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Compagnons de Voyage : Hubert Reeves

LA GOÉLETTE TERRE

Comme les passagers de la goélette sur l'océan houleux, nous sommes en voyage dans l'univers. La Terre est notre navire. Notre périple est ponctué par les révolutions orbitales de notre planète. On dépasse rarement cent tours. Pendant ce temps le Soleil, entouré de son cortège planétaire, poursuit sa course. De notre naissance à notre mort, il parcourt à peine un millionième de son voyage périodique dans la Voie lactée. Il progresse d'environ un mois-lumière sur une orbite de deux cent mille années-lumière autour du centre de notre galaxie qui fonce, à plusieurs centaines de kilomètres par seconde, vers l'amas de la Vierge.

Nous ne savons plus l'aventure que représentait autrefois une traversée océanique ou un parcours en diligence. Nos plus longs voyages dépassent rarement la dizaine d'heures. Les passagers de notre goélette savaient d'où ils venaient et où ils allaient. Comme eux, nous sommes lancés dans une aventure incertaine où les risques sont nombreux et les dangers assurés : douleurs physiques et morales, guerres et catastrophes multiples. Mais pour nous, à l'inverse de ces passagers (et à l'exception des privilégiés qui ont des convictions religieuses...), le départ, le but et le sens de notre aventure terrestre nous échappent. Nous sommes des voyageurs essentiels, des passagers du cosmos. L'altération de notre corps au cours des ans en marque pour nous l'inéluctable progression. Mais vers où ?

LA VIE EST APPARUE SUR TERRE

Dans la pensée traditionnelle, il y a une coupure radicale entre la matière inerte et la matière vivante. D'un côté, les pierres et les étoiles ; de l'autre, les plantes et les animaux. Aujourd'hui, les progrès des connaissances astronomiques et biologiques nous forcent à réviser cette vision simpliste.
À sa naissance, il y a quatre milliards cinq cents millions d'années, notre système solaire est constitué d'une étoile centrale - le Soleil - autour de laquelle gravite un cortège planétaire composé d'une multitude de corps rocheux encore tout chauds de leurs multiples collisions. À cette époque, notre planète est une boule de lave qui irradie le ciel de son éclat infrarouge. Sous l'effet combiné des chocs d'astéroïdes et de l'énergie émise par les substances radioactives qu'elle contient, la matière terrestre a été portée à l'incandescence.

CANTATE DU MINÉRAL ET DU VÉGÉTAL

Un milliard d'années plus tard, notre planète refroidie abrite, dans les eaux tièdes de ses mares, un extraordinaire foisonnement d'organismes cellulaires microscopiques. Les strates accumulées de leurs coquilles siliceuses sont responsables des formations géologiques connues aujourd'hui sous le nom de stromatolites. Ce premier milliard d'années voit la formation des premières croûtes pierreuses solides sur l'océan de lave et l'agglomération, en nappes maritimes et lacustres, des molécules d'eau auparavant incorporées à la lave. Nous sommes loin d'appréhender correctement le cours des évènements par lesquels les premières structures vivantes ont pu voir le jour pendant cette période agitée. Dans la littérature scientifique, un bon nombre de scénarios, plus ou moins plausibles, se sont succédé ces dernières années, sans qu'on puisse sélectionner les éléments d'une théorie vraiment convaincante.
Pourtant, malgré l'aveu d'ignorance que constitue ce foisonnement de spéculations théoriques, il est difficile d'échapper à l'idée que la vie est apparue sur la Terre pendant cette période. En d'autres mots, une matière inerte, pierreuse, d'origine stellaire s'est métamorphosée en une matière vivante. Des atomes et des molécules, constituant originellement le matériau terrestre, se sont trouvés incorporés dans des organismes, animaux ou végétaux, capables de se reproduire et passibles de mourir. Ces énoncés paraissent aujourd'hui incontournables.

PANSPERMIE

Pourtant, pour éluder ces conclusions et les problèmes qu'elles entraînent, certains auteurs ont fait appel à une origine extraterrestre de la vie. Le chimiste suédois Arrhénius au XIXè siècle, l'astrophysicien anglais Fred Hoyle et, plus récemment, le biochimiste Francis Crick ont proposé l'hypothèse dite "panspermique" selon laquelle la vie viendrait de l'espace. Personnellement, cette thèse me paraît entraîner plus de difficultés qu'elle n'en résout.
Il faut envisager le transport des organismes extraterrestres à partir de cette hypothétique matrice vers la Terre. Le voyage interstellaire se fait dans des conditions très défavorables à la conservation des vivants. Les rayons cosmiques et les photons énergétiques (rayons UV, X et rayons gamma) pullulent dans l'espace et soumettent les voyageurs à des flux ionisants, bien connus pour leurs effets stérilisants. Les conditions thermiques hautement variables auxquelles seraient soumis les transporteurs - comètes ou astéroïdes - présenteraient encore bien des menaces pour les fragiles pèlerins de l'espace.
[La découverte de formes de vie cellulaire dans les strates géologiques enfouies à plusieurs kilomètres de profondeur et la possibilité pour celles-ci d'hiberner pendant des périodes de milliers, voire de millions d'années ont quelque peu modifié nos idées à ce sujet. Il ne paraît plus impensable que des formes vivantes élémentaires circulent d'une planète à l'autre.]
Si la vie vient "d'ailleurs", comment est-elle apparue dans cet "ailleurs" ? Pour déterminer les conditions idéales d'une telle métamorphose, on pense d'abord à un milieu dense, mais où les molécules se déplacent facilement, de sorte que les réactions chimiques soient à la fois nombreuses et rapides. Une nappe aquatique fait tout à fait l'affaire. On demande que ce milieu soit maintenu pendant longtemps à une température appropriée et stable. L'eau ne demeure liquide que dans une fourchette restreinte de la gamme des températures. Pour assurer ce régime pendant des milliards d'années, la proximité d'une étoile à longue vie semble tout indiquée. Parmi les différentes phases de la vie stellaire, seule la phase de fusion de l'hydrogène en hélium chez une étoile de masse relativement modeste, de type solaire par exemple, s'étend sur une durée suffisante.
On veut que, protégée des particules ionisantes de l'espace, cette matrice laisse quand même pénétrer certains rayonnements lumineux. C'est-à-dire qu'elle possède une atmosphère semi-transparente qui lui serve de filtre. Cette nappe gazeuse jouera également le rôle de volant thermique pour adoucir d'éventuelles fluctuations de température imposées par la rotation, par exemple.
En additionnant ces multiples exigences, on se voit en train de tracer le portrait-robot de notre belle planète bleue, avec son atmosphère et ses mers, en orbite stable autour du Soleil... À quoi bon aller chercher ailleurs ce que nous avons à profusion chez nous ?

