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Cannabis : un Super-Médicament ?

Marijuana : un Super-Médicament ?

Le débat sur la légalisation de la marijuana se généralise à travers le monde, surtout pour des raisons médicales. Voici ce qu'on sait vraiment des effets du cannabis.

Que peut-on apprendre de nouveau sur le cannabis ? Il côtoie l'humanité depuis la nuit des temps. Et pourtant, notre connaissance de la marijuana reste lacunaire. En Sibérie, des graines calcinées ont été retrouvées à l'intérieur de tertres funéraires datant de 3000 av. J.-C.. Les Chinois utilisaient 1e cannabis comme remède il y a des milliers d'années. Mais la marijuana est aussi américaine. Pendant une grande partie de l'histoire des États-Unis, le cannabis a été légal, et on l'employait communément pour la fabrication de teintures et la préparation d'essences. Puis vinrent, dans les années 1930, les films Reefer Madness, Marijuana, Assassin of Youth, Killer Weed... Et la théorie selon laquelle le cannabis serait la "porte d'entrée" vers des drogues plus dures. Pendant près de 70 ans, les recherches médicales le concernant furent quasiment interrompues. En 1970, le gouvernement fédéral classa la marijuana dans la liste des drogues de première catégorie - des substances dangereuses sans finalité médicale reconnue et à fort potentiel addictif, comme l'héroïne. En Amérique du Nord, tous ceux qui faisaient progresser les connaissances sur le cannabis étaient par définition des criminels.
Mais aujourd'hui, alors que de plus en plus de gens se tournent vers la marijuana pour se soigner, la science du cannabis connait un vrai renouveau. Nous découvrons des propriétés surprenantes à cette plante autrefois interdite. Vivek Murthy, le chef du service de santé publique américain, a récemment fait part de son intérêt pour ce que la science nous apprendra au sujet du cannabis, et reconnu que, "pour certains symptômes et pathologies", cette plante pouvait être utile. Dans 23 Etats, ainsi que dans le district de Columbia (Washington), le cannabis est légal pour certains usages médicaux, et une majorité d'Américains sont favorables à sa légalisation pour une utilisation à des fins récréatives. D'autres pays sont en train de revoir leur position sur l'herbe. Le Parlement uruguayen l'a légalisée. Le Portugal l'a décriminalisée. Israël, le Canada et les Pays-Bas ont lancé des programmes de recherche médicale sur la marijuana et, ces dernières années, de nombreux pays ont libéralisé les lois relatives à la détention de cette drogue. Le "hasch" est tout simplement de retour parmi nous. Certes, sa consommation peut déclencher des crises de rire temporaires et vous faire oublier ce qui s'est produit 2 secondes plus tôt. Mais, bien qu'aucun décès par overdose de "shit" n'ait jamais été signalé, la marijuana - surtout sous certains de ses dérivés d'aujourd'hui - est également une drogue puissante et, dans certains cas, nocive.
Pour beaucoup, cependant, le cannabis est devenu un produit pour calmer la douleur, faciliter le sommeil, stimuler l'appétit, amortir les chocs et les blessures de la vie. On pense aussi qu'il est utile, entre autres choses, comme analgésique, antiémétique, bronchodilatateur et anti-inflammatoire. Selon des scientifiques, les principes actifs de la plante pourraient contribuer à la régulation de certaines fonctions vitales, notamment en protégeant le cerveau contre les traumatismes, en renforçant le système immunitaire et en favorisant la "perte de mémoire" après une catastrophe. Devant l'empressement à accepter la marijuana comme un produit courant, à la légitimer, et à taxer, réguler et faciliter sa consommation, d'importantes questions se posent. Quelle est la composition de cette plante ? Comment la marijuana agit-elle réellement sur notre corps et notre cerveau ? Que nous apprennent les substances chimiques qu'elle contient sur le fonctionnement de notre système nerveux ? Ces substances pourraient-elles servir de base à de nouveaux produits pharmaceutiques ?

