La Grande Panne des Rendements Agricoles

La Grande Panne

Faits & Chiffres : Dans le monde, 805 millions de personnes souffrent de la faim (1 habitant sur 8, et 1 enfant sur 6). Ce n'est pas tout ; 2 milliards de personnes sont malnutries, elles manquent des vitamines et minéraux élémentaires. Au total, la survie de 4,5 milliards de personnes dépend du trio blé, riz, maïs.

Au début des années 2000, personne n'y a prété attention... Les récoltes médiocres avaient été mises sur le compte des aléas ancestraux du métier d'agriculteur. La France céréalière baignait alors dans l'euphorie de quatre décennies de progrès triomphants ; les rendements du blé, qui végétaient à moins de 2,5 tonnes de grains par hectare dans les années 1950, avaient été portés à la fin des années 1990 à plus de 7 tonnes/hectare ! Une révolution verte construite à grands coups d'engrais chimiques, de pesticides, d'herbicides, d'irrigation, de mécanisation et de nouvelles techniques de sélection des semences. Seulement voilà... les moissons décevantes ont continué de s'enchaîner. Les statisticiens du ministère de l'Agriculture ont fini par se pencher sur la question. "En 2007, il y avait suffisamment de recul pour affirmer que la série en cours formait un plateau, les rendements du blé commencaient à stagner", raconte François-Xavier Oury, chercheur à l'Institut national de la recherche agronomique (Inra). "À un moment, on a même cru que les performances de cette céréale majeure étaient en train de chuter", témoigne, encore fébrile, Christian Huyghe, directeur scientifique à l'Inra. "Malgré le recours aux moyens les plus modernes, les cultivateurs français parviennent difficilement à rééditer certains rendements records atteints en 1984, relève Philippe Gate, écophysiologiste à Arvalis-Institut du végétal. C'est déconcertant"... Déconcertant, voire humiliant pour une terre nourricière que l'on croyait bénie des dieux ; la France, premier producteur agricole européen, l'un des premiers exportateurs mondiaux de céréales et de semences !

UNE PANNE MONDIALE

Ces dernières années, l'Inra a multiplié les groupes de réflexion et les séminaires. Devant la persistance du problème, l'organisme public entend monter cette année un vaste programme de recherche. Pourquoi une telle panne ? Les cultures auraient-elles atteint leurs limites biologiques ? Notre modèle agricole serait-il à bout de souffle ? L'élucidation du phénomène dépasse largement le cadre de l'Hexagone : cette stagnation ne menace rien de moins que la sécurité alimentaire de la planète au XXIè siècle... Car la panne semble maintenant générale. Depuis 3 ans, chaque nouvelle publication scientifique révèle un peu plus l'ampleur du phénomène : l'essoufflement des rendements du blé a gagné d'autres pays agricoles parmi les plus productifs (lire ci-dessus) ; Chine et Inde voient les performances de leurs innombrables rizières plafonner (lire pages suivantes) ; tandis que le montre des signes inquiétant sen Asie, en Afrique, en Europe et dans une partie de la Corn Belt, aux États-Unis (voir la fin du dossier). Blé, riz, maïs : ces trois cultures fournissent près de 60 % des calories consommées par la population mondiale.
Selon Kenneth Cassman, professeur d'agronomie à l'université du Nebraska, au moins un tiers de ces céréales provient désormais de pays en stagnation ou affichant un ralentissement marqué. Un constat d'autant plus inquiétant que la plupart des terres fertiles ont été exploitées. Les organismes comme la FAO misent donc sur une augmentation continue et soutenue des rendements. Deepak Ray, de l'université du Minnesota, a pourtant calculé que "la progression actuelle des rendements de ces céréales sera insuffisante pour répondre, en 2050, aux besoins alimentaires de plus de 9 milliards d'habitants : il faudrait des progrès de + 2,4 % par an, contre 0,9 % pour le blé aujourd'hui". D'où l'urgence d'élucider les raisons de cette panne. Les soupçons se sont très tôt portés sur les qualités génétiques des céréales plantées aujourd'hui. "Nous avons exploré 40 ans d'archives des nouvelles lignées experimentales de blé, explique François-Xavier Oury. Verdict ? La progression de leurs performances continue sur le même rythme, à raison de 100 kg de rendement en plus par hectare et par an". Mieux, ces nouvelles variétés gagnent en résistance aux maladies. Les progrès génétiques sont donc toujours aussi vigoureux et, souligne Gilles Charmet, du Laboratoire génétique, diversité et écophysiologie des céréales (Clermont-Ferrand), "les nouvelles générations d'agriculteurs sont friandes de variétés récentes, qui se renouvellent environ tous les 7 ans pour le blé, et même tous les 3 à 4 ans pour le maïs.