Si aujourd'hui la vie ne surgit pas spontanément de la matière, comment a-t-elle pu y arriver il y a quatre milliards d'années ? Qu'est-ce qui a changé entre ce passé lointain et notre époque contemporaine ?
Maintenant nous connaissons la réponse ou plutôt les réponses à cette troublante énigme. Il y a d'abord une question d'échelles de temps. La Terre primitive n'a pas lésiné sur les centaines de millions d'années. De surcroît, entre cette période et aujourd'hui, les vivants ont eux-mêmes modifié les conditions d'émergence de la vie. Notre planète est maintenant peuplée d'une infinité de prédateurs microscopiques. Bactéries, cellules et organismes de toutes sortes sont à l'affût, prêts à fondre sur toute substance nutritive. À l'opposé, dans la stérilité des mares, les organismes en formation trouvaient la promesse de leur longévité. Croissez et multipliez-vous. L'absence de compétiteurs leur garantissait un paradis terrestre où l'abondance était la norme.

LES PONTS SONT COUPÉS

Mais l'accroissement rapide des populations primitives a tôt fait d'éjecter les premiers vivants hors de leur paradis originel. C'est maintenant la lutte pour la vie. Cette situation nouvelle, de sabres et de boucliers, de pièges et de leurres, isole la vie de ses conditions originelles. Elle n'a plus accès à ces eldorados où elle pouvait s'engendrer elle-même à partir de la matière inerte, sans craindre les mâchoires affamées des prédateurs. Monsieur Pasteur, vous êtes arrivé trop tard. La génération spontanée a existé, La vie est née de la matière. Mais elle a refermé les portes derrière elle. Aujourd'hui les ponts sont coupés.

LICHENS SUR LE GRANITE

Même si, contrairement à ce qu'on a cru longtemps, le minéral et le vivant ne constituent pas des matières essentiellement distinctes, même si, historiquement, le vivant est la métamorphose du minéral sous l'effet de processus encore largement mystérieux, les ponts entre ces deux règnes sont coupés depuis des milliards d'années. On peut à juste titre les considérer comme deux mondes autonomes, dont les rencontres et les affrontements forment la trame de nombreux épisodes de l'histoire et de la géographie terrestre.
La masse de matière impliquée dans ces échanges minéral-vivant est considérable : plus de mille milliards de tonnes (plus d'un milliardième de la masse de notre planète). Lors des grandes glaciations, près de 90 % du carbone inséré dans des organismes vivants retourne à la phase minérale (représentée majoritairement par les carbonates). Ces chiffres nous donnent une mesure de l'importance des échanges entre le minéral et la vie.
Les vieux murs nous offrent le spectacle des jeux entre les roches et les plantes. Sur les grises surfaces du granite, le végétal constitue ses substances vives à partir des atomes issus des mailles cristallines délogées par les pluies. Les coloris subtils et variés, en strates adjacentes, des mousses et des lichens nous signalent, à leur façon, l'utilisation préférentielle d'atomes particulièrement aptes à extraire certaines couleurs du spectre de la lumière solaire. Contrairement au granite, incapable de différencier les longueurs d'ondes variées qu'il reçoit, les tissus de ces végétaux manifestent leur haut degré d'organisation physico-chimique en sélectionnant à leur usage certaines fréquences lumineuses dont l'absence dans la lumière renvoyée par ces plantes compose en creux la douce palette de leurs coloris.
Les lichens sont la première étape du cycle de transformation du minéral en végétal. Les débris accumulés de leurs strates successives constituent l'ébauche du terreau où d'autres plantes moins frugales viendront s'installer.

BIOMINÉRALISATIONS

Que la vie, née du minéral, influence à son tour en profondeur la minéralogie terrestre, voilà une des découvertes les plus étonnantes de la géologie contemporaine. On a montré, par exemple, que l'activité bactérienne joue un rôle essentiel dans la formation des marais salants. Les billes de sel des lacs saumâtres africains laissent apercevoir, en leur centre géométrique, des noyaux de substances organiques. Il s'agit de colonies bactériennes qui ont précipité le chlorure de sodium - notre sel de table - dissous dans les nappes lacustres. Il en va de même pour l'apatite, un phosphate de calcium recherché pour sa teneur en uranium. Ce cristal trouve dans la décomposition des molécules génétiques cellulaires (ARN) à la fois les atomes de phosphore à intégrer dans sa maille cristalline et l'énergie requise pour cette intégration.
Cette biominéralisation peut prendre des dimensions planétaires. Vénus et la Terre sont souvent appelées planètes jumelles. Elles ont la même masse, à 10 % près. Vénus, un peu plus proche du Soleil, reçoit plus de photons solaires que la Terre. Pourtant leurs aspects sont profondément différents. L'épaisse atmosphère de Vénus provoque un intense effet de serre : la température au sol est de plus de 500 degrés Celsius. Sa teneur en gaz carbonique est plusieurs milliers de fois plus élevée que la nôtre.
Comment avons-nous pu échapper à une telle fournaise ? Il se pourrait que la vie cellulaire ait joué un rôle capital. On trouve dans les calcaires terrestres des traces de corps bactériens. Ces calcaires se développent quand, au contact des membranes vivantes, des molécules carbonées - provenant de la dissolution du gaz carbonique dans l'eau - se précipitent en carbonate de calcium.
Au cours des ères géologiques, notre atmosphère primitive, vraisemblablement constituée de gaz carbonique, comme celles de Vénus et de Mars, s'en est progressivement déchargée pour le déposer au fond de l'océan, sous forme de strates de calcaires. Les deux planètes ont, au total, à peu près le même nombre d'atomes de carbone. Sur Vénus, ces atomes sont restés sous leur forme originelle de gaz carbonique. Sur la Terre, on les retrouve incorporés aux pierres déposées dans les fonds marins par l'activité bactérienne. Vénus est grise et torride. La Terre est bleue et tiède. Mais pourquoi ces deux planètes ont-elles poursuivi des évolutions aussi différentes ? Les phénomènes de biominéralisations décrits plus haut pourraient-ils y être pour quelque chose ?
Sur notre planète, nous sommes devant une situation en boucle. D'une part, l'apparition de la vie - du moins nous le pensons - exige, comme condition antérieure, l'existence d'une nappe d'eau liquide. D'autre part, ces nappes s'évaporeraient rapidement si le carbone, au lieu d'être stocké dans les carbonates océaniques, se trouvait dans l'atmosphère. L'effet de serre provoqué par cette accumulation de gaz carbonique amènerait la température de l'atmosphère bien au-dessus du point d'évaporation de l'eau, comme sur Vénus. (Nous savons aujourd'hui que des phénomènes géologiques liés aux mouvements des plaques continentales en libèrent de grandes quantités.) Or la densité atmosphérique de gaz carbonique est contrôlée par la précipitation du carbone en carbonates, phénomène pour lequel les bactéries semblent jouer un rôle important.

