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Graisses : le Retour en Grâce ?

Le Pouvoir du Gras


S.W. et K.K. - GEO HS SCIENCE N°1 > Mai > 2019

Le Gras, oui mais Lequel ?

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Graisses : le Retour en Grâce ?

Alors que les autorités sanitaires ont toujours martelé qu'il ne faut pas manger gras, les voici qui reviennent sur ce dogme. Et cela fait polémique. Décryptage.

Vous aimez la cuisine au beurre et l'escalope normande, le tournedos Rossini, les rillettes et les fromages du terroir ? Réjouissez-vous, les nouvelles recommandations en matière de nutrition tendent à réhabiliter ce que l'on considérait jusqu'ici comme de "mauvaises graisses", celles d'origine animale, bardées de méchants acides gras saturés, qui encrassent nos artères et nous exposent aux maladies cardiovasculaires et métaboliques. Cela ressemble à une révolution culturelle : confirmant et détaillant son avis de mars 2010, l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa), désormais intégrée à l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), a officiellement relevé de 50 % la proportion d'acides gras saturés recommandée dans les apports alimentaires. Résultat : les Français, qui ingéraient jusqu'ici presque deux fois trop de ces graisses animales, doivent maintenant réduire leur consommation de 20 % seulement.

NI TROP NI TROP PEU

"Nous avons bousculé un certain nombre de dogmes en rappelant que les matières grasses sont bonnes pour la santé et qu'il n'en faut ni trop ni trop peu", reconnaît Philippe Legrand (Inra, Rennes), qui a présidé à cette expertise collective. Ce qui exaspère nombre de cliniciens qui craignent la confusion que pourraient créer de telles recommandations.
Petit retour en arrière. C'est en 1981 que l'Afssa a publié les premières recommandations relatives aux apports nutritionnels conseillés (ANC). Il s'agissait de fixer des valeurs moyennes de référence pour les apports alimentaires. En 2001, l'Afssa a ainsi proposé de limiter la contribution globale des lipides - les graisses - à 30-35 % des apports énergétiques globaux. Dans ces lipides, dont les acides gras sont les principaux constituants, il était de rigueur de distinguer les acides gras saturés (principalement d'origine animale) des acides gras mono-insaturés (présents en particulier dans l'huile d'olive) et polyinsaturés (dans les oléagineux et les poissons gras, comme le fameux oméga 3). L'Afssa recommandait ainsi de réduire la part des acides gras saturés, réputés les plus nocifs, à seulement 8 % des apports énergétiques globaux. Ce qui impliquait de limiter fortement la consommation de produits animaux terrestres, de loin leur principale source, soit les produits carnés et laitiers, pourvoyeurs de ces redoutables acides gras saturés, et de faire le plein d'oméga 3, ces "bonnes" graisses issues du soja, du colza ou des poissons gras (sardines, saumon...), tandis que l'huile d'olive, principale source d'acide oléique (le plus abondant des acides gras mono-insaturés), avait plutôt bonne presse.

HALTE AUX IDÉES REÇUES

"Mais rapidement, de nouvelles données sont apparues, explique Philippe Legrand. Et en 2006, il est devenu évident qu'il fallait revoir les ANC". Un groupe multidisciplinaire de quatorze personnes a été chargé par l'Afssa de ce dépoussiérage. "Nous avons adopté une démarche de nutrition globale différente de celle de 2001, fondée essentiellement sur l'épidémiologie : nous avons considéré les acides gras comme des nutriments, et non uniquement en termes de risques pour la santé", résume le biochimiste. L'examen attentif de 500 études a révélé quelques surprises. En premier lieu, la progression du surpoids au sein de populations qui avaient sensiblement réduit leur consommation lipidique.
Tout aussi paradoxaux, plusieurs essais cliniques montrent que les régimes pauvres en graisses apparaissent moins efficaces pour perdre du poids que ceux pauvres en sucres rapides et lents ! L'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture et l'OMS l'affirmaient d'ailleurs dès 2008 : l'association entre une alimentation trop grasse et l'excès de poids n'est pas démontrée.
Manger gras sans manger trop ne rendrait donc pas nécessairement trop gros. Mais peut-être est-ce différent si l'on consomme surtout des "mauvaises graisses" ? Pas dans toutes les études. Au point qu'il reste scientifiquement impossible d'en tirer des conclusions définitives. Pas plus qu'on ne peut conclure sur l'implication des graisses saturées dans les troubles métaboliques tels que le diabète. Au moins, il semblait bien établi que les "mauvaises graisses" sont liées à l'excès de cholestérol sanguin, responsable de maladies cardiovasculaires... Dès les années 1950, l'étude dite des Sept pays, qui comparait des populations très différentes a en effet mis en évidence un surcroît de risque attribué au fait que les acides gras saturés accroissent le taux sanguin de "mauvais cholestérol", ou LDL... Jusqu'à ce qu'une étude américaine de 2010 sème le doute : réexaminant toutes les données acquises lors du suivi pendant 5 à 23 ans de près de 350.000 patients, les scientifiques n'ont pu affirmer que les acides gras saturés provoquent des infarctus ou des accidents vasculaires cérébraux. Même s'ils induisent une hausse du mauvais cholestérol, cela ne se traduit pas toujours par des problèmes cardio-vasculaires, car certains acides gras saturés auraient aussi un effet positif, notamment sur le stockage des graisses. Selon une autre étude, manger moins de graisses saturées pourrait même ajouter au risque coronarien si on augmente en parallèle sa consommation de sucres raffinés.