POUR LE CHIMISTE : Un Trésor à Découvrir

Au milieu du XXè siècle, la science ne savait encore rien de la marijuana. Ce qu'elle contenait et comment elle agissait restaient des mystères. Du fait de son illégalité et de son image sulfureuse, peu de scientifiques sérieux étaient prêts à ternir leur réputation en l'étudiant. Puis, en 1963, un jeune chimiste israélien nommé Raphael Mechoulam, qui travaillait à l'Institut Weizmann des sciences, près de Tel Aviv, décida d'examiner de près la composition chimique de la plante. Alors que la morphine avait été extraite de l'opium en 1805, et la cocaïne des feuilles de coca en 1855, il trouvait étrange que les scientifiques ignorent quel pouvait être le principal élément psychoactif du cannabis. "C'était juste une plante, dit Mechoulam, âgé aujourd'hui de 84 ans. C'était un mélange de principes actifs non identifiés. C'est ainsi que Mechoulam appela la police israélienne et récupéra 5 kg de haschisch confisqués. Avec son équipe, il isola - et, dans certains cas, synthétisa - toute une série de substances, qu'il injecta séparément à des macaques rhésus. Une seule eut un effet observable. Le singe ayant reçu ce composé, d'un naturel agressif, était devenu tout à fait calme.
D'autres tests dévoilèrent ce que le monde sait aujourd'hui : que ce composé est le grand principe actif de la plante, celui qui altère le fonctionnement psychique - la substance qui fait planer son consommateur. Avec un collègue, Mechoulam avait mis au jour le tétrahydrocannabinol (THC). Il devait également élucider avec l'aide de son équipe la structure chimique du cannabidiol (CBD), autre principe actif essentiel de la marijuana, qui semble destiné à de nombreux usages médicaux, mais n'exerce pas d'effet psychoactif sur les humains. Mechoulam est largement connu comme le père des études sur le cannabis. Il est un membre respecté de l'Académie des sciences et des humanités d'Israël, et professeur émérite à la Faculté de médecine Hadassah de l'Université hébraïque, où il dirige encore un laboratoire. Mechoulam a passé sa vie à étudier le cannabis, dans lequel il voit "un trésor n'attendant qu'à être découvert". Ses travaux ont donné naissance à une véritable communauté mondiale vouée aux recherches sur cette plante. "Tout ça, c'est de votre faute", lui dis-je quand nous nous rencontrons dans son bureau pour discuter du formidable regain d'intérêt pour les études sur la marijuana. "Mea culpa", répond-il en souriant. Israël conduit l'un des programmes d'études médicales les plus avancés du monde sur la marijuana. Mechoulam a joué un rôle actif dans son lancement, et il est fier des résultats. Plus de 20.000 patients sont autorisés à utiliser le cannabis pour traiter toutes sortes de pathologies (glaucome, maladie de Crohn, inflammations, perte de l'appétit, syndrome de Gilles de la Tourette, asthme...).
