Anticythère enfin Décrypté

Grâce à un scanner spécialement conçu, l'étrange machine vieille de 2000 ans repêchée en 1901 au large d'Anticythère vient de livrer d'inédits secrets. Dont un calendrier astronomique, civil et... même olympique !

Dans sa vitrine du musée d'Athènes, c'est une masse informe de métal oxydé où l'on devine un rouage. Mais sous les rayons X, c'est la machine la plus sophistiquée de l'Antiquité qui soit parvenue jusqu'à nous ! Soit un incroyable système d'engrenages constellés d'inscriptions, fabriqué entre -100 et -150 av. J.-C. et rongé par deux millénaires passés dans une épave au large de l'île grecque d'Anticythère, au nord de la Crète.

Découvert en 1901, l'objet exerce depuis sur les scientifiques une fascination grandissante. Car chaque découverte est une preuve supplémentaire de l'ingéniosité de la machine. Et les derniers secrets arrachés à l'objet viennent encore bluffer les spécialistes. Ils pensaient l'étrange mécanisme originaire de Rhodes et réservé à des calculs astronomiques ? Le déchiffrage de nouvelles inscriptions change la donne : non seulement la machine prédisait les éclipses plus précisément qu'on ne le croyait, mais elle indiquait aussi les dates des jeux Olympiques et le calendrier civil corinthien !

Ces nouvelles conclusions sont dues au Projet de recherche sur le mécanisme d'Anticythère, qui étudie l'objet depuis quatre ans. Elles ont été rendues possibles grâce au superscanner que l'équipe a fait construire en 2005.

LES ARCHÉOMÈTRES À LA RESCOUSSE

Physicien reconverti dans l'archéométrie (ces techniques scientifiques appliquées à l'étude des objets historiques), Yanis Bitsakis raconte : "Il fallait une machine assez puissante pour percer l'épaisseur des fragments de l'objet. Or, en gagnant en puissance, on perd habituellement en précision.

La société X-Tek a réussi à concevoir un scanner qui soit à la fois puissant et précis". La première moisson de résultats, rendus publics fin 2006, avait dévoilé les entrailles de la machine : un assemblage d'une trentaine de roues dentées, d'engrenages précis au millimètre, de cadrans, de spirales annotées et d'aiguilles (L'exploit du scanner utilisé : "voir" à travers l'épaisseur des fragments de la machine sans perdre en précision). Une mécanique d'une complexité comparable à celles qui seront conçues mille ans plus tard ! Et qui se dévoile enfin grâce au fameux scanner qui, par tomographie, permet de découper virtuellement le mécanisme en "tranches" pour voir en 3D ce qui se cache à l'intérieur. Car s'il s'agissait au départ d'un boîtier en bois et bronze de 33 cm sur 18, fermé par deux portes, l'objet tient aujourd'hui plutôt du sandwich aux composants irréversiblement amalgamés.

DEUX FOIS PLUS DE DÉCRYPTAGE POSSIBLE

La technique permet en outre de distinguer des centaines de nouvelles inscriptions à la surface des couches soudées : alors que moins de mille signes avaient pu être déchiffrés, on dispose à présent de plus du double ! Pour une seule lettre, il a parfois fallu compiler les informations d'une dizaine de tranches.

Yanis Bitsakis estime qu'il devait y avoir une dizaine de milliers de signes à l'origine : "Nous en avons récupéré 2200 sur les 82 fragments dont nous disposons et qui représentent un quart de la machine." (La reconstitution des caractères effacés (en bleu) a exigé un travail inouï. 2200 ont été récupérés, sur environ 10.000). Tout ceci a éclairé le rôle des deux spirales annotées où courait une aiguille indiquant les mois, au dos de la machine. Ainsi, celle du bas renvoyait au cycle de Saros, qui donne la séquence des éclipses jusqu'à leur retour à l'identique tous les 223 mois lunaires. Mais pour celle du haut, les données informatiques brutes issues de la tomographie sont si lourdes que toutes n'avaient alors pas pu être exploitées...

Cette année, tout a changé car l'équipe dispose enfin d'ordinateurs plus puissants "permettant d'avoir des images encore plus fines, sans refaire des mesures au scanner, jubile Yanis Bitsakis. On a relu les inscriptions que nous possédions, corrigé certaines et on en a trouvé de nouvelles. Nous avons maintenant exploité l'intégralité des données obtenues en 2005... Et il n'existe pas de scanner nous permettant d'en avoir de meilleures". Ce décryptage a permis trois avancées majeures dans la compréhension de l'objet. Tout d'abord, le cycle de Saros a été complété, et un système très précis de compensation des décalages des éclipses dans le temps a été identifié.
Mais il y a mieux ! "On a découvert une dimension inexplorée du mécanisme, explique Yanis Bitsakis. Il décrit deux calendriers en rapport avec la société civile : celui de Corinthe et... le calendrier olympique ! Ce qui le place dans un contexte bien plus vaste, social et peut-être symbolique."

UN LOINTAIN HÉRITAGE D'ARCHIMÈDE ?

Pour les Jeux, ce fut presque enfantin : sur un des cadrans arrière, divisé en 4 et situé dans la spirale du haut, des noms de villes comme Olympie, Nemée, etc. sont apparus. À chaque quart correspondait donc un ou deux des jeux panhelléniques, dont les plus importants, les Olympiques, marquaient le début d'un nouveau cycle.
La troisième prouesse, elle, concerne l'origine du mécanisme. "Chaque ville grecque avait son calendrier propre : un casse-tête pour les archéologues, s'amuse Yanis Bitsakis. Mais nous avons de la chance : la spirale supérieure au dos de la machine représente le cycle de Meton, qui enchaîne 19 années solaires, soit 235 mois lunaires (à l'issue de cette Période, les phases de la Lune reviennent aux mêmes dates).
Des informations identiques étant répétées 19 fois, même si la spirale est incomplète, nous avons pu établir la liste des mois et leur ordre. Ce qui nous a permis de constater qu'il s'agissait du calendrier utilisé par Corinthe et ses colonies. "Or, à l'époque où aurait été créée la machine, Syracuse était la seule colonie corinthienne assez riche pour s'offrir cette merveille, quintessence des savoirs astronomiques de son temps. Jusque-là, l'emplacement et le contenu de l'épave ainsi que les caractéristiques techniques de la machine laissaient à penser qu'elle avait été conçue à Rhodes. Mais Syracuse, cité d'Archimède, est désormais une candidate intéressante : la cité aurait conservé une forte tradition mécanique depuis la mort du savant en - 212. Certes, ce n'est encore qu'une hypothèse, mais l'éventualité d'avoir entre les mains un héritage, même indirect, du prestigieux mathématicien augmente décidément la valeur symbolique de l'objet !

E.R. - SCIENCE & VIE > Septembre > 2008
 

   
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