Doubler la production agricole, malgré des terres appauvries, une eau toujours plus rare et des rendements en berne : c'est l'équation à résoudre pour nourrir la planète en 2050... Pendant que vous lirez cet article, 2500 enfants naîtront sur notre planète. Dans un an, nous serons 80 millions de plus. Et en 2050, environ 9 milliards au total (les projections varient entre 7,5 et 10), soit une augmentation de 50 % en cinquante ans ! D'où l'inquiétude de tous les les spécialistes, perplexes sur la capacité de l'agriculture à suivre pareille envolée. Les optimistes objectent les succès du passé : au cours du demi-siècle écoulé, la population s'est déjà accrue de 3 milliards d'humains, et l'agriculture a répondu présent. Après tout, il ne s'agit que de rééditer l'exploit... DES TERRES DE PLUS EN PLUS PAUVRES Le compteur du nombre d'affamés affiche aussi des tendances inquiétantes. Car cela fait plus de dix ans qu'il est reparti à la hausse. Selon la FAO (Food and Agriculture Organization, l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture), le nombre de personnes sous-alimentées est passé de 780 millions en 1995 - son minimum historique - à 850 millions aujourd'hui (dont 10 millions dans les pays développés). Un nombre déjà colossal auquel il faudrait ajouter, selon le Programme alimentaire mondial (PAM), 100 millions de victimes de la récente inflation des cours des produits agricoles. Or, ces 950 millions ne sont que les plus exposés, c'est-à-dire ceux qui vivent avec moins de 2200 calories par jour, quand les médecins en recommandent 2600, dont un tiers d'origine animale. Lorsque l'on recense tous ceux qui souffrent de carences alimentaires diverses (sucres, protéines, lipides, micronutriments...), le chiffre atteint les 2 milliards. Près du tiers de l'humanité !
"Nourrir le monde en 2050 suppose d'au moins doubler la production actuelle", indique l'agronome Michel Griffon, directeur général adjoint de l'Agence nationale pour la recherche (ANR). Un sacré défi !
C'est pourquoi les compteurs sur lesquels la majorité des agronomes ont les yeux rivés sont ceux des rendements obtenus sur les différents continents. D'eux dépend la vitesse à laquelle le paquebot va progresser, donc sa capacité à suivre l'envolée démographique. Ainsi, dans les régions où les rendements sont les plus faibles, ils devront être multipliés par trois ou quatre. Or, depuis une quinzaine d'années, malgré tous les efforts, ces rendements n'augmentent plus. Pour comprendre pourquoi, il faut jeter un oil sur le passé récent. En l'occurrence, sur la "révolution verte", c'est-à-dire l'énorme accroissement de la production agricole qui a marqué les années 1950 à 1990. Cette révolution a consisté à remplacer les plantes traditionnelles par des variétés issues de la recherche agronomique, remarquablement productives, mais nécessitant abondance d'engrais, de pesticides et d'eau. Tout se passe comme si notre paquebot avait commencé à se convertir, il y a un demi-siècle, à un nouveau "carburant" ultraperformant, fait d'un mélange de trois ingrédients : variétés nouvelles, agrochimie et irrigation. Partout où a été mis en ouvre ce cocktail, les rendements ont au moins doublé ! Le hic, c'est que non seulement ce nouveau carburant endommage le moteur, mais qu'en plus il va se raréfier.