Malgré cela, il n'est pas particulièrement favorable à la légalisation de la consommation du cannabis à des fins récréatives. Il ne pense pas que les détenteurs de cannabis doivent obligatoirement aller en prison, mais il tient à rappeler que la marijuana "n'est pas une substance inoffensive", surtout pour les jeunes. Il cite des études montrant que la consommation prolongée de certaines variétés à fortes concentrations de THC peut affecter le développement du cerveau. Il a remarqué aussi que, chez certaines personnes, le cannabis pouvait provoquer de graves et très handicapantes crises d'angoisse. Et il renvoie à des études laissant entendre que celui-ci pourrait déclencher la survenue de la schizophrénie chez ceux ayant une prédisposition génétique à la maladie. Si Mechoulam réussissait à faire prévaloir ses idées, l'irresponsabilité - à ses yeux - de la culture du hasch laisserait place à l'adoption adulte et enthousiaste du cannabis, mais seulement en tant que substance médicale strictement réglementée, et devant faire l'objet d'études approfondies. "À l'heure actuelle, se lamente-t-il, les gens ne savent pas ce qu'ils consomment. Pour que le cannabis puisse servir à des fins médicales, ses concentrations doivent pouvoir être mesurées. Si l'on ne peut pas le quantifier, ce n'est pas de la science. En 1992, Raphael Mechoulam et quelques collègues firent une extraordinaire découverte en isolant la substance chimique produite par le corps humain qui se fixe sur le même récepteur du cerveau que le THC. Mechoulam la baptisa anandamide - d'après le mot sanskrit signifiant "joie suprême".
Depuis, plusieurs autres endocannabinoïdes et leurs récepteurs ont été découverts. Les scientifiques ont fini par reconnaître que ces substances interagissent avec un système nerveux spécifique - à la manière, pour une bonne part, des endorphines, de la sérotonine et de la dopamine. L'exercice physique, a constaté Mechoulam, augmente le taux d'endocannabinoïdes dans le cerveau, et "cela explique probablement pourquoi les passionnés de jogging parlent de l'euphorie du coureur". Ces composés, explique-t-il, jouent apparemment un rôle important dans des fonctions aussi fondamentales que la mémoire, l'équilibre, le mouvement, les défenses immunitaires et la protection des structures et fonctions neuronales. D'une manière générale, les laboratoires pharmaceutiques fabriquant des médicaments à base de cannabis ont cherché à isoler les composés individuels de la plante. Mais Mechoulam soupçonne fortement que, dans certains cas, ces substances chimiques fonctionneront beaucoup mieux de concert avec d'autres principes actifs de la marijuana. Il appelle cela "l'effet entourage", et ce n'est qu'un des nombreux mystères du cannabis, qui, selon lui, rendent d'autant plus nécessaires d'autres études. Nous avons juste gratté la surface, signalet-il, et je regrette grandement de ne pas avoir une autre vie pour me consacrer à ce domaine, car nous pourrions bien découvrir que les cannabinoïdes sont impliqués d'une manière ou d'une autre dans toutes les maladies humaines.

