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Le Monde du Hasard

Le Hasard est très Difficile à Obtenir

On voit dans le hasard un penchant de la nature à la désorganisation et au chaos. Pourtant, le hasard est très difficile à produire artificiellement !

Or, les réseaux numériques ont besoin de crypter leurs données à l'aide de nombres dont personne ne doit deviner le moyen de les engendrer... Ces nombres doivent donc être aléatoires, c'est-à-dire ne suivre aucune loi d'engendrement. Mais s'il aléatoire et si dur à produire, c'est qu'à notre échelle et les lois font loi ! Il ne suffit pas de lancer une pièce pour obtenir une suite aléatoire de pile et face : aucune pièce n'étant parfaite, la suite penche d'un côté. Où se cache donc la source de l'aléatoire naturelle ? Dans le monde quantique ! Si l'on produit des photons un par un et qu'on les envoie sur un miroir semi-réfléchissant, en moyenne 50 % passeront et 50 % rebondiront ; le choix d'un photon de passer ou de rebondir est imprévisible (prouver théoriquement et expérimentalement) ce qui suffit à engendrer une suite vraiment aléatoire de 0 (passe) et 1 (rebondit).


R.I. - SCIENCE & VIE > Août > 2010

Le Hasard est-il Vraiment le Maître de l'Univers ?

Il fait parfois bien les choses, mais pas toujours. On lui attribue souvent une large responsabilité en toute chose et en toute circonstance. Jusqu'à voir en lui le véritable maître de l'univers. Mais peut-on chercher à mieux le connaître ? La quête du hasard nous transporte aux limites de notre ignorance.

Notre Univers est une histoire trop complexe pour être racontée en détail. Depuis sa naissance, il y a plus de 10 milliards d'années, jusqu'à la formation des galaxies, des étoiles et des planètes, depuis l'apparition de la vie sur Terre jusqu'aux évènements quotidien de chacun des êtres vivants qui l'ont peuplés, il a évolué au gré des innombrables interactions entre toutes les choses qui le composent. Mais cette évolution a-t-elle été guidée par le hasard ou le destin prémédité ? L'histoire est-elle déjà écrite ou s'invente-t-elle en permanence ? Le futur de l'Univers est-il déterminé ou aléatoire ?

Prenons le loto. Chaque semaine, le hasard semble faire son spectacle en direct à la télévision. Tout le monde peut parier sur le tirage à venir, tout le monde peut regarder tomber les 49 boules dans l'urne transparente, tout le monde peut les voir s'agiter et s'entrechoquer pendant quelques secondes de suspence, mais personne ne peut déterminer à l'avance quelles seront les 7 boules qui vont sortir. Processus aveugle qui transforme un parieur anonyme en chanceux millionnaire, chaque tirage est imprévisible. Imprévisible ? Pourtant les équations de la mécanique de Newton régissent de façon très précise le mouvement de chacune des boules. Donc, si un physicien courageux connaît précisément les conditions initiales du tirage (le rayon, le poids et la rugosité de chaque boule, la façon dont elles sont introduites dans l'urne, la géométrie de cette dernière, la position et la vitesse de rotation de ses pales et les moments où le clapet s'ouvre pour laisser sortir une à une les 7 boules), il peut alors théoriquement prévoir les numéros gagnants et devenir millionnaire...

HASARDEUX CAR CHAOTIQUE

Mais cette prévision s'avère en pratique impossible. Le tirage du Loto est en effet un processus très chaotique. Il suffit d'une infime différence dans les conditions initiales, d'un imperceptible retard dans le lâcher d'une boule ou d'un très léger décalage dans la rotation des pales pour que le tirage soit, au bout du compte, radicalement différent. Aucun parieur ne peut connaître à l'avance et avec suffisamment de précision les conditions initiales du tirage. Le physicien et l'homme de la rue ont aussi ont aussi peu de chance l'un que l'autre de faire fortune avec le Loto. Le prochain tirage leur est à tous deux imprévisible. Le loto est donc bel et bien un jeu de hasard. Non pas en soi, car il obéit à des règles déterministes, mais en pratique, car tout parieur est incapable d'en appréhender la complexité. De même, c'est notre incapacité à prévoir où s'arrêtera la bille de la roulette qui rend notre soirée au casino aléatoire. Et c'est bien à cause de notre maladresse que nous ne parvenons pas à faire apparaître la face désirée du dé ou de la pièce de monnaie.

