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L'Expérience Quantique qui Jette un Froid

Le seul fait d'observer une minuscule corde vibrante suffit à... la refroidir ! Totalement inattendue, cette découverte de physiciens américains marque une nouvelle étape dans la tentative de percer les secrets du déroutant monde quantique.

Il est des regards qui vous glacent le sang. Mais de là à en faire un principe physique, il fallait oser. Pourtant, des physiciens américains l'ont fait : refroidir un objet rien qu'en le "regardant". Absurde ? Non, quantique. Car c'est bien le résultat qu'ont obtenu des spécialistes de l'infiniment petit : Akshay Naik, au laboratoire des sciences physiques de l'université du Maryland (États-Unis), Keith Schwab, actuellement professeur à l'université Cornell de New York, et leurs collaborateurs. Leur expérience, publiée dans la revue Nature du 14 septembre 2006, avait dès le départ un objectif ambitieux : mesurer avec une précision diabolique les vibrations infimes d'un résonateur incroyablement petit. À savoir une "minicorde" vibrante, faite d'un alliage d'aluminium, de silicium et d'azote, large d'une fraction de micromètre à peine. Autant dire qu'un cheveu, dans cet univers nanométrique, paraîtrait énorme. Or, à cette échelle, les choses se compliquent singulièrement. Car ici, règnent les lois de la physique quantique, qui prévoient que cette mesure ne va pas laisser la cordelette insensible.
Werner Heisenberg, grand physicien allemand de l'entre-deux-guerres, avait déjà prévenu, via le principe qui porte son nom, que les particules et autres structures lilliputiennes sont de timides coquettes : on ne peut les observer sans les perturber. Des esprits moins délicats diraient que, dans le monde quantique, "on paie pour voir" !

UNE INÉVITABLE INTERACTION

En clair : dès que l'on veut effectuer une quelconque mesure sur un objet, on interagit obligatoirement avec lui. Et cette interaction détruit irrémédiablement une partie de l'information que l'on cherche à obtenir. Les ethnologues le savent d'ailleurs pertinemment : lorsqu'ils étudient une population, leur présence, aussi neutre soit-elle, ne passe pas inaperçue et, du coup, fausse l'étude.
C'est la même chose au niveau quantique. Par exemple, imaginez que vous vouliez connaître la position d'une bille en l'éclairant avec de la lumière ; eh bien, les photons cognent contre la bille et modifient un peu sa position. L'effet est insignifiant s'il s'agit d'une balle de tennis ; mais il devient majeur dans le cas d'un atome unique. Autrement dit, quoi que l'on fasse, il existe une limite à la précision d'une mesure. Généralisant cette idée, Heisenberg a montré que plus on essaye d'augmenter cette précision sur un objet quantique, plus on le perturbe et, donc, plus on perd de l'information sur d'autres mesures que l'on aurait pu faire par ailleurs sur ledit objet. La physique quantique ne fait jamais crédit...

À 25 ans, le physicien allemand Heisenberg démontre qu'il y a une limite à la connaissance du monde. Lorsqu'en février 1927, Werner Heisenberg publie le fameux principe qui portera son nom, il s'attache à ce que son travail soit considéré, en toute modestie, comme le point culminant de la révolution quantique. Aux oreilles profanes, le "principe d'Heisenberg" peut pourtant paraître anecdotique. Il affirme qu'il est impossible, sur un même objet, de mesurer en même temps, avec une précision aussi fine que l'on veut, deux variables dites "conjuguées", telles que la position et la vitesse. Mieux on connaîtra l'une, plus on perdra de "information sur l'autre, l'acte même d'observer - quel que soit l'instrument - perturbant l'objet de façon irrémédiable. Pour la première fois, un physicien démontrait qu'il y avait une limite à la connaissance du monde. Pis : que ce monde pouvait contenir des incertitudes intrinsèques sur son propre état. Le présent n'étant jamais complètement défini, on ne pouvait donc calculer pour l'avenir qu'une gamme de possibilités. Exit, donc, l'idée chère à Laplace d'un monde évoluant de façon parfaitement déterminée. Les prédictions de la mécanique quantique sont statistiques et n'expriment que des probabilités. Un bouleversement conceptuel qui fournira au jeune Heisenberg cette rassurante certitude : celle de s'être bien imposé, à 25 ans à peine, comme l'un des plus grands physiciens allemands.

Ce "principe de Heisenberg" a le don d'agacer les physiciens, qui aimeraient pouvoir observer aussi finement que possible, sans rien altérer. Et pour une fois, les chercheurs ont eu l'heureuse surprise de voir se retourner l'inconvénient en avantage. Car cette perturbation, créée par la mesure, a débouché sur un effet inattendu : le refroidissement du système observé ! Encore fallait-il ne pas observer avec n'importe quoi. Ici, le choix d'un transistor supraconducteur à électron unique (SSET en anglais) s'est révélé particulièrement judicieux. Disposé juste à côté de la corde vibrante, c'est lui qui, chargé de mesurer sa position, l'a finalement "glacée du regard".