LE VOLCANISME ISLANDAIS

Les affrontements du minéral et de la vie deviennent particulièrement spectaculaires dans les lieux géographiques où des conditions extrêmes précipitent ces évènements : les régions volcaniques ou les déserts.
L'océan Atlantique est traversé, du nord au sud, par une gigantesque faille médiane. Les deux flancs de cette fosse sont les frontières mouvantes des plaques américaine et eurasienne. Depuis une centaine de millions d'années, des matières magmatiques, issues des profondeurs de notre planète, émergent tout au long de cette crevasse. Elles s'ajoutent aux plaques qui portent les deux continents.
En Islande, cette faille quitte les profondeurs abyssales, émerge de l'eau et parcourt l'île en diagonale.
Longtemps on a cru inhabitées les profondes tranchées océaniques. La lumière solaire n'y pénètre jamais. Or la lumière est indispensable à la vie... Ces abîmes obscurs fourmillent d'êtres vivants. Ils s'éclairent avec leurs propres sources lumineuses. Les uns portent leurs lanternes ou leurs fanaux. Les autres se sont installés près des cheminées volcaniques qui éjectent en permanence des fumées brûlantes où ils puisent directement leur énergie. Ainsi en est-il des déserts les plus secs, comme des étendues glaciaires des régions polaires. Les astuces les plus extravagantes sont mises en ouvre pour permettre aux plantes et aux animaux d'y installer leurs niches. Aucun climat ne semble poser de difficultés insolubles à l'inventivité des forces vitales.
Mieux encore, la vie arrive, par sa propre activité, à modifier les conditions physiques des habitats qu'elle choisit, dans un sens qui lui permet d'accéder à de nouvelles prouesses d'adaptation. L'exemple classique est celui de la transformation de l'atmosphère terrestre au cours des derniers milliards d'années.
On ne connaît pas bien la composition de notre atmosphère initiale. Mais pas d'oxygène moléculaire comme aujourd'hui. Ce sont les plantes qui sont responsables de cette transformation.
Si la vie est apparue d'abord dans la nappe aquatique, ce n'est pas seulement parce que l'eau est un milieu plus propice aux associations moléculaires, susceptibles d'engendrer des structures géantes capables des comportements propres des phénomènes vitaux. C'est aussi parce qu'à cette époque notre planète était inondée de rayons ultraviolets, en provenance du Soleil, que l'atmosphère laissait largement passer. Ces rayons hautement ionisants exercèrent une action stérilisante, suffisante pout empêcher l'apparition de la vie sur les surfaces continentales des premiers milliards d'années.
L'eau, par contre, est opaque aux rayons ultraviolets. Par la photosynthèse, les premiers vivants, planctons et algues marines, transformèrent en oxygène moléculaire le gaz carbonique contenu dans la mer. Cette opération eut pour effet de dégager dans l'atmosphère terrestre un flux continu d'oxygène. Cette molécule se substitua progressivement au gaz carbonique comme constituant important de la nappe atmosphérique.
L'effet de la respiration des plantes aquatiques fut doublement bénéfique. D'une part en transformant la composition moléculaire de l'atmosphère, ce processus prépara le terrain pour l'avènement de la respiration oxygénée. Accélérant considérablement les échanges énergétiques, il allait ouvrir de nouvelles avenues à la mise en ouvre des prodigieuses prouesses de la vie.
De plus, interagissant avec l'oxygène, les rayons ultraviolets du Soleil engendrèrent, au sommet de l'atmosphère, une couche d'ozone capable à son tour d'absorber une fraction majeure de ces rayons. Le parapluie anti-rayons UV installé en altitude par la production massive de molécules d'ozone devait rendre habitables les espaces continentaux non protégés par la nappe aquatique. Ainsi voit-on, il y a environ quatre cents millions d'années, les vivants quitter leur habitat marin et envahir progressivement les terres émergées sans souffrir de l'effet nocif des rayonnements ionisants.

Notre cosmos héberge un grand nombre de structures organisées : les atomes, les molécules, les cellules, les organismes multicellulaires (plantes et animaux). En fonction de leur niveau d'organisation, on peut disposer ces structures sur les différents niveaux d'une pyramide nommée "pyramide de la complexité". Au niveau supérieur de la pyramide, à l'étage des plantes et des animaux, on rencontre une caractéristique fondamentale : la dépendance. Contrairement aux atomes et aux molécules, les organismes vivants doivent nécessairement échanger avec le monde extérieur. Pour se maintenir dans l'existence il leur faut extraire de l'énergie, c'est-à-dire respirer, manger, se chauffer.
L'énergie qui alimente les vivants de la Terre provient presque exclusivement du Soleil. Elle nous arrive sous la forme de ces photons jaunes émis en permanence par notre étoile et absorbés par notre sol terrestre. Plus exactement, elle trouve son origine dans la différence de température entre la surface du Soleil (à environ 6000 degrés absolus) et la surface de la Terre (à environ 300 degrés absolus, soit environ 30 degrés Celsius). Pour tous les vivants la tâche est la même : extraire l'énergie du flux solaire, l'utiliser pour vivre et se développer. Pour y arriver, les plantes et les animaux emploient des recettes différentes.
Les plantes se nourrissent de quatre substances inertes : la lumière, la terre, l'air et l'eau. Elles les transforment en matière vivante : leur propre substance. Dans le sol, les racines pompent l'eau et quelques sels minéraux. Dans le feuillage illuminé par les photons solaires, des sucres s'élaborent quand l'eau se combine au gaz carbonique de l'air. Ces sucres, gorgés d'énergie, forment l'élément fondamental de la chaîne alimentaire. Toute la vie terrestre en dépend. Le lieu des plântes est à la frange entre la terre et l'air : les racines plongent dans le sol, tandis que leurs feuilles, dans l'air, sont exposées aux rayons du Soleil.
Ici intervient d'une façon fondamentale le champ de gravité de notre planète. Il va jouer plusieurs rôles simultanés. D'abord celui de retenir l'atmosphère à la surface de la Terre. Sa puissance lui vient de la grande masse de notre planète (six mille milliards de milliards de tonnes). La force de gravité engendrée par la masse de la Terre attire les corps vers le centre planétaire. En chaque lieu de la surface elle définit une direction : la verticale. Cette attraction vers le bas va influencer d'une façon majeure l'évolution de toutes les structures terrestres aussi bien biologiques que géologiques. Elle laissera sa marque dans leur architecture et leur développement. Même à flanc de montagne, là où le sol n'est pas horizontal, les plantes choisissent la verticale.