RÉSISTANCES AUX INSECTICIDES "Par ailleurs, remarque Michel Griffon, la protection phytosanitaire, qui fait largement le rendement dans les agricultures modernes, est menacée car de plus en plus souvent contournée par les mutations génétiques des insectes, champignons, mauvaises herbes, etc". Le blé, dans certaines plaines céréalières, doit désormais recevoir près de dix traitements contre les ravageurs. Pour le coton, le chiffre peut dépasser 20. "L'apparition précoce des résistances tire le prix des pesticides vers le haut, commente Marc Dufumier, professeur à l'Institut national agronomique (Ina), parce qu'elle réduit la durée de vie des molécules. Si un produit ne reste vraiment efficace que 4 ou 5 ans et qu'il faut investir des sommes colossales en recherche pour l'obtenir, cela devient impossible économiquement". Le modèle actuel semble donc bien avoir atteint ses limites. Dans un avenir où l'eau sera rare et l'énergie chère, il ne sera pas possible d'accélérer notre paquebot en rajoutant du carburant "révolution verte". Il va falloir inventer une agriculture qui soit "à la fois productive et protectrice, voire restauratrice, de l'environnement", résume Marc Bied-Charreton. Et relativement bon marché - près de la moitié des habitants de notre planète vivant avec moins de 2 $ par jour.
REDIVERSIFIER LES EXPLOITATIONS La ferme d'autrefois associait culture et élevage, et tirait profit de l'un pour nourrir l'autre. La révolution doublement verte s'en inspire et essaie d'utiliser les déjections animales (voire humaines) pour fertiliser les champs, en les mélangeant à des pailles ou autres résidus végétaux qui augmentent le contenu en carbone du sol. Plus généralement, l'objectif est d'aller vers des exploitations plus diversifiées qu'aujourd'hui, donc moins vulnérables aux ravageurs. De jouer sur les rotations de culture, les complémentarités entre certaines plantes et le recyclage des déchets pour créer des écosystèmes superproductifs - contrôlés par l'homme, mais moins dépendants des apports de la chimie et de l'industrie. Une des clés de ces combinaisons, de l'avis de tous les spécialistes, est d'associer arbres et plantes annuelles, ce qu'on appelle l'agroforesterie. Car les arbres jouent un rôle protecteur : ils coupent le vent, apportent de l'ombre, favorisent la pénétration de l'eau, empêchent les sols de s'éroder et fournissent du bois de chauffage ou de feu. Autre piste de diversification envisagée, les biocarburants sont en fait très contestés. IRRIGUER MOINS, MAIS MIEUX Même l'indispensable irrigation doit évoluer, devenir plus locale, écologique et parcimonieuse. Fini, les ouvrages pharaoniques des années 1970. L'avenir est à de petites retenues d'eau, aux murets et aux terrasses consolidés par des arbres, approvisionnant des systèmes économes de type goutte-à-goutte, qui apportent l'eau lorsque les besoins sont maximaux. On s'efforcera aussi de recycler les eaux usées pour l'irrigation et évidemment d'avoir recours à des cultures plus sobres partout où cela est possible. JOUER SUR LES PLANTES Toutes sortes de pistes sont explorées par les chercheurs pour améliorer les plantes cultivées. Des plantes plus productives, plus résistantes au sel, à l'aridité, aux ravageurs, à la pollution sont indispensables pour nourrir l'humanité de demain, tout comme pourraient l'être des végétaux aux vertus nutritives améliorées, par exemple enrichis en vitamines ou en protéines. Faudra-t-il recourir au génie génétique pour les produire ? Ou se limiter à la bonne vieille sélection variétale ? Pour la plupart des scientifiques, tout est bon à prendre. "Il ne faut pas avoir de tabous, affirme ainsi Michel Griffon, directeur général adjoint de l'Agence nationale pour la recherche (ANR). Le critère, c'est qu'il s'agisse de plantes utiles, sans danger pour les écosystèmes ni pour la santé humaine". Reste que, comme le souligne Marc Dufumier, professeur à l'Institut national agronomique (Ina), "c'est bien souvent la fertilité des terrains et le maintien de celle-ci sur le long terme qui représente le principal goulet d'étranglement pour les paysans les plus pauvres". Autrement dit, pour cette petite paysannerie qui représente la majorité des agriculteurs