Le physicien britannique Michael Berry a montré, il y a une vingtaine d'années, que si on suspend pendant un court instant l'attraction gravitationnelle d'un électron situé au cour du Soleil, on provoque en moins de deux semaines d'importantes variations dans notre atmosphère terrestre. Les météorologistes savent donc qu'il leur est à tout jamais impossible de prévoir quinze jours à l'avance le temps qu'il fera en tout endroit de la Terre. Non pas parce que cela est impossible à priori, mais tout bêtement parce que, en pratique, ils n'en sont pas capables. C'est ainsi que nous sommes obligés de nous en remettre au hasard pour organiser nos futures vacances. Tant mieux s'il fait beau et tant pis s'il pleut... De la même façon, il nous est impossible de savoir quelle sera la position des planètes de notre système solaire chaotique dans cent millions d'années.
Limités dans nos capacités sensitives, intellectuelles et calculatoires, nous sommes ainsi condamnés à considérer comme aléatoires la plupart des phénomènes qui nous entourent. Le trajet de la plume portée par le vent, tout comme le mouvement de la vague qui déferle sur la plage sont eux aussi totalement déterminés par l'ensemble des conditions atmosphériques et océaniques environnantes. Pour autant, nous sommes bien incapables de prévoir où se trouveront précisément la plume et les molécules de l'écume dans la seconde, l'heure ou la semaine qui suit notre observation... Même ici, les scientifiques ne sont guère plus avancés que les autres. Ainsi, aveugles aux causes et à leur enchevêtrement, nous sommes tous condamnés à voir du hasard en toute chose, y compris là où il n'y en a pas. La rencontre d'un vieil ami dans un pays lointain, la découverte d'un gros billet par terre, ou la chute d'une tuile du toit sur la tête ne sont que les conséquences logiques d'événements antérieurs que l'on ignore. Pourtant, c'est bien à ce même hasard que nous les imputons. Et n'est-ce pas encore à lui que nous attribuons la formation des amas, des galaxies et des systèmes stellaires qui composent notre univers ? Sauf à y voir l'expression d'un destin, d'une volonté divine impénétrable, il faut s'y résigner : notre univers chaotique est trop complexe pour que nous puissions en voir et en comprendre tous les tenants et les aboutissants. Un bandeau sur les yeux, nous sommes condamnés à voir régner le hasard sur notre univers, à être en permanence surpris par les tirages du Loto, les tourbillons du vent et les aléas de la vie. À être heureux, lorsque la chance nous sourit, et malheureux lorsque la malchance nous accable. Acceptons en l'augure. Mais une question s'impose : de quoi parlons-nous quand nous parlons de hasard ? Quelques explications sont nécessaires.

L'APPÂT DU GAIN

Au XVIIè siècle, un joueur invétéré, le Chevalier de Méré, demande à Blaise Pascal de rechercher des règles qui lui permettraient d'obtenir un avantage sur ses adversaires lors de ses jeux de dés, jeux hasardeux s'il en est. Le savant français va alors inventer les premières notions d'une théorie scientifique du hasard : la théorie des probabilités. Contrairement à ce que l'on peut croire intuitivement, le hasard ne se comporte pas tout à fait n'importe comment. Mieux : il est lui même régi par des lois. Ainsi, le hasard n'est pas cette notion rendant toute chose imprévisible. Car les lois du hasard permettent de faire des prévisions, et même des prévisions très précises. Certes, il est impossible de savoir sur quelle face le dé va s'arrêter. Ce que l'on sait, en revanche, c'est que si l'on répète l'expérience un très grand nombre de fois, on obtiendra autant de "1" que de "6". Le Chevalier de Méré peut maintenant prévoir avec une très haute probabilité ses gains au bout d'un grand nombre de parties. Dès le XVIIIè siècle, les sociétés d'assurance pour la vie intègrent dans leur prix la probabilité de se prendre une tuile sur la tête et peuvent donc prévoir avec une très grande précision les profits qu'elles parviendront à engranger. Et ces mêmes lois probabilistes permettent qu'au bout d'un nombre infini de tirages, chaque boule du Loto sortira un même nombre de fois. Et ça marche... Après environ 3275 tirages effectués par la société de la Française des jeux, il y a, pour l'instant, des différences non négligeables dans les fréquences des numéros sortis : la boule numéro 7 est sortie 503 fois alors que la boule 29 seulement 423. Mais, à terme, ces écarts sont voués à disparaître. James Clerk Maxwell réussit le premier à exploiter cet étrange pouvoir prédictif dans le domaine scienfifique. En 1859, le physicien écossais qui veut décrire la mécanique du gaz est en face d'un casse-tête. Au milieu de ce XIXè siècle s'impose en effet progressivement la notion d'atomes et de molécules constitutifs de toute matière. À température et pression ordinaire, il n'y a ainsi pas moins de trois millions de milliards de molécules dans un millimètre cube d'air... Maxwell - qui ignore ce nombre exact - se doute que personne ne pourra jamais mesurer, à un instant, la position et la vitesse de chacune des particules, puis résoudre les milliards de milliards d'équations nécessaires pour en déduire leurs trajectoires individuelles. Avec raison, puisque c'est impossible avec les 49 boules du Loto...