Comment ? Pour comprendre, il faut savoir que le cour de ce transistor est une petite boucle de métal supraconducteur, dans laquelle des électrons circulent sous forme de paires. La boucle étant séparée de deux contacts électriques par deux petits "fossés" isolants, les électrons, en principe, ne peuvent pas passer. Sauf quand on leur donne un coup de pouce, en appliquant une légère tension électrique. On obtient alors un minuscule courant électrique, ici réduit à sa plus simple expression : une seule paire d'électrons à la fois ! Ce transistor est donc très sensible à toute perturbation électrique dans son environnement. Or, à cette échelle, la cordelette du résonateur perturbe le champ électrique autour d'elle. Pas de beaucoup, mais assez pour influer sur le nombre d'électrons qui parviennent à franchir le fossé. Il suffisait donc de mesurer l'intensité du courant électrique obtenu dans le transistor pour se faire une idée assez précise des mouvements du résonateur. L'objectif de nos physiciens était de parvenir, grâce au transistor, à une précision telle qu'elle atteindrait la limite théorique fixée par la physique quantique.
C'est ici que les physiciens ont eu une idée à première vue déconcertante : appliquer au transistor une tension un tout petit peu trop faible, pour empêcher les électrons de passer. Mais impossible n'étant pas quantique, certains y parviennent quand même. Un effet "tunnel" bien connu des physiciens de l'infiniment petit (voir ci-dessous), qui ont fini par se faire à l'idée que les particules réussissent régulièrement à atteindre des endroits que la physique la plus classique leur interdit pourtant formellement. Des électrons "rebelles" pénètrent ainsi dans la boucle supraconductrice, à un rythme plus ou moins rapide, au gré des perturbations électriques que le résonateur y a introduites.

DES PARTICULES PASSE-MURAILLES - Que fait une bille quand elle rencontre un mur ? Elle rebrousse chemin. Ce n'est pas le cas d'un électron : il n'est pas rare de le voir franchir allégrement une barrière de potentiel pour accéder à une région de l'espace qui, en principe, lui était interdite. Un effet "tunnel", que seule la mécanique quantique peut expliquer. Elle attribue en effet à chaque particule une onde, qui détermine (à travers le carré de son module) sa probabilité de présence dans les différents endroits de l'espace (1). Quand notre électron rencontre une barrière (2), une partie de l'onde qui lui est associée, au lieu de s'annuler brutalement, s'évase à travers cette barrière et déborde faiblement de l'autre côté, fournissant à la particule une probabilité non-nulle de jouer spontanément les passe-murailles (3).

L'ARROSEUR ARROSÉ

Mais ces mêmes électrons, à leur tour, créent autour d'eux une autre perturbation électrique, qui se retourne contre le résonateur. C'est l'arroseur arrosé, en somme, dans un jeu d'interactions typiquement quantiques, à l'issue duquel la cordelette finit par perdre de l'énergie au profit du transistor. Ce dernier l'utilise pour faire circuler ses électrons, tandis que le résonateur, irrémédiablement lésé, n'a d'autre choix que... de refroidir. Et passe de 550 à 300 millidegrés à peine au-dessus du zéro absolu (froid théorique ultime correspondant à -273,15°C). De quoi provoquer de sacrés frissons ! Au passage, Naik et ses collaborateurs ont réalisé l'exploit de mesurer des mouvements de la cordelette de moins d'un femtomètre (10-15 mètre), soit à peine la dimension d'un noyau d'hélium.
Cette découverte a un double intérêt. D'abord, toute méthode pour refroidir un nano-objet est bonne à prendre quand la surchauffe des composants électroniques reste la plaie des systèmes informatiques. Mais le véritable objectif de nos chercheurs était plus ambitieux. Ce qu'ils voulaient surtout, c'était comprendre les mystères profonds du monde quantique. En particulier, cette capacité déconcertante qu'ont les objets de s'y trouver simultanément dans deux états différents. Pour être plus précis, la physique quantique associe à un objet une "fonction d'onde", une "entité mathématique" qui détermine avec quelles probabilités cet objet, lorsqu'on fera une mesure sur lui, donnera tel ou tel résultat. Un électron peut, par exemple, franchir le fossé du transistor par effet tunnel ou ne pas le franchir. Mais il peut aussi, tant qu'aucune mesure n'est faite sur lui, rester indéterminé : le franchir ET ne pas le franchir, le système évoluant comme si ces deux éventualités étaient toujours possibles. On dit alors que le transistor reste dans une superposition de deux états quantiques.
Or, personne n'a jamais connu de pomme capable d'être, suivant quel mangeur voudra la saisir, dans un panier ou dans un autre. Elle est forcément, dès le départ, dans l'un des deux. Et une balle de tennis n'attend pas que l'échange soit fini pour déterminer si, finalement, elle sera dans le court ou à l'extérieur du court. De l'électron à la pomme, ou à la balle de tennis, que s'est-il passé ? Pourquoi les deux mondes ne se comportent-ils pas de la même façon ? Où se situe le seuil au-delà duquel les objets, devenus trop imposants, perdent leurs étonnantes propriétés quantiques et se comportent selon la bonne vieille physique de Newton ? La question taraude les physiciens depuis des décennies. "Notre but est de savoir jusqu'où l'on peut grossir en masse, en taille et en complexité, avant que les effets quantiques ne soient plus visibles", nous expliquait en juin 2004 le physicien viennois Markus Arndt, qui venait d'obtenir des effets quantiques avec d'énormes molécules de fluorofullerène (C60F48) ->.

DES MILLIARDS D'ATOMES

Est-il possible d'aller bien au-delà ? D'observer de tels effets non pas sur des atomes, ni mêmes de grosses molécules, mais sur des systèmes nanoscopiques complets qui, bien que très petits à notre échelle, comportent déjà des milliards d'atomes ? C'est le défi qu'entendent aujourd'hui relever différentes équipes dans le monde. Et toutes savent qu'elles n'y parviendront qu'avec des objets extrêmement froids, pour limiter au maximum les interactions avec l'extérieur. D'où l'intérêt d'avoir pu refroidir une cordelette d'un simple "regard", répété autant que nécessaire. Jusqu'à lui faire atteindre cet état où sa position réelle restera comme suspendue à son bon vouloir. De quoi semer un sacré froid dans la physique classique. Et échauffer bien des esprits...

Emmanuel Monnier - SCIENCE & VIE > Mars > 2007
 

   
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