LE CLIMAT EN QUESTION

Les causes de la grande panne sont donc ailleurs... Les agriculteurs des grandes régions agricoles auraient-ils relâché leurs efforts productifs ? La baisse des quantités d'engrais azotés épandues depuis les années 2000 en France (-20 kg/ha) semblait une piste prometteuse. Sauf que, rectifie Marie-Hélène Jeuffroy, chercheuse à l'école AgroParisTech, "les volumes d'azote déversés avant étaient largement excessifs, alors que les apports actuels se font de manière plus pointue et plus efficace". S'il y a un effet, il l'est vraisemblablement marginal. Quant à l'utilisation des produits phytosanitaires, elle n'a pas évolué. Tout de même ! Ereintés par des décennies de pratique intensive, les sols agricoles auraient toutes les raisons de montrer des signes de faiblesse. Pas si simple... Car, étonnamment, leur teneur en matière organique reste stable en tout cas, à l'échelle de la France. Le véritable fléau du terreau serait en fait l'extension de la monoculture depuis 20 ans. Jusqu'à la caricature dans les grands bassins de production, comme la Beauce : alors que sur une parcelle se succédaient auparavant pois, blé et colza, n'alternent plus désormais que colza-blé-blé, voire blé-blé-blé. Selon Marie-Hélène Jeuffroy, "ces nouvelles rotations favorisent la proliferation de champignons ou de mauvaises herbes néfastes aux rendements, quand les légumineuses, comme le pois, avaient l'avantage de casser le cycle de vie de ces nuisibles tout en apportant de l'azote au sol".
Selon les chercheurs de l'Inra, cette nouvelle rotation des cultures expliquerait 300 à 400 kg de perte de rendement sur les 1400 kg manquant par hectare de blé français. L'argument d'une évolution des pratiques culturales n'est donc pas négligeable, d'autant que les agronomes continuent d'explorer de nouvelles pistes : "Les parcelles cultivées sont devenues de plus en plus grandes, donc plus hétérogènes, et les agriculteurs n'ont pas forcément adapté leurs pratiques à cette nouvelle donne", propose Christian Huyghe. Et puis, s'accroche encore Marie-Hélène Jeuffroy, "nous devrions vérifier l'impact de l'urbanisation sur les rendements, car elle grignote souvent les terres agricoles les plus fertiles". Ces analyses échouent pourtant à éclairer l'ampleur du phénomène. Que reste-t-il alors ? Les chercheurs s'activent autour d'une dernière grande hypothèse : l'influence du climat. Autrement dit, le réchauffement climatique des 20 dernières années aurait contrecarré les rendements mondiaux. En effet, les spécialistes de la physiologie des céréales sont de plus en plus formels : les cultures réagissent aux moindres variations climatiques durant certains stades critiques de leur développement. "Lors de la montée de la tige, au début du printemps, la plante est particulièrement vulnérable au déficit hydrique ; mais l'eau est également indispensable à lasolubilisation des granulés d'engrais dans le sol", explique Gilles Charmet.
Les sécheresses à répétition ont donc logiquement un impact sur les rendements. Surtout, poursuit le chercheur, "la plante devient ensuite très sensible aux fortes températures au moment du remplissage du grain - en juin pour le blé ; après une canicule, les grains sont plus petits et moins nombreux". Une température supérieure à 25°C dégrade le mécanisme d'accumulation de l'amidon dans le grain et diminue l'efficacité de la photosynthèse en réduisant la taille des pores des feuilles. De fortes températures nocturnes sollicitent également la respiration des plantes, une nouvelle fois au détriment de la photosynthèse réalisée dans la journée. Ce dont le riz semble souffrir particulièrement.
Et le maïs ? Même s'il s'épanouit à 25°C, contre 17°C pour le blé, "les études statistiques montrent un effet sur ses rendements au fur et à mesure que la température s'élève", souligne Stephen Long, professeur d'agronomie à l'université de l'Illinois. Au-delà de 35°C, un seuil dépassé aujourdhui régulièrement en Australie, en Inde et en Russie, les cultures vieillissent prématurément avant de succomber. Au final, d'après les simulations numériques de David Lobell, climatologue à Stanford, entre 1980 et 2008, le réchauffement aurait entraîné la perte de 5,5 % de la production mondiale de blé et 3,8 % de celle du maïs. Le climat est bien le principal responsable de la stagnation des rendements. "Pour la première fois, en 2014, le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) est arrivé à un consensus fort sur l'effet du réchauffement sur les rendements : raison d'une perte de 2 % par décennie sur le blé, et de 1 % pour le maïs", s'alarme Jean-François Soussana (Inra) l'un des principaux auteurs du rapport du Giec. Autrement dit, fait remarquer François-Xavier Oury, "sans les progrès génétiques sur les semences, les rendements ne stagneraient pas... ils chuteraient ! Et je ne suis pas sûr que nous parviendrons à compenser ces pertes longtemps". Alors que l'augmentation à venir dans l'atmosphère de la teneur en CO2, dont se nourrissent les plantes, semble incapable de compenser ces pertes de productivité (voir encadré ci-dessous).