UNE HYPOTHÈSE FÉCONDE

Il comprend que c'est non seulement impossible, mais qu'il est surtout inutile de s'intéresser à cette multitude de trajectoires microscopiques. Les notions qui l'intéressent sont d'ordre thermodynamique et macroscopique : il veut connaître l'espace qu'occupent les molécules (le volume du gaz), l'énergie cinétique globale (sa température) ou l'intensité des chocs (sa pression). Le savant fait alors une hypothèse apparemment bénigne (mais apparemment seulement) : puisqu'il ne peut pas connaître les mouvements des particules du gaz, il part du principe qu'ils sont aléatoires, c'est-à-dire que les vitesses des molécules sont totalement indépendantes les unes des autres. Grâce à cette hypothèse, il peut maintenant appliquer sur son gaz les lois des probabilités. Et ces lois permettent d'excellentes prévisions lorsqu'elles s'appliquent à un tel nombre d'éléments aléatoires, presque un nombre infini... En décrétant le hasard comme la règle, Maxwell parvient à décrire volume, pression et température de façon extrêmement précise et rigoureuse ! Treize ans plus tard, c'est sur l'hypothèse de Maxwell que le physicien autrichien Ludwig Boltzmaun va fonder la mécanique statistique qui remplace efficacement la mécanique newtonienne lorsque les phénomènes à prendre en compte deviennent trop nombreux. Cette même hypothèse de Maxwell permettra aussi de comprendre le mouvement brownien, observé avec circonspection en 1827 par le botaniste écossais Robert Brown sur un grain de pollen en suspension dans l'eau. Pourquoi ce mouvement semble-t-il si désordonné et imprévisible ? Parce qu'il est le résultat des multiples collisions entre le grain de pollen et les particules du liquide dont les mouvements sont, par hypothèse, totalement aléatoires, répondront les physiciens du XX siècle. Le mouvement brownien sert aujourd'hui à modéliser la friture des appareils de radio, les variations erratiques de la Bourse ou la trajectoire d'un ivrogne dans la rue... James Clerk Maxwell a laissé le hasard envahir le monde de la physique. Parce que cette notion nous est bien utile pour rendre notre monde intelligible.
Par une étrange coïncidence, c'est aussi en 1859 et en Grande-Bretagne que le hasard fait une entrée fracassante dans le monde de la biologie. Après trente ans d'observations minutieuses, le naturaliste Charles Darwin publie en effet son ouvrage De l'origine des espèces. Au cour de sa nouvelle théorie de l'évolution, qui explique avec une admirable simplicité et une implacable logique la diversité et la complexité des espèces terrestres d'aujourd'hui et d'hier, trône le hasard.

UNE FAMEUSE BOITE À OUTILS

LE HASARD NOUS AMUSE
Avant chaque partie de poker, il faut bien mélanger les cartes : par principe, la distrubution doit être parfaitement aléatoire afin qu'aucun joueur ne puisse prévoir la main de l'adversaire. Nombreux sont les jeux pimentés par le hasard. Le seul intérêt du Loto, par exemple, résulte dans l'irréductible hasard du tirage. Et le rugby serait-il aussi intéressant si son ballon était rond et ses rebonds totalement prévisibles ?
LE HASARD FAIT NAÎTRE
La reproduction des êtres vivants laisse une grande part à l'aléatoire : le pissenlit lâche au hasard ses semences dans le vent, la fleur confie son pollen à l'abeille qui butine, l'ovule ne laisse rentrer qu'un seul spermatozoïde parmi les milliers de candidats. Mâle ou femelle ? Nous sommes tous les fils du hasard.