NE PAS FAIRE DU CHOLESTÉROL UN BOUC EMISSAIRE
Plus encore que les autres lipides, le cholestérol a mauvaise réputation. Cette molécule est essentielle au bon fonctionnement de l'organisme, notamment des fonctions cérébrales et hormonales. Un taux excessif dans le sang risque cependant de boucher les artères et d'épaissir leurs parois. On a donc pu penser qu'il suffirait d'éliminer des assiettes les graisses animales riches en cholestérol (le jaune d'ouf, les abats, les produits laitiers...) pour décrasser les artères. Il a fallu déchanter : c'est le cholestérol fabriqué par l'organisme lui-même (notamment à partir des produits de dégradation des acides gras saturés qu'il ingère) qui est majoritairemerit responsable de l'élévation du taux de cholestérol. Par ailleurs, le suivi à 25 ans de l'étude des Sept pays a révélé que si la relation entre cholestérol et mortalité cardiovasculaire est effective dans les pays occidentaux, ce lien n'existe pas au Japon ou dans les pays méditerranéens. D'autres études à large échelle confirment qu'un taux élevé de cholestérol, pris isolément, n'est pas toujours dangereux. Le risque cardiovasculaire résulte en effet d'un ensemble de facteurs, délétères (tabagisme, activité physique, surpoids...) ou protecteurs (oméga 3...).

GRINCEMENTS DE DENTS

Comment s'y retrouver ? En réorganisant la classification des acides gras, ont répondu les experts de l'Afssa : "En biochimie, mettre dans le même panier tous les acides gras saturés n'a pas de sens. Cela n'est pas non plus pertinent en physiologie", résume Philippe Legrand. Ainsi, pour la première fois, les experts isolent dans leurs recommandations une sous-catégorie formée par trois acides gras saturés à chaîne longue (respectivement 12, 14 et 16 atomes de carbone) : les acides laurique, myristique et palmitique. "Ces acides ont des fonctions physiologiques très importantes, mais posent problème en cas d'excès car ils altèrent la paroi interne des artères, explique Philippe Legrand. En revanche, les acides gras saturés à chaîne courte et moyenne (de 4 à 10 atomes de carbone), beaucoup moins abondants et surtout présents dans la matière grasse laitière, n'augmentent pas le taux de cholestérol. Certains le font même baisser !" Le plus court, l'acide butyrique, a même démontré son effet préventif sur le cancer colorectal. Quant à l'acide stéarique (18 atomes de carbone), très présent dans la viande et le lait des ruminants, une fois transformé dans l'organisme en acide oléique (mono-insaturé), il n'a pas d'effet sur le taux de cholestérol. Par ailleurs, les produits laitiers contiennent aussi de petites quantités d'oméga 3. Moins que l'huile de colza ou les poissons gras, mais leur consommation, beaucoup plus importante, permet de couvrir jusqu'à 25 % des besoins de l'organisme.
Prenant en compte ces paramètres, l'Afssa a relevé la part des acides gras saturés de 8 % à 12 % de l'apport énergétique total, en recommandant toutefois que les acides laurique, myristique et palmitique restent à moins de 8 % de cet apport total. Une prescription qui fait grincer bien des dents...
"Personne ne fait cette distinction entre acides gras saturés à longue ou à courte chaîne, souligne Eric Bruckert, chef du service Endocrinologie-métabolisme à la Pitié-Salpétrière (Paris) et spécialiste de la prévention cardiovasculaire. Sur le plan clinique, il est mondialement admis que l'objectif prioritaire en prévention cardio-vasculaire est de diminuer les acides gras saturés au profit des autres graisses. Les études d'intervention le montrent bien et conduisent à recommander une valeur maximale de 10 % de l'apport énergétique total."