LE MOUTON À CINQ PATTES

Nous avons cherché à relier les habitudes nutritionnelles des plantes et des animaux à une observation simple : les formes végétales adoptent généralement les deux symétries (paire et impaire) alors que les formes animales s'en tiennent (presque toujours) à la symétrie paire.
Pour comprendre les motifs de ces choix, nous sommes remontés aux grands principes de l'organisation cosmique dans le contexte astronomique où elle s'élabore. Plusieurs éléments ont balisé notre parcours : la nécessité de l'échange pour les êtres complexes, le mode d'échange et les conditions physiques qu'il impose sous la forme d'un champ de gravité capable de retenir une atmosphère.
Ajoutons que ce cadre astronomique est lui-même relié à la physique. Si des planètes existent où les plantes et les animaux se posent, c'est grâce à l'action de la force de gravité sur les immenses nappes de matière interstellaire en orbite autour du centre de la galaxie. Tous les organismes vivants sont issus d'une longue préhistoire dont leur forme perpétue la mémoire. Cette préhistoire fait intervenir toute l'évolution du cosmos. Elle nous parle des modalités de cette évolution ainsi que des contraintes qu'elle a dû rencontrer et négocier pour arriver à son terme contemporain. La physique nous apprend le rôle fondamental des forces de la nature' dans l'odyssée de la matière qui s'organise.
La force de gravité prend en charge la transformation de la purée initiale homogène en une collection de grumeaux célestes de grande dimension : les galaxies et les étoiles. Dans le cour incandescent des étoiles, la force nucléaire entre en action pour former les atomes, en particulier le carbone, l'azote et l'oxygène qui deviendront les éléments chimiques essentiels des organismes vivants. Dans les débris éparpillés des étoiles défuntes, la force électromagnétique vient à son tour associer les atomes en molécules et en grains solides. La force de gravité revient en scène pour assembler et compacter ces grains en planète. Elle impose aux planètes la forme sphérique à partir de laquelle est définie la verticale du lieu. Elle intervient encore pour retenir une atmosphère gazeuse sur les surfaces planétaires. Puis retour à la force électromagnétique pour associer les molécules en cellules et en organismes vivants.

TÉMOIGNAGE DE L'ASTROPHYSICIEN

L'astrophysicien est le premier à s'exprimer : "Considérons nos connaissances actuelles sur le passé lointain de l'univers. Nous y découvrons un cosmos profondément différent de celui d'aujourd'hui. La chaleur, la densité et l'intensité lumineuse y sont extrêmes. Il est dans un état de désorganisation totale. On n'y trouve aucune des innombrables structures qui peuplent aujourd'hui notre monde et qui en font la richesse et la diversité. L'histoire de l'univers depuis cette période, c'est l'histoire de la matière qui s'organise. Par d'innombrables accouchements, elle donne naissance à la merveilleuse variété des habitants de notre cosmos. Grâce à de multiples expériences de laboratoire, effectuées un peu partout sur notre planète, nous tentons d'élucider les éléments fondamentaux de cette organisation. Les télescopes, pour leur part, nous permettent d'observer certains des hauts lieux de ces accouchements."

L'astrophysicien raconte comment, sous l'effet de la force nucléaire, les quarks se sont associés en protons et neutrons dans la purée initiale d'il y a quinze milliards d'années. Puis il décrit comment, toujours sous le puissant aiguillon de la force nucléaire, ces protons et neutrons se sont fusionnés en noyaux atomiques. Les noyaux d'hélium apparaissent environ à la première minute. Plus tard, au long des ères, se forge la panoplie des atomes lourds dans le cour ardent des étoiles, d'où, par la suite, ils sont disséminés dans la Voie lactée. Ainsi se sont formés et accumulés les atomes qui, aujourd'hui, jouent un rôle essentiel dans la constitution de notre planète et dans les phénomènes de la vie terrestre.

UN SUBTIL COUP DE POUCE

Pour illustrer les astuces de la Nature, l'astrophysicien rapporte une anecdote : Pendant plusieurs années, les astrophysiciens ont cherché en vain à percer le secret des explosions de supernova. Par quels puissants mécanismes les atomes, situés au cour de l'étoile, arrivent-ils à s'échapper ? Comment s'extraient-ils du formidable champ de la gravité stellaire ? Cette tâche semblait défier l'imagination des chercheurs (et ils n'en manquent pas...).
Une étape fondamentale fut franchie quand les physiciens découvrirent l'existence d'une particule aux propriétés étonnantes : le neutrino. Sans charge électrique et (pratiquement) sans masse, cette particule traverse la matière à une vitesse quasi identique à celle de la lumière. Inventé, au départ, pour des raisons purement théoriques (il s'agissait de sauver le sacro-saint principe de la conservation de l'énergie), cet être subtil interagit si faiblement avec le reste de l'univers qu'il a fallu plus de vingt ans pour arriver à le piéger au laboratoire. Pendant longtemps, on l'a considéré comme une simple curiosité dans le zoo des particules élémentaires. Erreur ! Nous savons aujourd'hui que les évanescents neutrinos jouent un rôle fondamental dans l'explosion des supernovae.
On sait que ces particules sont produites en abondance au moment de l'effondrement du cour stellaire. On sait aussi qu'elles traversent sans trop de difficultés les régions les plus denses de l'étoile. Dans ces conditions, peut-être pouvaient-elles prendre en charge le transport et l'évacuation des atomes lourds ? Poussés par les neutrinos, les atomes arriveraient-ils enfin à sortir de l'étoile et à gagner les espaces interstellaires ?
C'est à un heureux hasard que nous devons aujourd'hui la réponse. A la fin d'une journée particulièrement éprouvante, faite d'échecs répétés, l'astrophysicien américain Richard Wilson décide de fermer boutique pour la nuit. Mais il oublie de fermer l'ordinateur. Le programme se poursuit toute la nuit. Le lendemain, la solution est devant lui ! Le problème est résolu... Les calculs effectués pendant la nuit montrent que les mouvements de la matière se sont à nouveau inversés. Les masses stellaires ont repris le chemin du haut. Leurs vitesses, cette fois, sont suffisantes pour les projeter loin de l'étoile, dans le vide sidéral. Les atomes ont réussi à s'échapper ! Que s'est-il passé ? C'est à une modalité subtile de la physique des neutrinos - une possibilité d'agir à retardement - que nous devons ce retournement de situation. Grâce à cette modalité, dont on avait largement sous-estimé l'importance, les neutrinos ont donné le coup de pouce tant attendu.