Darwin, comme Maxwell, postule a priori son existence. Il part du principe que les individus d'une même espèce prèsentent des variations individuelles aléatoires : un cou plus long, un bec plus fin, une couleur plus foncée... "Une mutation est au hasard, précise le naturaliste britannique, en ce que la chance qu'une mutation survienne n'est pas affectée par le fait qu'elle puisse être utile à la survie de l'espèce". La mutation est aveugle, mais, suivant les aléas de l'envionnement, elle peut permettre à un individu chanceux de se nourir ou de se dissimuler plus aisément. Cela lui permet alors de mieux assurer la survie de sa descendance. Et celle-ci héritera de sa caractéristique bénéfique, pour peu que cette variation soit héréditaire. Ainsi, peu à peu, de mutations en mutations, orientée par un hasard opportuniste, l'espèce évolue.
Les successeurs de Darwin vont préciser le rôle et la source de ce hasard. Selon les "néo-darwinistes", ce hasard émerge lors de la constitution du code génétique : l'ADN - la grosse molécule qui code l'ensemble du patrimoine génétique d'un individu - mute de façon aléatoire lors de la reproduction. Cette mutation peut être provoquée par une erreur de réplication accidentelle changeant radicalement la forme de l'individu ou, tout simplement, par la reproduction sexuée qui permet de mélanger aléatoirement les gènes des deux parents et qui peut engendrer environ 70.000 milliards de combinaisons. Selon la théorie néodarwiniste, admise par l'ensemble de la communauté scientifique, c'est donc le hasard qui forge en grande partie le patrimoine génétique des êtres vivants. Son rôle dans le développement de la vie pourrait même ne pas s'arrêter là. "Le hasard pourrait aussi prendre une large part lors du développement embryonnaire", soulignent Jean-Jacques Kupiec et Pierre Sonigo, chercheurs à l'Institut Cochin de génétique moléculaire. Cette thèse va à l'encontre de la théorie synthétique de l'évolution communément admise qui fait du code génétique un programme à appliquer. Ces chercheurs y voient, eux, "une boîte à outils dans laquelle viennent aléatoirement se servir les cellules". Selon eux, les cellules sont confrontées à des pressions de l'environnement (ressources en oxygène, en énergie...) et réagissent de façon différente suivant les outils qu'elles ont choisis. Grâce à la sélection naturelle, seules les cellules les plus adaptées sont alors sélectionnées. "Nous sommes un écosystème de cellules régi par les lois darwiniennes", résume Pierre Sonigo. Cette généralisation de la théorie de Darwin a l'avantage d'expliquer de façon plus simple le développement embryonnaire, la formation des milliards de milliards de connexions neuronales du cerveau, voire le développement de cancers.
Cela est évidemment choquant : comment le hasard peut-il ainsi créer des structures hautement ordonnées, comme l'homme, l'ornithorynque ou l'acacia ? Les mécanismes de la vie sont en effet d'une complexité inouïe. Un exemple choisi au hasard (si l'on ose dire) : pour assurer sa postérité, la bactérie Wolbachia, parasite de la guêpe, rend infertile tout accouplement de son hôte, à moins que la guêpe partenaire ne soit infectée de la même façon, de sorte que la petite guêpe née de leur union sera nécessairement pourvue d'une de ces bactéries... Comment croire qu'un tel mécanisme aussi complexe puisse avoir été forgé par le hasard ?