POUR LE BOTANISTE : Une Plante dans le Vent

Jouxtant un alignement sans grâce d'entrepôts rénovés, l'imposant bâtiment de 4000 m² se dresse au beau milieu d'un quartier industriel de Denver. La porte s'ouvre avec un bruit sourd, et je suis accueilli par l'horticulteur en chef de Mindful, l'une des plus grandes entreprises productrices de cannabis du monde. Phillip Hague, 38 ans, porte un bleu de travail et des chaussures de marche, et arbore le sourire incrédule de quelqu'un qui a trouvé l'exacte vocation de sa vie. Hague, qui a commencé à jardiner à l'âge de 8 ans, est un botaniste autodidacte, et un disciple du grand horticulteur américain Luther Burbank (1849-1926). Pendant des années, il a cultivé poinsettias, caladiums, chrysanthèmes et autres plantes dans la pépinière familiale au Texas.
Mais, aujourd'hui, il prodigue ses soins à des bourgeons beaucoup plus lucratifs. Il me conduit à travers les bureaux de Mindful. Dans des réfrigérateurs, la firme conserve des graines venant du monde entier - Asie, Inde, Afrique du Nord, Antilles. Hague s'intéresse à la biodiversité historique de la plante, et sa banque de graines de variétés rares et anciennes forme une part significative du patrimoine scientifique de Mindful. "Nous devons reconnaître que les humains ont évolué avec le cannabis depuis l'aube des temps, explique-t-il. Il est plus ancien que l'écriture. Sa consommation fait partie de nous-mêmes. Il s'est répandu à partir de l'Asie centrale après la dernière glaciation sur l'ensemble de la planète, en même temps que l'homme. Hague a participé pratiquement dès le départ à la "révolution verte" du Colorado. Quand le département de la Justice américain (USDOJ) a annoncé, en 2009, qu'il ne poursuivrait pas les gens qui se conformeraient aux lois de cet État relatives à la consommation médicale de la marijuana, Hague a regardé sa femme, et lui a déclaré : "On déménage à Denver". Aujourd'hui, il dirige l'une des plus importantes plantations d'herbe du monde, où poussent plus de 20.000 plants de cannabis. Nous passons devant les salles de séchage, et traversons un immense hangar où fonctionnent des batteries de pompes, ventilateurs, filtres, générateurs et ébarbeuses. Un chariot élévateur va et vient. Sous l'oil des caméras de surveillance, des jeunes employés en blouses stériles s'activent fébrilement. Mindful a de grands projets d'expansion, et compte construire des installations similaires dans d'autres États. "L'herbe est dans le vent", s'exclame Hague, avec un rire qui traduit tout à la fois l'étonnement et l'épuisement.
Il ouvre brusquement une grande porte coulissante, et je suis aussitôt aveuglé par un halo d'ampoules plasma. Nous pénétrons dans une immense chambre chaude et odorante. Une fois mon regard habitué à la lumière, je peux admirer la plantation dans toute sa beauté ondoyante - près d'un millier de plantes femelles de cannabis hautes de 1,80 m, aux feuilles découpées en dents de scie, se balançant doucement dans la brise des ventilateurs. En un seul regard panoramique, on a sous les yeux une quantité d'herbe artisanale "pesant" plus d'un demi-million de dollars. Je me penche pour humer les bourgeons poudreux étroitement agglutinés, de couleur brun-pourpre, et surmontés de poils filamenteux blancs. Ces derniers suintent d'une résine riche en cannabinoïdes. Cette variété est appelée Highway Man, du nom d'une chanson de Willie Nelson, Waylon Jennings, Kris Kristofferson et Johnny Cash. Hybridée par Hague, c'est une variété à forte concentration de THC. Les parties utiles seront taillées à la main, séchées, préstockées et emballées pour être vendues dans un des point de vente de Mindful. Mais Hague a autre chose à me montrer. Il me conduit dans une chambre de multiplication humide, où de jeunes plants poussent dans une quasi-obscurité. Ces bébés, marqués d'étiquettes jaunes, sont cultivés strictement à des fins médicales. Ce sont tous des clones, des boutures issues d'une plante-mère. Hague est fier de sa variété. Elle contient des traces de THC, mais est riche en CBD (cannabidiol) et autres composés qui - mais cela reste à confirmer donneraient des résultats prometteurs pour le traitement de maladies et de troubles multiples (sclérose en plaques, psoriasis, état de stress post-traumatique, démence, schizophrénie, ostéoporose, maladie de Charcot). "Ce sont ces variétés à faible concentration en THC qui me tiennent éveillé le soir, et me font rêver de ce qu'elles pourraient nous apporter un jour", m'explique Hague, avant de me préciser que la marijuana contient de nombreuses substances - cannabinoïdes, flavonoïdes, terpènes - qui n'ont jamais été étudiées de façon approfondie. "Ça semble idiot, dit-il en caressant l'une des boutures, mais je pense que le cannabis a une conscience. Il en a assez d'être persécuté. Il est prêt à entrer dans la lumière.