NI TROP VITE NI TROP LENTEMENT

À ce point de son discours l'astrophysicien demande une attention spéciale. Il va maintenant aborder un point difficile mais important, qui, aussi bien que l'anecdote précédente, illustre le subtil savoir-faire de la Nature.
À première vue, ce chapitre de la formation des atomes dans les hauts-fourneaux stellaires semble sans problème. Les particules sont là, ainsi que la colle nucléaire pour les souder. Il suffit, semble-t-il, d'attendre que les réactions nucléaires aient fait leur ouvre et le tour est joué. Pourtant nous savons que ce chapitre aurait pu mal se terminer. C'est que la force nucléaire a une fâcheuse tendance : celle de tout transformer en fer. Il n'y aurait alors dans l'univers ni hydrogène, ni carbone, ni oxygène, etc. Vraisemblablement, dans ces conditions, la vie n'aurait jamais pu éclore.
Comment cette catastrophe a-t-elle été évitée ? La réponse est loin d'être simple. Un élément pourtant semble y jouer un rôle fondamental : la vitesse avec laquelle le cosmos se refroidit depuis quinze milliards d'années. Si le taux de refroidissement avait été plus rapide, les étoiles n'auraient pas eu le temps de se former. S'il avait été plus lent, la force nucléaire aurait eu le temps de transformer en fer tous les protons et neutrons de notre univers. En fait l'univers se refroidit ni trop vite ni trop lentement, juste ce qu'il faut pour l'apparition des variétés atomiques qui peuplent notre monde contemporain.
La Nature sait mettre à profit les propriétés des forces passibles d'accroitre la complexité cosmique. Elle neutralise celles qui pourraient la frustrer. L'intervention des neutrinos dans l'explosion des supernovae ainsi que le choix du taux de refroidissement de l'univers en sont deux exemples parmi tant d'autres. À chaque fois, on peut y voir sa détermination et ses aptitudes à poursuivre son rêve d'organisation.

TÉMOIGNAGE DE L'(ASTRO)CHIMISTE

Le chimiste (devrait-on l'appeler astrochimiste ?) est à son tour appelé à témoigner. Il reprend la narration de l'odyssée cosmique là où l'astrophysicien l'a laissée. Il parle de la formation des molécules et des grains de poussières à partir des atomes rejetés dans l'espace par l'éclatement des étoiles génératrices. Il raconte la formation des corps planétaires à partir de ces molécules et de ces poussières. Il décrit l'activité de la force électromagnétique dans l'espace interstellaire.
Mon confrère physicien nous a montré les astuces déployées par la Nature pour profiter au mieux de la force nucléaire. Dans mon domaine, elle rejoue le même numéro par rapport à la force électromagnétique, la colle des atomes et des molécules. Ici encore elle nous éblouit par son étonnante aptitude à éviter les pièges et à négocier les tournants les plus difficiles.
Tout au long de l'histoire de l'univers, la Nature a su créer les conditions optimales pour assurer l'opération inventive des forces et leur aptitude à diversifier indéfiniment leurs réalisations. Ainsi est apparue, dans le cosmos, une immense panoplie de structures nouvelles. L'infinie variété des formes et des couleurs étalée devant nous par les fleurs et les papillons nous en apporte le témoignage : la Nature connaît les bonnes recettes.
Les premiers radiotélescopes ont été mis en opération peu après la dernière guerre mondiale. On a rapidement entrevu l'immense moisson d'observations nouvelles que ces instruments pouvaient recueillir. Par exemple, la détection de molécules dans l'espace entre les étoiles, au moyen d'antennes sensibles à leurs rayonnements. De là sont nés des projets d'instruments plus performants. Aujourd'hui, grâce à ces instruments, nous avons répertorié plus d'une centaine de molécules différentes. Certaines incorporent plus de dix atomes. On aurait même identifié des molécules polyaromatiques dont le nombre d'atomes dépasserait la trentaine (encore que cette identification soit controversée).
Les combinaisons atomiques ont lieu, non pas dans le vide interstellaire, mais sur les myriades de grains de poussières disséminés dans le ciel. Les atomes se fixent à leurs minuscules surfaces qui deviennent de véritables laboratoires de chimie interstellaire. Les molécules s'y composent, s'en échappent et vont peupler les immensités interstellaires. Et le tour est joué ! Les spécialistes n'y avaient pas pensé mais la Nature a beaucoup de tours dans son sac...
Mes confrères biochimiste et biologiste aborderont le chapitre encore mystérieux de la naissance de la vie sur la Terre. Ces molécules - en provenance de l'espace et plus tard incorporées dans l'atmosphère primitive de notre planète - ont vraisemblablement joué un rôle important dans l'apparition de la vie (ce qui ne veut pas dire que la vie vient de l'espace). En ce sens les grains interstellaires ont contribué à la naissance des organismes vivant sur notre planète.

Nos deux premiers témoins nous ont décrit le comportement de la Nature au niveau de la matière dite inerte. Ils nous ont signalé l'extraordinaire degré d'inventivité manifestée par elle dans la poursuite de la complexité cosmique. Sous nos yeux, ils ont fait défiler la progression interrompue des structures nées de ses puissants auxiliaires : les forces de la physique. Les galaxies et les étoiles sont nées des ouvres de la force de gravité, les noyaux atomiques de celles de la force nucléaire, les atomes et les molécules de celles de la force électromagnétique. Dans la poursuite de ces projets, elle a montré une immense capacité d'adaptation aux difficultés du parcours.