STRATÉGIE GAGNANTE

MAXWELL ET DARWIN - Le hasard postulé : En 1859, le physicien Maxwell et le biologiste Charles Darwin élaborent tous deux une nouvelle scientifique en supposant l'existence du hasard.
Il ne faut pas sous-estimer le pouvoir du hasard. En bien des circonstances, tout se passe comme si c'était la stratégie la plus efficace que l'Univers ait trouvée pour faire apparaître de l'ordre. En initiant ce que l'on ne parvient pas à voir autrement que comme un bruit, une agitation, une turbulence, un bouillonnement, le hasard permet en effet à un système désordonné de chercher de façon autonome son état de stabilité maximale, un état qu'il serait plus difficile encore de programmer à l'avance. Le hasard a souvent la main heureuse. Tel un tamis agité fébrilement par le chercheur d'or, il ne sélectionne que les pépites.
Les logiciens l'ont, eux aussi, bien compris : jouer au hasard est la stratégie la plus efficace dans les jeux où il s'agit d'empêcher l'adversaire de deviner ses propres intentions. Le joueur de poker ne doit pas montrer s'il bluffe, l'amateur de bataille navale à quel endroit sur l'échiquier il place ses bateaux et le gardien de but de quel côté il va plonger pour tenter d'arrêter le ballon de penalty. Dans la première partie du XXè siècle, le Français Emile Borel puis l'Américain d'origine hongroise John von Neumann ont démontré mathématiquement que la stratégie optimale pour ces joueurs est de tirer au sort le choix de leurs tactiques élémentaires.
Ailleurs, en économie, télécommunications, génétique, construction de bâtiments, voire en mathématiques, le hasard permet des prédictions à très haute probabilité. Curieusement, le hasard que l'on pensait ennemi irréductible de la rationalité a su devenir l'allié efficace de la raison. Certes. Mais cette efficacité ne prouve en rien son existence. Abstraction pour le joueur de poker, ignorance pour le joueur de loterie, résignation pour le thermodynamicien ou principe pour le biologiste, les hasards rencontrés jusqu'ici ne semblent exister que dans nos esprits. Alors ? Le hasard est-il vraiment le maître de l'Univers ? Ou n'est-ce qu'une construction de nos intelligences, une vue de l'esprit ? Est-ce nous qui le créons ou y a-t-il un hasard objectif, indépassable et irréductible qui existe en soi, indépendamment du regard que l'on porte sur lui ? Pour essayer de le savoir, il faut remonter la source. La traque ne fait que commencer...
Reprenons. Quelle est l'origine du hasard biologique postulé par Darwin ? La réponse se cache au sein de la cellule : c'est le mouvement brownien interne à ces cellules qui provoque la mutation du code génétique lors de sa réplication, le brassage génétique lors de la reproduction sexuelle ou la spécialisation de la cellule lors de son développement. Or, le mouvement brownien s'explique par l'hypothèse de Maxwell. Pour trouver un hasard intrinsèque, il faut donc savoir si, comme Maxwell l'a supposé, les mouvements des particules sont vraiment aléatoires, ou si nous sommes juste incapables de les suivre. Ce ne peut donc être que dans le monde quantique de l'infiniment petit (celui qui décrit le plus justement les états les plus intimes de la matière) que le hasard maxwellien de l'infiniment nombreux et le hasard darwinien de l'infiniment complexe prennent leur source.

AU ROYAUME DE L'ALÉATOIRE

LIBRE COMME L'AIR ?
Pourquoi ce matin, avez-vous choisi tel pull plutôt que tel autre ? Cette tasse au lieu de ce bol ?...
Maître de l'Univers ou pas, le hasard ne paraît pas être celui de notre univers mental. Chaque jours, à chaque instant et en toute occasion, nous sommes amenés à faire des choix. Cette décision relève d'un acte libre. Il est dans la nature de l'homme d'être libre comme il est dans celle de l'oiseau de voler, et du chat de miauler. "Nous sommes condamnés à être libres", diait Jean-Paul Sartre. Condamnés à être responsables de nos actes. Là où l'animal agit par instinct, l'homme agit par liberté. Il échapperait donc à la loi générale des phénomènes naturels régis par un pur déterminisme. La liberté serait cette capacité à rompre radicalement avec toute détermination. D'ailleurs comment imaginer que la science ait quelque chose à dire sur cette liberté, comment pourrait-elle expliquer l'inexplicable ? C'est le point de vue défendu par Kant, qui n'a cessé de souligner l'impossibilité de démontrer la liberté.
Une autre solution, totalement compatible avec le déterminisme, consiste à affirmer l'inexistence de la liberté : elle n'est qu'une illusion et la réalité de l'homme est entièrement déterminée, tant dans son existence que dans ses mouvements, actions, choix ou pensées. C'est dans ce sens que Spinoza écrit : "Les hommes se croient libres parce qu'ils ont conscience de leurs volitions (acte de volonté) mais non des causes qui les déterminent à vouloir. "L'homme fait partie intégrante de la nature et il est donc soumis aux déterminations qui la composent. Ainsi pour Spinoza, tout homme est entièrement déterminé dans ses moindres actions. S'il est clair que la liberté ne s'accomode guère du déterminisme, rien ne dit qu'elle s'acoquine facilement avec l'aléatoire. Etre par hasard, agir par hasard... est-ce véritablement être libre ? Ainsi Descartes qualifie "la liberté d'indifférence" (celle où l'on est précisément poussé par rien dans un sens que plutôt dans un autre). Le hasard est au fond l'ennemi juré de la liberté. Choisir, c'est opter, préférer, rompre avec l'aléatoire. La liberté est, pour Descartes, d'autant plus grande que la raison et les raisons m'indiquent avec clarté une voie plutôt qu'une autre.  Ariane Poulantzas