Niveau de CO2 ; quel Sera son impact ?
La concentration de CO2, dans l'air devrait augmenter de 38 % d'ici à 2050. Voilà a priori une bonne nouvelle pour les plantes, qui ont besoin de ce gaz pour leur photosynthèse. Les études en laboratoire montrent, à ce niveau, une augmentation des rendements de 30 % pour le blé et le riz. Pourtant, corrige Stephen Long (université de l'Illinois), "les analyses en plein champ révèlent des progrès plus limités, de l'ordre de 10 % - 0 pour le maïs. Avec l'augmentation attendue d'au moins 2°C, ces progrès seront probablement annulés. Par ailleurs, note Arnold Bloom (université de Californie), "un surcroît de CO2 entrave l'assimilation des engrais azotés, dégradant les qualités nutritionnelles des cultures". À ce niveau de CO2, la teneur en protéines du blé baissera de 6 %, celles en zinc de 9 % et en fer de 5 %.

Sans nouvelle adaptation, certaines projections évoquent des baisses brutales de performances de 10 %, peut-être même 25 % d'ici à 2050. "Avec cette dégradation des conditions climatiques, les rendements maximaux théoriques sont en train de s'écrouler, le plafond nous tombe dessus", alerte Christian Huyghe. L'heure n'est plus à la recherche d'explications, mais plutôt de solutions convaincantes. Face au réchauffement à venir, la tentation sera grande de transférer nos cultures vers des latitudes plus fraîches, au Canada, en Sibérie, en Scandinavie. L'ennui, selon Jean-François Soussana, "c'est que malgré 3 ou 4°C de plus, la durée d'ensoleillement de ces régions n'augmentera pas et le risque de gel persistera. De plus, à ces latitudes, les sols sont souvent de qualité moindre et la pluviométrie n'est pas toujours à la hauteur. Les agronomes comptent donc plutôt intervenir au sein du génome de ces céréales pour augmenter leur résistance à la sécheresse et à la chaleur. Mais conjurer la panne des rendements n'est pas qu'une affaire de résistance. Il s'agit en fait de relancer la machine céréalière mondiale, autrement dit, déclencher ni plus ni moins une nouvelle révolution verte. "Face à l'urgence, le G20 agricole a mis en place un consortium international (Wheat Initiative), visant à booster les rendements du blé de 50 % dans les 20 prochaines années", entonne Gilles Charmet.

LA FIN DU TOUT BLÉ-RIZ-MAÏS ?

Les efforts des laboratoires se concentrent sur les moyens d'améliorer la photosynthèse du blé, notoirement inefficace - seul 1 % du rayonnement incident est converti. Des enzymes plus puissantes, dont celle provenant d'une algue, sont à l'étude. Au-delà de ces réflexes productivistes classiques, d'autres solutions s'esquissent.
"Il faudrait briser le dogme d'une seule culture par an, pour atteindre 3 cultures sur 2 ans et produire ainsi plus de biomasse, suggère Christian Huyghe. Dans ce mode d'agriculture encore marginal, une culture compagne est semée entre les rangs d'une culture principale, assurant le relais avec la suivante". Les agronomes entendent aussi remettre en cause le monopole du blé-riz-maïs en faisant massivement appel à des cultures au métabolisme naturellement plus résistant au réchauffement : millet, sorgho, cassave, canne sucre... La betterave semble avoir un bel avenir devant elle (voir ci-dessus), tandis que le soja est déjà la quatrième culture mondiale. Sans parler des légumineuses (pois, féverole) qui vivifient les rendements du blé.

Les miracles de la Betterave
Une racine, une tige, quelques feuilles... Derrière cette remarquable simplicité s'annonce l'un des plus beaux succès agronomiques à venir : la betterave à sucre. "En trente ans, ses rendements en France ont été multipliés par deux, et le progrès semble exponentiel", admire Christian Huyghe (Inra). Nouvelles variétés et procédés de semence y sont pour quelque chose, mais surtout le réchauffement climatique : "Les agronomes ont avancé les semis de 3 semaines, pour que les betteraves présentent leur plus grande surface de feuille quand le rayonnement est à son maximum", analyse-t-il. Leur cycle de développement s'allonge, les progrès s'accélèrent, et les chercheurs comptent doubler les rendements dès 2020.

Conjurer la panne des trois cultures majeures appellerait aussi des adaptations sociétales. Selon Christian Huyghe, "il y a grand besoin de diversifier notre offre alimentaire. De la même manière que le blé sert à fabriquer des pâtes, il faudrait inventer des produits transformés à base de lentilles ou de pois secs, qui ont quasiment disparu de nos parcelles. Lâchons les chevaux de l'innovation". Jusqu'à présent, les hommes ont toujours su faire assaut d'inventivité pour nourrir le plus grand nombre ; démentant ainsi les plus sombres prévisions de Thomas Malthus. Aujourdhui, les scientifiques semblent plus armés que jamais pour débloquer les rendements. La plus grande menace serait la panne... d'idées.

V.N. - SCIENCE & VIE N°1168 > Janvier > 2015
 

   
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