POUR LE BIOCHIMISTE : Un Traitement Miracle

Aujourd'hui, presque tout le monde a entendu dire que le cannabis peut jouer un rôle palliatif pour les cancéreux, notamment en atténuant certains des effets secondaires les plus pénibles de la chimiothérapie. Il ne fait aucun doute que la marijuana peut supprimer les nausées, améliorer l'appétit et le sommeil, et soulager la douleur. Mais peut-il soigner le cancer ? Sur le Web, vous verrez des centaines, voire des milliers de témoignages tendant à le prouver. La majorité de ces témoignages sont, au mieux, non fondés scientifiquement, au pire frauduleux. Mais certains renvoient à des travaux menés en laboratoire laissant à penser que les cannabinoïdes pourraient être des agents anticancéreux - notamment ceux entrepris par un laboratoire espagnol dirigé par un biochimiste nommé Manuel Guzmân. Savant circonspect et posé, Guzmân étudie le cannabis depuis une vingtaine d'années. Je lui rends visite dans son bureau de l'université Complutense de Madrid. Bel homme d'un peu plus de 50 ans, il parle rapidement, d'une voix si douce que son interlocuteur doit se pencher en avant pour l'entendre. "Quand on lit à la une des journaux "Le cancer du cerveau vaincu par le cannabis", ce n'est pas vrai, indique-t-il. Il y a de nombreuses affirmations de ce type sur l'Internet, mais elles sont faiblement étayées"... Il se tourne alors vers son ordinateur. "Cela dit, permettez-moi de vous montrer quelque chose". Sur son écran apparaissent deux IRM du cerveau d'un rat. On peut voir une grosse masse dans l'hémisphère droit, causée par des cellules d'une tumeur cancéreuse humaine qui lui ont été injectées. "Cet animal a été traité avec du THC pendant une semaine, poursuit Guzmân. Et voilà ce qui est arrivé ensuite". Les 2 images qui remplissent maintenant son écran sont normales. La masse a non seulement rétréci, elle a disparu. "Comme vous voyez, il n'y a plus du tout de tumeur. Dans cette étude, Guzmân et son équipe, qui soignent des animaux atteints d'un cancer avec des composés de cannabis depuis 15 ans, ont constaté que les tumeurs ont été éradiquées sur un tiers des rats, et qu'elles ont été réduites sur un autre tiers. C'est le genre de découverte qui enflamme les médias, et Guzmân craint en permanence que ces avancées de la recherche ne donnent aux malades de faux espoirs, et n'alimentent des théories spécieuses sur l'Internet. Le problème est que les souris ne sont pas des humains. Nous ne savons pas du tout si ces résultats peuvent être extrapolés à l'homme.
Guzmân me fait visiter son labo, typique de la recherche biomédicale, sauf que tout y est consacré aux effets du cannabis sur le corps. Le labo ne se concentre pas seulement sur le cancer, mais aussi sur les maladies neurodégénératives et sur la façon dont les cannabinoïdes affectent le développement du cerveau dès le début. Sur ce dernier sujet, les résultats obtenus par l'équipe de Guzmân sont sans équivoque : les souris nées de mères à qui l'on a donné du THC à hautes doses pendant leur grossesse souffrent de graves problèmes. Elles rencontrent des difficultés de coordination, des problèmes dans les rapports sociaux, et ont un seuil d'anxiété très bas. Le labo a également étudié comment les substances chimiques présentes dans le cannabis, ainsi que les cannabinoïdes produits par notre corps, protègent notre cerveau contre divers types d'agression, tels que les traumatismes physiques et psychiques. "Notre cerveau a besoin de se souvenir des choses, bien sûr, énonce Guzmân, mais il a aussi besoin d'oublier certaines choses, les choses horribles et superflues. Vous devez oublier ce qui est mauvais pour votre santé mentale : une guerre, un traumatisme, une aversion quelconque. Les cannabinoïdes jouent un rôle crucial en nous aidant à chasser les mauvais souvenirs.
Mais ce sont les recherches de Guzmân sur les tumeurs du cerveau qui ont fait la une des journaux, et attiré l'attention des laboratoires pharmaceutiques. Guzmân a établi qu'une combinaison de THC, de CBD et de témozolomide (un médicament anticancéreux) est ce qui marche le mieux pour le traitement des tumeurs cérébrales chez la souris. Un cocktail formé de ces trois composés semble attaquer les cellules cancéreuses du cerveau de multiples manières, notamment en empêchant leur prolifération, et en les forçant à s'autodétruire. Un test clinique révolutionnaire fondé sur les travaux de Guzmân est actuellement mené à l'hôpital universitaire St James de Leeds, en Angleterre. Des neuro-oncologues y soignent des patients atteints de tumeurs cérébrales virulentes avec du témozolomide et du Sativex, un spray buccal à base de THC et CBD. Guzmân met en garde contre tout excès d'optimisme, mais salue le début des études sur l'homme. "Nous devons obtenir des résultats incontestables, déclare-t-il. Les mentalités changent dans le monde entier, c'est déjà une bonne chose, et les organismes de financement savent désormais que le cannabis, en tant que médicament, est scientifiquement sérieux, médicalement prometteur et cliniquement pertinent". Le cannabis aidera-t-il à combattre le cancer ? "J'ai au fond de moi le sentiment que nous sommes sur la bonne voie", répond Guzman.