Et là, surprise, le monde quantique semble être le royaume de l'aléatoire : mesurez la vitesse et la position d'électrons en tout point semblables, dans des circonstances parfaitement identiques, vous tomberez rarement sur les mêmes valeurs numériques... Ces mesures sont apparemment totalement aléatoires. Dès les années 20, les physiciens ont pris acte de ce flou quantique en recourant aux notions probabilistes pour décrire l'étrangeté de cet univers : l'électron n'a désormais plus une position clairement définie, mais une probabilité de position, qui s'étend sur tout l'espace avec une certaine chance d'être là et une autre d'être ici. Toucherait-on enfin du doigt le véritable hasard ? Comme bien d'autres scientifiques de premier plan, Albert Einstein refusait de le croire : "Dieu ne joue pas aux dés", affirmait-il. Selon lui, l'utilisation des probabilités n'est, à nouveau, que la traduction de notre ignorance. Plus tard, le mathématicien français René Thom enfoncera le clou. Considérant que "le savant a pour obligation de principe de postuler que rien, dans la nature, n'est inconnaissable, a priori", il affirme qu'il se doit de traquer sans pitié le hasard pour tenter de le détruire. Et il est vrai que de la loi des séries à la tartine qui se renverse toujours du côté du beurre, il réussit parfois à montrer que des phénomènes apparemment aléatoires sont en fait bien déterminés par des lois sous-jacentes. C'est au nom de ce principe qu'Albert Einstein a longtemps cherché des variables cachées, des paramètres que nous n'avons pas encore su prendre en compte, qui permettraient de rétablir un déterminisme classique et de supprimer cet aléatoire niché au coeur de la physique. Mais le physicien américain John Bell a clos ce débat dans les années 60 : il a montré que si l'on veut introduire dans la théorie quantique des variables cachées afin de supprimer ce caractère probabiliste, il faut alors faire une croix sur la notion de causalité. Rien que ça !

DIRE ADIEU AU BON SENS ?

La théorie quantique autorise, en effet, les particules à être corrélées à distance : toute action sur l'une perturbe immédiatement l'autre aussi loin soit-elle. Or, cela n'est possible dans une physique classique que s'il existe des actions à distance instantanées. De telles actions se déplaceraient alors plus vite que la lumière et remonteraient le temps... Donc, si le hasard quantique n'existe pas, la cause peut alors précéder l'effet ! Autant dire adieu au bon sens le plus élémentaire... Dans ces conditions, les physiciens préfèrent évidemment considérer que le hasard quantique existe...
Est-on pour autant sûr que Dieu quantique est un joueur de dés ? Non. La situation n'est malheureusement pas si simple : "La théorie quantique, en son essence, n'est pas probabiliste", souligne Jean-Marc Lévy-Leblond, professeur de physique à l'université de Nice. En effet, de la même façon que la mécanique classique est régie par une équation déterministe (l'équation de Newton, puis celle d'Einstein), la mécanique quantique est, elle, régie par l'équation de Schrödinger qui détermine l'état du système à tout instant à partir de la connaissance de son état actuel. La mécanique quantique est donc par essence déterministe.
"La seule distinction - de taille, il est vrai - entre Newton et Schrödinger, est qu'ils ne recourent pas aux mêmes notions pour caractériser les parcelles du réel", poursuit le physicien. Le monde classique de l'équation de Newton et le monde quantique de l'équation de Schrödinger sont tous deux régis par des lois, mais qui ne parlent pas de la même chose. Newton (ainsi que, plus tard, Einstein) parle en effet de vitesses et de positions, alors que Schrödinger parle de "vecteurs d'état". Cette entité mathématique traduit le caractère essentiellement flou de la réalité : comme si on l'observait au travers d'un appareil photographique mal réglé, les contours d'un objet ne sont pas nets. Il n'a pas une position et une vitesse précises. Nous avons appris à voir la réalité avec les notions de vitesse et de position, mais ces concepts ne sont plus pertinents à l'échelle microscopique.
L'existence du hasard du monde quantique ne traduit donc que notre impossibilité à appréhender les bonnes "parcelles du réel". Il ressemble donc un peu au hasard thermodynamique de Maxwell : c'est en s'intéressant aux notions macroscopiques de pression et de température d'un gaz que le recours au hasard thermodynamique s'est avéré fructueux ; de même, c'est en s'intéressant aux notions floues de vitesse et de position qu'apparaît le hasard quantique. "Ce n'est pas ma réponse qui est floue, mais votre question", répondrait sans doute le démiurge, si on avait le loisir de l'interroger. Einstein n'avait donc pas totalement tort.