de la planète, la priorité aujourd'hui ne serait pas de disposer de variétés superperformantes, mais d'être capable de mettre suffisamment d'engrais pour ne pas épuiser les nutriments du sol et d'améliorer plus généralement les conditions de culture. Et puis il n'y a pas que les plantes comestibles. "On peut inventer des plantes "de service" qui permettent un meilleur fonctionnement des écosystèmes, autrement dit des sortes d'auxiliaires de l'agriculture, espère Michel Griffon, par exemple des plantes aux racines très longues, capables de faire remonter des éléments nutritifs des profondeurs du sol pour les remettre à disposition des cultures. Ou des plantes avec des capacités de perforation racinaire suffisantes pour rendre des sols devenus durs perméables à l'eau". L'ANR a décidé de lancer le projet Systerra, imprégné de cette nouvelle philosophie. SUPPRIMER LES LABOURS La culture sans labour est une autre clé proposée par la "révolution doublement verte". C'est une technique qui consiste à introduire directement les graines dans de petits trous ou des sillons dans le sol. Elle connaît depuis quelques années un développement rapide, même aux États-Unis, car elle génère d'importantes économies d'énergie et préserve la fertilité du sol. Le labour, en effet, s'il permet d'éliminer de façon radicale les mauvaises herbes et d'aérer le sol, a aussi de gros inconvénients. Il met le sol à nu, ce qui dope l'érosion (des tonnes de terre fertile s'échappent à chaque pluie), il favorise la disparition de l'humus et tue la microfaune du sol (invertébrés, micromammifères, etc.). Or celle-ci aère elle aussi remarquablement le sol, tout en contribuant à y stocker du carbone, ce qui permet de contrer le réchauffement climatique. D'où l'intérêt de la préserver. "Le problème du "sans-labour", indique cependant Marc Dufumier, de l'Institut national agronomique (Ina), c'est la multiplication des mauvaises herbes, qui finissent par faire baisser les rendements. Souvent, on les élimine avec des herbicides. Mais l'idéal serait de trouver des itinéraires techniques plus naturels, par exemple les étouffer en plantant de la luzerne après le blé. Mais il faut alors trouver ce qu'on plantera après la luzerne"... RECOURIR DAVANTAGE AUX LÉGUMINEUSES Cultiver davantage de légumineuses permettrait de réduire les fertilisants azotés. Car ces plantes présentent naturellement sur leurs racines des bactéries dites symbiotiques, qui leur permettent de fixer l'azote de l'air. Elles comprennent aussi bien des plantes annuelles comme la luzerne, le sainfoin ou le pois que des arbres comme l'acacia ou le karité sous les tropiques. Lorsque la luzerne a été récoltèe, ses racines subsistent dans le sous-sol, qui en sort considérablement enrichi en azote. "Tout se passe flnalement, comme si la fixation de l'azote de l'air, au lieu d'être effectuée dans une usine d'engrais avec de l'énergie fossile (gaz naturel), se réalisait dans le champ grâce à l'énergie solaire", s'enthousiasme Marc Dufumier de l'Ina. Pourquoi, dès lors, s'acharner à reproduire à grands renforts de ressources et de pollutions ce que la nature fait elle-même avec beaucoup d'efficacité ? INVESTIR DANS LES HOMMES "La première condition pour sauver l'agriculture, estime Michel Griffon, de l'Agence nationale pour la recherche (ANR), c'est d'opérer un changement culturel mondial afln de cesser de considérer les agriculteurs comme des arriérés et la condition paysanne comme un état méprisable qu'il faut fuir". Et le chercheur de souligner que les agriculteurs, plus que tout autre groupe social, sont les gestionnaires de la biosphère, une tâche qui nécessite l'appui de l'ensemble de la société. Ce qui suppose, entre autres, de leur donner accès à l'éducation ainsi qu'à une formation professionnelle, à des possibilités de crédit, à des syndicats ou d'autres organisations leur permettant d'exister socialement et de faire valoir leurs intérêts... La première chose, dans bien des endroits, étant de leur distribuer suffisamment de terres pour qu'ils puissent en vivre correctement, sans les épuiser et sans peser sur l'écosystème. Pour l'instant, on est loin du compte.
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