POUR LA FAMILLE : L'Exode Médical

Les crises ont commencé en mai 2013 quand elle avait 6 mois. Des spasmes infantiles, ont dit les médecins. Cela ressemblait à un sursaut réflexe - ses bras le long du corps étaient rigides, son visage revêtait un masque de terreur figée, ses yeux roulaient d'un côté et de l'autre. Le petit cerveau d'Addelyn Patrick s'emballait et surchauffait, comme si un orage électromagnétique l'avait balayé. "C'est le pire cauchemar que l'on puisse imaginer, rapporte Meagan, sa mère. C'est simplement effroyable de voir son enfant dans la souffrance, dans la peur, et se dire qu'on ne peut rien faire pour stopper la crise".
Depuis leur petite ville du Maine, Meagan et son mari, Ken, ont emmené Addy à Boston pour consulter des neurologues. Il s'agissait en fait de crises d'épilepsie, ont-ils conclu, causées par une malformation cérébrale congénitale appelée "schizencéphalie". L'un des hémisphères du cerveau d'Addy ne s'était pas développé pleinement in utero, et était traversé d'une fente anormale. Elle souffrait également d'une pathologie associée appelée "hypoplasie du nerf optique", qui entraîne une divagation du regard, et, comme des tests ultérieurs l'ont révélé, qui la rendait presque aveugle. Deux mois plus tard, Addy avait entre 20 et 30 crises par jour. Puis elle en a eu 100 par jour. Puis 300. "Nous avions peur de la perdre", se rappelle Meagan. Les Patrick suivaient les prescriptions qu'on leur avait données et bourraient Addy d'anti-convulsivants. Ces puissants médicaments réduisaient la fréquence des crises, mais ils la faisaient dormir quasiment toute la journée. "Addy était partie, raconte Meagan. Elle était juste là, allongée, et dormait tout le temps. Comme une poupée de chiffon". En 9 mois, Addy est hospitalisée 20 fois. Quand la belle-famille de Meagan lui a suggéré de s'intéresser à la marijuana à usage thérapeutique, elle a eu, dans un premier temps, une réaction de rejet. "Il s'agit tout de même d'une drogue interdite au niveau fédéral", se rappelle-t-elle avoir pensé. Mais elle a mené ses propres recherches. Une grande quantité de témoignages, bien que non vérifiés scientifiquement, tendaient à montrer que des variétés de cannabis à forte concentration de CBD pouvaient avoir de puissants effets antiépileptiques. En septembre 2013, les Patrick ont rencontré Elizabeth Thiele, pédoneurologue à l'hôpital du Massachusetts à Boston codirigeant une étude sur un traitement à base de CBD des épilepsies infantiles réfractaires. Légalement, Elizabeth Thiele ne pouvait pas prescrire de cannabis à Addy, ni même le recommander. Mais elle avivement conseillé aux Patrick d'envisager toutes les options thérapeutiques. Reprenant espoir, Meagan s'est rendue dans le Colorado pour rencontrer des parents dont les enfants épileptiques prenaient une variété de cannabis appelée Charlotte's Web, du nom d'une petite fille, Charlotte Figi, qui réagissait étonnamment bien à l'huile essentielle contenant plus de CBD que de THC, et produite près de Colorado Springs.
