Sur la Piste des Premières Pommes

Dans le Jardin d'Eden : les Premières Pommes

Au siècle dernier, deux fous de nature découvrent, aux contins du Kazakhstan et de la Chine, une forêt de pommiers aux fruits savoureux. Leur intuition : c'est le verger originel...

Ici, tout est hors norme. Les températures, qui passent de +40°C l'été à -40°C l'hiver. Le sol qui, sous un chaos de ronces, d'herbes et de fleurs, porte les empreintes d'ours, de lynx et de léopards des neiges. Et l'horizon, barré de silhouettes d'arbres géants aux formes extravagantes. Il y en aurait plus de trois millions. Certains, poussant depuis plus de trois cents ans, peuvent avoir des troncs larges de 2 mètres et culminer à 30 mètres. lls sont couverts de fruits qui, par leurs forme, goût et couleur ressemblent à s'y méprendre à des pommes. Mais a-t-on jamais vu des forêts de pommiers sauvages ?
Oui. Ici, au pied de la chaîne montagneuse du Tian Shan, aux confins du Kazakhstan et de la Chine. Et, de l'avis des rares voyageurs à y être allés, ces bois ne sont rien moins que "magiques". Une magie qui a conduit deux passionnés de nature à consacrer voire sacrifier leur vie à prouver que les monts Celestes ont abrité, pendant des siècles, le jardin du fruit défendu originel, le jardin d'Eden... Une aventure humaine et scientifique que la biologiste française Catherine Peix a retracée dans un documentaire. Dans les annees 1920, le petit Aymak Djangaliev vit à l'orphelinat d'Alma-Ata la capitale du Kazakhstan : toute sa famille a été tuée pendant la revolution bolchevique. Enfant surdoué, il se fait remarquer à l'école en sciences de la nature. D'un trait sûr et appliqué, il dessine des pommes, fasciné par leur majesté, leur beauté et leur variété. Des pommiers, il y en partout : "Alma-Ata" signifie père de la pomme.
Lorsqu'il a 16 ans, il rencontre le Russe Nikolaï Vavilov. Un moment décisif. Éminent botaniste, Vavilov fait une étape dans un tour du monde qui dure depuis cinq ans et dont l'objectif incroyable est d'inventorier les végétaux et les graines de la planète. En 1930, sa collection compte près de 300.000 specimens, plantes cultivées et sauvages, graines, baies, fruits et légumes, herbes. Aujourd'hui encore, la banque de semences de l'Institut Vavilov est une référence internationale de premier plan pour les agronomes. Cette quête est motivée par une science née en Grande-Bretagne en 1913, la génétique. Celle-ci vise a ameliorer la qualité de plantes via la sélection de celles qui disposent des meilleurs gènes. Dans ce cadre, Nikolaï Vavilov s'est lancé un defi fou : retrouver le lieu où chaque plante cultivée est apparue.

DES FRUITS À NULS AUTRES PAREILS QUI POUSSENT SUR UN ARBRE MAGIQUE

Lorsqu'il rencontre Djangaliev, il revient du Tian Shan. Il y a vu, des forêts de pommiers sauvages ; notamment des specimens de Malus sierversii... L'arbre sur lequel poussent des fruits à nuls autres pareils. De grosses pommes rouges, juteuses et sucrées ; des fruits parfaits, mais sauvages. Autant dire, du jamais-vu : n'importe quel naturaliste du dimanche sait qu'une pomme sauvage est petite et immangeable. Comment un fruit à l'état de nature peut-il être sembleble à un autre issu lui, d'efforts humains ? La "vallée du bout du monde" pourrait bien selon Vavilov, être le lieux d'origine de toutes les pommes.