TÉMOIGNAGE DU BIOCHIMISTE

Le biochimiste propose de décrire la métamorphose de la matière inerte en matière vivante dans les nappes d'eau de la planète primitive. Il va témoigner devant le tribunal de l'apparition des tout premiers organismes vivants, moins d'un milliard d'années après la formation de la Terre.
Nous sommes loin de posséder une théorie satisfaisante de l'origine de la vie sur la Terre, reconnaît-il d'emblée. Plusieurs chapitres de cette transformation sont encore à rédiger. Beaucoup de questions restent sans réponse. Pourtant on constate, ici encore, la stupéfiante aptitude de la matière à s'organiser quand les conditions sont favorables. Là aussi les anecdotes révélatrices abondent.
L'histoire des chimistes américains Stan Miller et Harold Urey est très instructive. Pour jeter un peu de lumière sur la naissance de la vie, ils ont entrepris de simuler en laboratoire les conditions physiques de l'atmosphère initiale. Au moyen d'électrodes irradiant un mélange d'eau, de gaz carbonique, de méthane et d'ammoniac, ils ont cherché à reproduire l'effet des orages à la surface de la planète primitive.
Le résultat fut stupéfiant... À l'analyse, les substances irradiées ont montré la présence d'une étonnante variété de molécules nouvelles. On y a retrouvé en particulier des acides aminés : les briques de construction des protéines... Ce résultat a profondément influencé les esprits. Il ébranlait la thèse quasi officielle de l'extraordinaire improbabilité de la vie. N'avait-on pas, une fois de plus, considérablement sous-estimé les aptitudes organisatrices de la mère nature ?
Je terminerai en racontant un autre prodige de la nature, poursuit le biochimiste. Avec les plantes et les animaux, nous avons en commun de respirer l'oxygène atmosphérique. Cet acte nous est si familier que nous avons peine à réaliser ce qu'il suppose. Aux premiers temps de la Terre, il n'y avait pas d'oxygène dans l'atmosphère. Pas plus que maintenant dans l'atmosphère de Vénus, notre planète jumelle. Ce gaz est apparu progressivement pendant les premiers milliards d'années de la Terre. Il vient de la transformation du gaz carbonique primitif par les premiers organismes vivants. La présence de l'oxygène a considérablement facilité l'évolution des espèces vivantes. Elle a permis l'apparition des fleurs et des mammifères. Nous assistons ici à une prouesse remarquable de la Nature. La vie primitive modifie l'atmosphère et cette transformation lui ouvre l'accès à de nouvelles performances...

TÉMOIGNAGE DU BIOLOGISTE

Le biologiste, convoqué à son tour, vient maintenant raconter l'odyssée de la vie terrestre. Il commence sa narration au point où le biochimiste a terminé la sienne : au moment où les premières cellules apparaissent dans les nappes aquatiques de la Terre primitive.
Les chapitres qui suivent sont tous plus merveilleux les uns que les autres. Confrontées aux exigences de l'existence, les cellules s'associent pour former les premiers organismes marins. Dans la foulée, on voit successivement apparaître les poissons, les amphibiens, les reptiles, les mammifères. En parallèle le monde végétal se diversifie et se complexifie. Poussés par l'aiguillon implacable de la survie, les plantes et les animaux envahissent la planète, à la recherche de l'espace vital. La vie s'implante dans les conditions les plus adverses, dans les lieux les plus improbables. Chaque biotope nous révèle un ensemble prodigieux d'adaptations réussies. Les déserts arides, les obscurs abîmes océaniques, la banquise polaire regorgent d'êtres vivants dont l'existence est une prouesse quotidienne.

LA MORT ENTRE EN SCÈNE

Le biologiste annonce avec gravité qu'il lui faut maintenant aborder un sujet hautement litigieux. Il va présenter un personnage dont il est difficile de surestimer l'importance dans le scénario de l'évolution cosmique : la mort. Elle apparaît assez tard dans la chronologie de l'univers. Son entrée en scène fait prendre à cette histoire une ampleur dramatique absente jusque-là.
Contrairement aux atomes, et aux molécules, les organismes vivants sont éphémères. L'usure et la détérioration sont des propriétés inhérentes à tous les vivants. À plus ou moins court terme, ils sont condamnés. Le dépérissement des organismes semble inscrit dans la programmation des cellules. Cette inaptitude à perdurer dans l'existence est-elle reliée aux exigences de la complexité ? En est-elle la rançon ? Se maintenir aux niveaux élevés que requièrent les fonctions vitales ne pourrait-il se réaliser qu'au prix d'une sénescence obligée ? Malgré toutes les promesses des biotechniques, il paraît peu probable que la vie puisse se prolonger indéfiniment.
De surcroît les vivants doivent recevoir en permanence de l'énergie provenant du monde extérieur. Il ne suffit pas d'avoir reçu la vie, il faut encore la conserver. Quand les sources se tarissent, l'organisme perd sa cohésion et se dissout en molécules inertes. La mort le guette au tournant. Les vivants sont à la fois des prédateurs et des proies. Chez les animaux, la contrainte de se nourrir ouvre la porte au meurtre. Qui ne tue pas des plantes ou des animaux est condamné à mort. Telle est l'implacable loi qu'impose la complexité à ceux qui en sont les détenteurs.
À cela s'ajoute un fait d'ordre géographique. Notre planète n'est pas infinie et les sources d'énergie sont limitées. Il n'yen a pas pour tout le monde. Chacun doit gagner ce dont il a besoin. Ici s'instaure l'âpre compétition. Selon Darwin, elle est le moteur de l'évolution biologique. Manger et n'être pas mangé, telle est bien la préoccupation dominante des vivants sur la Terre. Tout au long des ères géologiques, les espèces végétales et animales s'évertuent à inventer des stratégies d'agression ou de protection. À une toute nouvelle arme offensive répond bientôt un bouclier approprié et vice versa. Cette escalade met en jeu des techniques qui atteignent des niveaux de sophistication de plus en plus élevés.
Parmi ces stratégies adaptatives il faut mentionner l'intelligence. Mais comment définir cette notion difficile ? On lui attribue, selon le contexte, une multitude de sens différents. En gros, être intelligent c'est pouvoir former et associer dans sa tête des images du monde extérieur. Cela, de nombreuses lignées animales, mammifères et oiseaux, savent le faire. Cette faculté joue un rôle fondamental dans la poursuite de leur existence terrestre.
Mais toutes ces stratégies, aussi astucieuses soient-elles, ne font que retarder l'inévitable. L'individu s'éteindra. La nature a prévu le coup. Avant de disparaître, chaque plante, chaque animal peut engendrer des enfants qui porteront à leur tour la flamme de la vie.
La poursuite de la complexité est assurée par la progéniture. Mais ce transfert ne se fait pas automatiquement. La Nature a élaboré une fabuleuse diversité de stratégies pour provoquer et optimiser les conditions de la rencontre sexuelle. Les ornements floraux et les parades nuptiales en sont des manifestations souvent spectaculaires. Nous touchons ici au cour du problème. L'amélioration des performances passe par le jeu de la sélection naturelle. Et la sélection implique la mort des non-sélectionnés. La fragilité des structures complexes n'est plus une faiblesse mais un avantage majeur pour la croissance de la complexité. La Nature a inversé la situation. D'un vice apparent, la mortalité des organismes, elle a fait un tremplin vers de nouvelles merveilles.