Ce que Meagan a vu dans le Colorado l'a impressionnée - les connaissances grandissantes des producteurs de cannabis, la solidarité des parents faisant face aux mêmes épreuves, la qualité des services de santé et l'expertise acquise par les laboratoires dans le dosage des concentrations de cannabis. Colorado Springs est devenu une véritable Mecque pour un nouveau type de migrants - des personnes n'hésitant pas à se déraciner et à déménager pour des raisons médicales. Plus de 100 familles ayant des enfants atteints de maladies potentiellement mortelles avaient décidé de franchir le pas. Ces familles, dont un grand nombre étaient membres d'une association à but non lucratif appelée Realm of Caring ("royaume du soin"), se considèrent elles-mêmes comme des "déplacés médicaux". La plupart ne pouvaient soigner leurs enfants avec des médicaments à base de cannabis dans leur État d'origine sans risquer d'être arrêtées pour trafic de drogue, voire maltraitance. Meagan a fait un essai avec une huile à forte teneur en CBD. Les crises ont quasiment cessé. Elle a sevré Addy de certains de ses autres médicaments, et c'est comme si la petite fille s'était réveillée d'un coma. "Cela paraît peu de chose, explique Meagan. Mais, quand vous voyez votre enfant sourire pour la première fois depuis de nombreux mois, eh bien, l'ensemble de votre univers change". Au début de l'année dernière, les Patrick ont décidé de s'installer dans le Colorado pour se joindre au mouvement. "Si on cultivait une plante sur Mars susceptible d'aider ma fille Addy, je construirais un vaisseau spatial au fond de mon jardin". Quand j'ai rencontré les Patrick, à l'automne 2014, ils avaient emménagé dans leur nouvelle maison de Colorado Springs. Addy va bien. Elle a encore une à deux crises par jour, mais elles sont moins intenses. Ses yeux divaguent moins. Elle rit. Elle a appris à faire des câlins et découvert le pouvoir de ses cordes vocales.
Les détracteurs du traitement font valoir que les parents de Realm of Caring utilisent leurs enfants comme des cobayes, qu'un nombre insuffisant d'études a été réalisé et qu'une bonne part des témoignages, sinon la plupart d'entre eux, peuvent être rejetés en raison de l'effet placebo. "C'est vrai, nous ne connaissons pas les effets sur le long terme du CBD, et nous devrions les étudier, reconnaît Meagan. Mais je peux vous dire une chose. Sans lui, notre Addy serait un légume". Personne ne s'interroge, fait-elle remarquer, sur les effets à long terme du médicament largement utilisé qui a été prescrit de façon routinière à son enfant de 2 ans. "Notre assurance paie, alors personne ne se pose de questions, explique-t-elle. Mais ce remède est hautement addictif, hautement toxique, vous transforme en zombie, et peut vraiment vous tuer. Et pourtant, il est parfaitement légal". Selon Elizabeth Thiele, les résultats des études sur le CBD sont extrêmement encourageants. "Le CBD n'est pas un produit miracle, il ne marche pas pour tout le monde, tient-elle à avertir. Mais je suis impressionnée. Cela peut être un traitement très efficace pour de nombreuses personnes. J'ai vu plusieurs enfants de l'étude chez qui les crises d'épilepsie ont complètement disparu pendant plus d'un an. Les Patrick vivent maintenant dans un État dont la législation leur est favorable, et cela fait longtemps qu'ils n'ont pas été aussi heureux. "Nous avons retrouvé Addy, se réjouit Meagan. Si je ne le vivais pas moi-même, j'aurais du mal à le croire. Je ne pense pas que le cannabis soit un remède infaillible. Mais j'estime qu'il devrait faire partie des outils de tout neurologue, dans l'ensemble des États-Unis.