AUX REGARDS, IL SE DÉROBE

Contrairement au hasard thermodynamique, le hasard quantique ne naît cependant pas d'une impossibilité pratique à appréhender la complexité du monde, mais d'une impossibilité de principe. Le vecteur d'état qui décrit le système est en effet si fragile qu'il est altéré dès qu'un regard se porte sur lui. Il évolue de façon déterministe mais se fige aléatoirement dans une position et une vitesse dès que quelqu'un l'observe.
Le hasard quantique ne réside ainsi pas seulement dans le flou de la question, il est aussi engendré par celle-ci ! La traque du hasard mène ainsi à une impasse : comment savoir s'il existe un hasard objectif puisqu'il n'existe pas de regard objectif ?
On peut toujours se dire que l'on ne connaît pas encore les lois ultimes de notre univers. La mécanique quantique actuelle est en effet incomplète, car incapable de prendre en compte la force de gravitation. Mais l'espoir de trouver enfin dans une future "théorie du Tout" la preuve de l'existence d'un hasard intrinsèque semble vain. La meilleure candidate à cette unification est la théorie des cordes. Elle décrit les "parcelles du réel" non plus comme des particules ponctuelles, mais comme de minuscules cordes des milliards de fois plus petites dont les vibrations engendrent une infinité d'objets. Si cette théorie est un jour vérifiée, elle pourrait alors décrire des phénomènes cosmologiques essentiels, comme la création de notre univers. Mais la connaissance de cette genèse ne résoudra de toute façon pas le problème du hasard. "La théorie des cordes reste fondamentalement quantique", explique Thibaut Damour, de l'institut des hautes études scientifiques (IHES), situé à Bures-sur-Yvette, près de Paris. Les cordes sont des objets plus compliqués, mais l'évolution d'un système y est décrite par une équation comparable à celle de Schrödinger". La corde, tout comme l'électron, nous apparait donc inévitablement floue, mais c'est toujours notre regard qui est trouble.
Il faut donc s'y résigner : il nous est impossible de savoir si le hasard intrinsèque existe vraiment. Il nous semble le voir dans la naissance de notre univers, dans la diversité des espéces vivantes, dans les arabesques de la feuille au vent, dans notre vie quotidienne, dans le tirage du Loto ou dans le mouvement de la particule, mais à chaque fois il se dérobe. Il est à la fois partout et nulle part... S'il est le maître de l'Univers, son trône reste désespérément vide.
Comment sortir de cette impasse ? En précisant davantage ce dont on parle, répondent indépendamment, dans les années 60, l'ingénieur américain Ray Solomonoff, mathématicien russe Andreï Kolmogorov et son homologue américain Gregory Chaitin. Leur définition du hasard est d'une extrème simplicité : le hasard est ce qui ne peut être résumé. On fait difficilement plus simple...
Ainsi, la suite "7777777777" n'est pas aléatoire car elle peut se résumer à l'expression "dix fois 7", plus courte que la suite elle-même. En revanche, la suite "3745479082" ne peut, elle, guère être raccourcie : elle est aléatoire. Du moins, tant que personne n'a trouvé un résumé pour la décrire. Car le problème de la caractérisation de Solomonoff, Kolmogorov et Chaitin est précisément qu'il est très difficile de prouver qu'il n'existe pas de description permettant de résumer un événement. Chaitin a bien réussi à exhiber une suite parfaitement aléatoire, mais au prix d'un réel exploit. Ainsi, en pratique, l'existence du hasard dépend toujours de la connaissance et des capacités de celui qui se pose la question.
Cependant, cette définition du hasard est probablement la meilleure que l'on puisse jamais trouver. Tout d'abord, elle conserve intact le pouvoir du hasard : Andreï Kolmogorov a reconstruit rigoureusement dessus toute la théorie des probabilités (sans, bien sûr, que ses vieilles lois en soient pour autant changées). Elle recouvre d'ailleurs largement notre conception intuitive : si vous voulez, par exemple, narrer les imprévisibles aléas que vous avez eus dans votre journée, vous n'avez pas d'autre solution que de les décrire un à un.

LE HASARD INVENTE
Le hasard est un artiste à l'imagination débridée. Des grandes oreilles de l'oryctérope (un mammifère fouisseur) à la robe translucide du dragon des mers en passabt par les motifs colorés du baliste clown, il ose élaborer les dessins les plus incongrus.
LE HASARD BÉGAIE
Le hasard crée d'étranges correspondances entre des phénomènes qui non, apriori, rien à voir : la spirale de l'ouragan rappelle celle du coquillage et la forme des éclairs dans le ciel est la même que celle des racines dans la terre. Ces figures géométriques se comportent comme d'étranges attrcteurs vers lequels tendent de nombreuses formes engendrées par le hasard.