La Nature est possédée par la fureur de se dépasser elle-même et d'aller toujours plus loin sur le plan de la créativité.
Dans ce rêve de puissance et de performance, elle se montre singulièrement insensible aux souffrances qu'elle provoque. L'être humain (et d'autres animaux peut-être) sait qu'il va mourir. Cette connaissance lui impose de vivre dans l'angoisse de la mort. Ce supplément de cruauté, la Nature n'a rien fait pour l'amoindrir ; ses objectifs sont bien au-delà...

LA MORT DES ÉTOILES

Quel est l'avenir de ce projet grandiose ? Ici, la Nature révèle ses limites, son incompétence et son aveuglement. Ce projet n'est pas viable. À long terme, il est voué à l'échec.
Pour défendre cette thèse, le procureur rappelle à la barre des témoins l'astrophysicien. Celui-ci parle d'abord de l'avenir de la vie sur la Terre. Oubliant provisoirement les dangers que les humains font peser sur leur propre planète, il rappelle la mort prévue du Soleil dans cinq milliards d'années.
Provoqué par l'épuisement du carburant solaire, cet évènement aura des conséquences catastrophiques sur le cortège planétaire. La Terre sera vaporisée. La vie humaine, pourtant, ne sera pas forcément éliminée. À cette époque lointaine, nos descendants seront, espérons-le, capables de parcourir les espaces interstellaires, jusqu'aux confins de la Voie lactée. Ils pourraient alors investir d'autres planètes, orbitant autour d'autres étoiles dont ils recevraient la lumière et la chaleur.
Pourtant il ne s'agira là que d'une échéance retardée. Aucune étoile n'est éternelle. Tôt ou tard, le combustible stellaire s'épuise, précipitant la fin. Bien sûr, des astres nouveaux naissent continuellement dans notre galaxie. Mais cette natalité diminue à mesure que s'amenuise la population des nébuleuses où se condensent les embryons stellaires. Tout compte fait, on peut estimer que, dans mille milliards d'années, toutes les étoiles se seront éteintes.
La vie est-elle destinée à disparaître avec la dernière étoile ? Peut-être pas. Il se pourrait que le rayonnement des trous noirs prenne la relève. L'évaporation de ces actes compacts dégage une énergie lumineuse qui pourrait alimenter la vie pendant plus de 1060 ans ! Mais le temps passe et même cette source (encore bien hypothétique) finira par s'épuiser. Et au-delà ? Rien dans le contexte de la physique contemporaine, dit l'astrophysicien, ne nous permet d'espérer une prolongation de cette dernière échéance.

LE DESTIN DE L'UNIVERS

Notre cosmos se transforme au cours des ères. Les galaxies s'éloignent les unes des autres. La matière cosmique se refroidit et se dilue. Qu'en est-il de son avenir ? Ce refroidissement, amorcé il y a plus de quinze milliards d'années, va-t-il se poursuivre indéfiniment ? Ou bien les galaxies cesseront-elles un jour de se fuir ? Inversant leur mouvement, tomberont-elles alors les unes sur les autres, provoquant un réchauffement de l'univers ? La réponse à cette question est encore incertaine. Pourtant les observations les plus récentes ne semblent pas favoriser le scénario d'un éventuel réchauffement. Vraisemblablement, les galaxies poursuivront indéfiniment leur mouvement récessif entraînant un abaissement continu de la température cosmique. Ajoutons que cette conclusion reste sujette à caution. La situation est loin d'être claire. De nouvelles données astronomiques pourraient encore nous amener à changer d'opinion. La parole est aux observateurs du cosmos. Quoi qu'il en soit, les prévisions ne sont pas favorables. À long terme, le cosmos semble condamné à mourir soit de froid, soit de chaleur ! L'avenir du cosmos reste sombre. [De nombreuses observations appuient sérieusement aujourd'hui (1998) la thèse d'un univers ouvert, en refroidissement perpétuel, sans réchauffement prévisible.]

Cette logistique, avec ses stratégies de cruauté, de souffrances et de meurtres, était-elle évitable ? Paraphrasant Einstein, nous demanderons si la Nature aurait pu faire autrement.
Si la réponse est non, alors, peut-être devrions-nous simplement reconnaître que ces maux sont des maux nécessaires. Qu'ils sont là condition sine qua non de notre existence. Le cruel et le sublime seraient alors indissolublement liés. L'un n'irait pas sans l'autre. La souffrance et la mort seraient le prix obligé de la complexité cosmique. La Nature, à ce titre, aurait droit à notre indulgence.

LA DIÉTÉTIQUE DE LA COMPLEXITÉ

La prédation et la compétition s'imposent dans un milieu où les ressources ne sont pas inépuisables. Telle est, en peu de mots, la thèse des témoins de l'accusation. Il faut se nourrir, et pas de n'importe quoi ! La complexité a sa diététique ou plutôt ses diététiques, relatives aux différents organismes.
L'ensemble de ces diététiques se présente sous la forme d'une échelle alimentaire. En bas, les vivants les plus simples se nourrissent de matières minérales. Les lichens et les mousses prolifèrent sur les rochers et les vieux murs. À l'échelon au-dessus, les fleurs et les arbres s'établissent dans l'humus de la décomposition végétale. Plus haut encore, les ruminants se nourrissent de plantes vivantes. Au sommet de l'échelle alimentaire, les carnivores se repaissent de viande. (On note que les populations des différentes espèces diminuent rapidement en fonction de leur position dans l'échelle alimentaire. Il y a beaucoup plus d'herbivores que de grands carnasiers...)