POUR LE GÉNÉTICIEN : Dresser la Carte Génétique

C'est une plante si intéressante, si précieuse, estime Nolan Kane, spécialiste de biologie de l'évolution. Elle est présente depuis des millions d'années, et c'est l'une des plantes les plus anciennes que l'homme ait cultivées. Et pourtant il y a tant de questions fondamentales à son propos qui n'ont pas encore trouvé de réponses. D'où vient-elle ? Comment et pourquoi a-t-elle évolué ? Pourquoi produit-elle tous ces composés ? Nous ne savons même pas combien elle compte d'espèces.
Nous nous tenons dans la serre d'un laboratoire du campus de l'université de Boulder (Colorado) et examinons 10 plants de chanvre que Kane a récemment acquis pour ses recherches. Ce sont des petites choses grêles et filiformes, comme des ados dégingandés. Ces plantes, comme presque toutes les variétés de chanvre, ont des taux de THC extrêmement bas. Elles ne paraissent pas dangereuses, mais leur seule présence à l'intérieur des locaux d'un grand laboratoire d'université représente des années de négociations pour obtenir l'autorisation des autorités fédérales et de la direction de l'institution. Aujourd'hui, Kane n'est autorisé à cultiver que des variétés de chanvre. Le reste de son matériau de recherche est de l'ADN issu de plants de cannabis fourni à son labo par des cultivateurs du Colorado, lesquels l'extraient selon des méthodes qu'il leur a enseignées. Kane me confie qu'il ne comprend pas pourquoi il est toujours interdit aux États-Unis de cultiver du chanvre à des fins commerciales. Le chanvre fournit des fibres d'une qualité inégalée, fait-il observer. C'est une plante au rendement énergétique extraordinairement élevé, qui renouvelle les sols et pousse sans qu'on ait vraiment besoin de beaucoup d'intrants. On importe chaque année des tonnes et des tonnes de chanvre de Chine, et même du Canada, et, cependant, la législation fédérale nous interdit de la cultiver.
Généticien de formation, Kane étudie le cannabis dans une seule perspective : il veut décortiquer son ADN. C'est un homme affable qui aime la vie au grand air. Il a étudié le tournesol, dont il a fini par cartographier le génome, une séquence de plus de 3,5 milliards de nucléotides. Maintenant, il est passé à la marijuana, environ 800 millions de nucléotides. Une description succincte du génome du cannabis existe déjà, mais il se présente sous une forme extrêmement fragmentée, éclatée en 60.000 pièces environ. L'objectif ambitieux de Kane, qu'il mettra des années à atteindre, est d'assembler ces fragments dans le bon ordre. "L'analogie que j'utilise est que nous disposons de 60.000 pages d'un livre, mais elles sont éparpillées sur le sol. Nous n'avons aucune idée de la façon dont ces pages s'assemblent pour faire une bonne intrigue. Il y a une certaine pression, ajoute-t-il, car ces travaux auront d'énormes implications, et tout ce que nous faisons ici sera attentivement observé. Les gens veulent qu'on réussisse". Une fois la carte entièrement dressée, des généticiens pourront l'utiliser de toutes sortes de manières, notamment en sélectionnant des variétés contenant de plus fortes concentrations de l'un des rares composants de la plante ayant des propriétés médicalement importantes.
Alors que Kane me fait visiter son labo, je peux voir l'excitation sur son visage et celui de ses jeunes collaborateurs. L'endroit ressemble au siège d'une start-up. "Avec ces travaux sur le cannabis, notre approche sera révolutionnaire. Leurs résultats révolutionneront non seulement notre compréhension de la plante, mais aussi de nous-mêmes, de notre cerveau, notre neurologie, notre psychologie. Révolutionnaire s'agissant de la biochimie de ses composants. Révolutionnaire pour leur impact sur différentes branches d'activité telles que la médecine, l'agriculture et les biocarburants. Ils pourraient même transformer une partie de notre alimentation - on sait que le chanvre est une source immédiatement utilisable d'une huile très saine et riche en protéines". Avec le cannabis, sourit Kane, "on ne sait pas où donner de la tête".

Par Hampton Sides ; Photographies de Lynn Johnson

NATIONAL GEOGRAPHIC N°189 > Juin > 2015

 

   
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