LES TRANS NATURELS MOINS MAUVAIS QUE LES TRANS INDUSTRIELS
Les acides gras "trans", eux aussi, attirent les foudres des nutritionnistes. Ces acides gras insaturés, qui adoptent une configuration moléculaire spécifique dans l'espace, sont accusés d'élever le taux de cholestérol LDL. Ils se forment naturellement dans l'estomac des ruminants et se retrouvent dans la viande ou le lait. Ils peuvent aussi résulter de l'hydrogénation, un procédé de solidification des graisses, utilisé par les industriels à des fins de conservation (viennoiseries, pizzas, quiches...). Or, si la nocivité des trans industriels ne fait aucun doute, plusieurs études récentes montrent que les acides gras trans d'origine naturelle n'accroissent pas le risque cardiovasculaire. L'acide trans-palmitoléique, présent dans le lait, le fromage, le yaourt et le beurre, semble à même de diminuer le risque de diabète de type 2 ou d'autres anomalies du métabolisme. Et beaucoup de voix s'élèvent aujourd'hui pour réhabiliter ces graisses injustement vilipendées.

TROUVER LE BON ÉQUILIBRE

Principal reproche, justement, l'absence d'études d'intervention où un groupe témoin est comparé à un groupe de sujets volontaires - les études les plus convaincantes pour un clinicien - qui permettraient de légitimer cette distinction entre les divers acides gras saturés. "En outre, introduire cette complexité dans les messages de santé publique ne peut que semer le trouble. Et l'industrie laitière en profite pour mener une gigantesque campagne de publicité pour promouvoir le beurre. C'est inacceptable !", s'exclame le spécialiste.
La démarche de l'Afssa qui consiste à peser tous les effets sur la santé des différents acides gras paraît pourtant pertinente. Car, par exemple, inciter à remplacer les graisses animales par des végétales augmente l'apport en oméga 3 et, du même coup, celui en oméga 6, qui leur est naturellement associé ; or, cet acide gras stimulerait la croissance tumorale. Peut-on ignorer ce "détail" ? Et doit-on considérer l'acide myristique uniquement sous l'angle d'une graisse toxique pour les artères, alors qu'à faible dose, il est essentiel aux fonctions cellulaires ? "Il n'y a pas de mauvais acides gras, il n'y a que de mauvais équilibres", insiste Philippe Legrand. Pour lui, nul doute que les autres pays vont emboîter le pas à la France et réviser leurs ANC. En attendant, l'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) et l'OMS, tout en prenant note des nouvelles données, ont estimé que des études complémentaires sont encore nécessaires. Sur la base du principe de précaution, ces institutions conseillent de s'en tenir à un apport global de 10 % et de privilégier les polyinsaturés. Plus radicale encore, l'American Heart Association, organisme spécialisé dans la prévention cardiovasculaire, milite farouchement pour un apport très élevé en polyinsaturés et bas en saturés. Sachant cependant que d'aucuns mettent en cause ses liens avec l'industrie des margarines. "Il est vrai que les Français consomment encore trop d'acides gras saturés : 15 % au lieu des 12 % que nous proposons, concède Jean-Michel Lecerf, chef du service de nutrition de l'institut Pasteur de Lille. Il est donc souhaitable de manger un peu moins de produits camés. Et dans le cadre d'une consommation raisonnable, les graisses laitières ne provoquent pas d'élévation du risque cardiovasculaire, ce serait même plutôt l'inverse". Selon lui, "on peut donc consommer jusqu'à 15 g de beurre par jour sans problème. Il faut cesser d'être manichéen".

DES THÉORIES MALMENÉES

D'accord ou pas avec les nouveaux ANC, il est certain qu'au rythme où paraissent les études, les acquis théoriques vieux de plusieurs décennies sont malmenés. Voilà qui ne devrait pas simplifier la tâche des autorités de santé publique... "On peut commencer par dire aux Français de manger un peu moins de tout, propose Jean-Michel Lecerf. Ils peuvent aussi favoriser le poisson, varier les huiles en privilégiant celles de colza et d'olive, éviter la margarine et les produits manufacturés bas de gamme pour retrouver des matières grasses nobles, y compris le beurre. Et éviter une trop grande abondance de sucres raffinés". Voilà qui ne semble finalement pas si éloigné des messages du Programme national nutrition santé (PNNS) déclinés dans le site "Manger bouger". "Ces nouveaux rapports devraient nous permettre de les affiner", confie le Pr Serge Hercberg, qui en assure le pilotage. Une chose est sûre : en matière de nutrition, pour les messages simplistes, le glas est sonné.

MARIELLE MAYO - SCIENCE & VIE > Juin > 2011
 

   
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