Rappelons que, dans le cadre de la science contemporaine, la chimie est une branche de la physique. Les lois qui régissent le comportement des atomes et des molécules, et déterminent les échanges d'énergie, dérivent des lois de la physique. La force électromagnétique, qui gouverne les phénomènes de la vie, est une des quatre forces de la physique moderne. Notre univers est régi par un ensemble de lois. Ces lois décrivent l'intensité et la portée des forces qui s'exercent sur la matière. Elles règlent le comportement des atomes et des molécules. Par là, elles gouvernent les échanges énergétiques qui sous-tendent l'existence et le fonctionnement des organismes vivants, plantes et animaux.
Ces lois s'expriment par des relations mathématiques. La force de gravité entre deux astres décroît avec le carré de leur distance. Des expressions algébriques différentes décrivent le comportement spécifique de chacune des quatre forces de la nature : la gravité, l'électromagnétisme, la force nucléaire et la force faible.
Avec des programmes judicieusement élaborés, nos ordinateurs nous permettent de simuler le comportement d'une matière cosmique soumise à des lois différentes des nôtres.
Les résultats sont stupéfiants. La plus légère modification des lois altère radicalement le cours de l'évolution du monde. Dans la quasi-totalité des cas, les problèmes posés par les diététiques et par l'échelle alimentaire ne se posent même pas. Tout simplement parce que dans ces mondes parallèles la complexité ne se développe jamais !
Les étoiles, rappelons-le, jouent un rôle prépondérant dans l'organisation de la matière. Elles engendrent les éléments chimiques à partir desquels se composent les structures vivantes. Or, dans ces univers fictifs, issus de nos ordinateurs, la production de ces éléments est pratiquement impossible. Ou bien les étoiles ne se forment jamais parce que l'univers se dilue trop vite, ou bien elles sont rapidement dissociées par le retour de la chaleur accompagnant la rétraction de l'univers. Pas d'atomes signifie pas de molécules et pas de structures vivantes, du moins telles que nous les connaissons.
De ces simulations numériques, nous pouvons tirer la conclusion suivante. Pour engendrer la complexité dans un univers fictif, les lois de la Nature doivent avoir, à peu de chose près, la structure mathématique et les valeurs numériques qu'elles ont dans notre monde. Sur le plan de la physique, la question de savoir si Dieu aurait pu faire autrement revient à demander si l'univers aurait pu être gouverné par des lois différentes de la physique et donc de la chimie. Nos calculs nous donnent une réponse nette à cette question. Une altération, même légère, des lois de la physique par rapport à celles qui gouvernent la matière cosmique entraînerait inéluctablement la stérilité du monde... Pour engendrer la complexité elle ne pouvait choisir d'autres lois que les nôtres. Des univers qui auraient d'autres lois seraient stériles.

Les lois de la physico-chimie entraînent dans leur sillage la diététique de la complexité et l'échelle alimentaire, porteuse de violence et de mort (l'arrachement et le démembrement). Elles semblent bien être les seules à pouvoir amener l'apparition de cette complexité dans l'univers.
L'élément fondamental de cette histoire de l'univers, dit-il, c'est le passage d'une matière totalement désorganisée, il y a quinze milliards d'années, à la riche diversité des formes que nous donne à voir l'univers contemporain. Derrière cette odyssée de l'organisation en marche, une logistique a été identifiée, celle que requiert cette croissance de la complexité. Selon notre ami, le chimiste, l'évolution des espèces vivantes vers des formes de plus en plus complexes et de plus en plus performantes exige une séquence de diététiques alimentaires de plus en plus riches en énergie. L'échelle alimentaire qui s'ensuit entraîne la violence, l'agression et le meurtre.
Ces lois qui gouvernent la biologie sont imposées par les lois de la physique. Ces dernières sont-elles nécessaires ou bien auraient-elles pu être différentes ?
L'absence d'une théorie complète où ces lois prendraient leur origine nous empêche de répondre à cette question. Pourtant, par une autre voie, l'astronomie donne une information fondamentale. On peut en conclure que s'il existe une sorte de principe ultime dont dérivent les lois de la physique, ce principe impose l'échelle alimentaire et les cruautés qu'elle implique.

Ceux qui veulent voir dans le déroulement de l'histoire de l'univers la réalisation d'un projet grandiose, tout en étant émus par l'ordonnance et la magnificence du cosmos, ont intérêt à s'en tenir aux mondes des étoiles et des atomes. Quand on aborde le domaine des vivants, la situation se détériore. Le secteur humain risque de décevoir lamentablement. Nos livres d'histoire nous accablent. Guerres, oppressions, carnages et destructions sont la monnaie courante de la vie des peuples.
Notre siècle est celui où se sont manifestées, dans leur véritable ampleur, les menaces liées à l'avènement de l'être humain. Nous pressentons les dangers inhérents à la puissance de l'instinct sexuel chez un être muni d'intelligence. L'efficacité de cette pulsion provoque la crise de la surpopulation mondiale. Elle aggrave la pollution planétaire. et amplifie les tensions internationales. Les stratégies de la Nature ont abouti à l'escalade de l'armement et à la détérioration rapide de notre si jolie biosphère. Aujourd'hui, le projet de complexification est menacé par ses propres enfants.

ATTEINDRE SON NIVEAU D'INCOMPÉTENCE

Pour rendre compte du décalage entre l'harmonie des sphères célestes et le chaos humain, plusieurs hypothèses ont été avancées. La théorie de Darwin nous en offre une explication particulièrement intéressante. L'idée de sélection naturelle y joue un rôle primordial. Par le biais des mutations génétiques, ce mécanisme permet une adaptation continue aux circonstances changeantes. Selon nos collègues darwiniens, ces transformations successives ont amené la vie à évoluer et à se complexifier, de l'amibe jusqu'aux mammifères.

UNE CRISE CONTEMPORAINE

Les crises de notre société actuelle illustrent bien cette nécessité d'adaptation à des situations nouvelles. Depuis le milieu de notre siècle, l'humanité est en mesure de s'exterminer. Elle peut y arriver de deux façons différentes. D'abord par la création d'engins atomiques et par le surarmement. Ensuite par l'épuisement des ressources naturelles et la pollution provoquée par le développement industriel. Depuis quelques années, la menace des armes nucléaires semble régresser. Les superpuissances l'ont compris : une guerre nucléaire pourrait ne laisser aucun vainqueur.
Depuis 1983, le spectre de l'extermination de l'espèce humaine a refroidi les ambitions et ralenti la course aux armements. Des traités de désarmement bilatéraux pourraient amener prochainement la fin de cette crise. La seconde menace - épuisement des ressources et pollution - pose un problème autrement grave. Sa solution implique une transformation profonde de nos sociétés et de chaque individu. Elle exige un mode de vie différent, axé sur l'économie des richesses naturelles et sur une vigilance sans faille. Notre biosphère, nous le savons maintenant, est fragile et menacée.
Les forces du bien et du mal sont indissolublement imbriquées dans l'aventure de l'univers.

HUBERT REEVES - COMPAGNONS DE VOYAGE > 1998
 

   
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