TOUS LES HASARDS DU MONDE

De plus, l'indécidable débat métaphysique sur l'existence d'un hasard intrinsèque est écarté. En effet, l'existence du hasard ne s'oppose plus à celle d'une loi, à partir du moment où cette dernière est plus longue à décrire que l'événement lui-même. Il n'est donc plus étonnant qu'un système chaotique puisse engendrer du hasard : il suffit que la masse d'informations sur les conditions initiales nécessaires pour prévoir l'évolution du système soit équivalente ou supérieure à la description même de l'évolution du système. Cette définition réconcilie tous les hasards rencontrés. Le mouvement d'une particule quantique n'est pas résumable, il est donc bien aléatoire. Le Loto l'est aussi puisque la loi qui permettrait de résumer la suite des 3.275 tirages de Loto déjà effectués, si jamais elle existe, est sûrement plus longue à décrire que la suite des 22.925 nombres gagnants. Idem pour le hasard darwinien, car pour décrire toutes les espèces vivantes, les naturalistes savent qu'il leur faut les décrire une à une. De tout cela, personne ne pourra jamais faire le résumé. De ce point de vue, engendré par l'extrême complexité du monde qui nous entoure, le hasard existe bel et bien.

PRIVÉ DE MÉTAPHYSIQUE

Bien sûr, le hasard de Solomonoff, Kolmogorov et Chaitin est un hasard édulcoré, privé de toute charge métaphysique... Ce hasard-là coupe court à un débat sans fin : Dieu joue-t-il aux dés ? Nos sens nous invitent à le penser, mais on ne pourra jamais savoir si ces dés sont pipés. Libre donc à chacun de croire en son destin ou en sa chance. Bernadette Goeury est ainsi persuadée qu'elle peut déterminer à l'avance les tirages du Loto grâce à l'observation du mouvement d'un pendule au-dessus de 49 bouts de papier numérotés. Il y a quelques années, elle a gagné 30 millions de francs au Loto ! Un hasard ? Allez savoir...

NOTRE UNIVERS A-T-IL ÉVOLUÉ PAR HASARD ?
"Dans les premiers instants qui suivent sa naissance, l'univers se comporte comme une boule de billard qui glisse sur un tapis de courbure négative à 9 dimentions entourées par 10 paroies sur lesquelles la boule rebomdit". Cette description de la génèse que proposent les physiciens Thibaut Damour et Marc Henneaux est difficile à imaginer. Pour cela, il faut réduire les dimentions et faire un effort d'imagination : prendre une selle de cheval (surface à courbure négative de 2 dimentions), la couvrir d'un tapis, l'entourer de 3 paroies et faire glisser la boule. Ainsi se comporterait notre univers juste après sa naissance. C'est ce qu'affirme la théorie des Cordes.
Selon cette théorie, l'ensemble de l'univers peut en effet être représenté par un immense vecteur d'état utilisé en mécanique quantique pour décrire une particule. Et, comme en mécanique quantique, l'évolution dans le temps de cette entité mathématique est régie par une équation déterministe. On peut donc étudier cette équation lors des premiers instant de l'univers, à partir de 10-43 secondes après sa naissance (les lois de la physique ne peuvent s'appliquer qu'à partir de cet instant, qui correspond au temps de Planck). C'est cette étude que les chercheurs viennent de proposer au jourbal Physical Review Letters. Que nous apprend cette génèse sur la place du hasard dans notre Univers ? On remarque tout d'abord qu'il suffit d'une minuscule emberdée de la boule de billard qui glisse sur la selle du cheval pour que son trajet soit radicalement transformé au bout de très peu de rebonds. L'évolution de l'univers lors des premiers instant est extrêmement chaotique". Mais le hasard de la génèse ne réside pas seulement dans ce caractère hautement chaotique : "Il y a 6 théories des cordes qui coexistent, chacune régie par des lois différentes. Lors des premiers instants, ces théories ne sont pas clairement séparées et la boule-univers passe d'une théorie à l'autre. Au bout de 5 rebonds et de 10-35 seconde, la nature du jeu de billard change : la taille de l'univers augmente et celui-ci se trouve bloqué dans une des 6 théories universelles. Celle qui est la nôtre aujourd'hui". Cette indétermination cosmologique donne le vertige. De la même façon que nous ne pouvons prévoir la vitesse et la position d'une particule quantique, nous ne pouvons prévoir ces sauts entre les différentes théories. "Il peut thériquement encore y en avoir une aujourd'hui ! Mais cette probabilité est devenue infimement faible". Est-ce par hasard que notre univers est régi par les lois que nous connaissons ? Pour nous, oui. Ces sauts nous semblent fondamentalement aléatoires. Mais ce hasard ne traduit à nouveau que notre incapacité à appréhender la réalité ultime.

SCIENCE & VIE > Avril > 2001
 

   
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