DÉNONCÉ PAR SES ÉTUDIANTS, IL ÉCHAPPE DE PEU AU GOULAG

En mars 1940, le régime stalinien, farouchement opposé aux théories de Vavilov, considère comme bourgeoises et dangereuses, fait emprisonner leur auteur. De son côté, Aymak Djangaliev devient docteur en agronomie. Un diplôme qui lui permettrait d'être exempté. Mais, lorsque la guerre éclate, il s'engage sur le front russe. Sur la route menant à Stalingrad il commande une batterie anti-aérienne. Puis il combat en Mandchourie. En 1943, Vavilov meurt en captivité, victime du stalinisme. Il ne saura jamais qu'Aymak Djangaliev, une fois revenu du front où il est décoré comme héros de guerre, s'acharnera tout le reste de sa vie à prouver que ses intuitions étaient fondées.
Pendant des décennies, le Kazakh accomplit, parcourant les montagnes à cheval, un travail titanesque. Au cour du Tian Shan, immergé dans la forêt - si dense que, parfois, il peine à voir le ciel - il répertorie, à lui seul, plus d'un million de pommiers. Il les dessine et analyse les conditions dans lesquelles ils croissent : climat, sol, géographie.
Il comprend peu à peu le caractère exceptionnel de Malus sieversii, ce fameux arbre remarqué par Vavilov. Non seulement son fruit possède toutes les qualités d'une denrée cultivé (on pourrait le vendre sur les marchés), mais en plus, il résiste à tout : froid, neige, chaleur, parasites. Djangaliev qualifie ces arbres de "véritables fossiles vivants". Il est convaincu qu'il s'agit des descendants de pommiers apparus à l'époque des dinosaures, et que les forets du Tian Shan sont "des forêts préhistoriques".
Mais il ne peut pas le prouver. Il travaille clandestinement, ne dispose d'aucun moyen. Dans les années 1970, alors professeur, il est dénoncé par ses propres étudiants pour désobéissance au régime. Il échappe de peu au goulag, mais son jardin expérimental est détruit et il doit passer en procès, accusé d'avoir volé... des pommes. Mais la fin de l'Union soviétique et la venue de scientifiques étrangers vont permettre à ses recherches d'aboutir. Enfin.
En 1999, il reçoit la visite de Barrie Juniper, biochimiste à l'université d'Oxford. Ce dernier veut comprendre comment un fruit petit et amer est devenu, naturellement, à travers les âges, gros et sucré. Il a fallu que quelqu'un, quelque chose, un élément extérieur capable de selectionner des espèces s'en mêle. Juniper a sa petite idée. Il a remarqué la présence d'ours couleur miel dans la forêt. Des ours qui laissent des griffures sur les troncs et cassent les branches. Qui grimpent sur les pommiers pour en faire tomber les fruits. Qui peuvent faire chuter toute la production d'un arbre en une seule journée. Ce plantigrade-là est décidémment un très grand amateur de pommes... Juniper récolte des excréments d'ours et les sème. Des centaines de pépins de pommes se mettent à germer ! Son explication est simple : le pépin passe dans un tube digestif d'ours, en ressort, et germe. L'Anglais exulte : "Imaginez que, pendant des millions d'années, des millions d'ours, animaux qui vivent plutôt longtemps, ont su où trouver dans le Tian Shan les pommes les plus belles, les plus sucrées et les plus grosses". C'est l'ours gourmand qui à joué rôle de selectionneur ! Depuis la nuit des temps.

L'INDESTRUCTIBLE FRUIT KAZAKH SAUVERA PEUT-ÊTRE LES VERGERS DU MONDE

Juniper veut corroborer le fameux lien entre Malus sirversii et la pomme cultivée, et valide l'hypothèse de Vavilov et Djangaliev selon laquelle leur petit coin perdu à la frontière kazakho-chinoise est le lieu d'origine de toutes les pommes ; prouver que Malus sirversii est bien l'ancètre (toujours en vie) des arbres produisant nos golden, fuji et royal gala. Pour cela, il doit établir la datation de Malus sieversii, et donc élaborer son arbre généalogique. À partir d'une feuille, il extrait une fraction d'ADN, la purifie et en isole le gène. En 2002, il parvient à montrer que les pommiers cultivés que nous connaissons, Malus domestica, sont rattachés à la même branche familiale que Malus sieversii.
Pour quitter le Kazakhstan et se répandre, le rejeton de Sieversii a simplement emprunté la route de la Soie, qui passait par le Tian Shan. On raconte qu'Alexandre le Grand y entraina ses troupes grâce à de gros fruits utilisés comme munitions à catapultes. Au fil des siècles, les hommes ont donc transporté ces pommes vers l'Ouest, où ils les ont offertes, vendues, plantées, gréffées... Elles sont arrivées en Occident au gré des mouvements de populations et des guerres, et ont conquis l'Europe à la Renaissance.
De nos jours, les pommes sont les troisièmes fruits les plus consommés au monde, après les agrumes et les bananes. Mais ses dix variétés les plus connues (sur un total de 6000) sont fragiles et hypersensibles aux parasites, notamment au champignon de la tavelule, présent partout. Pour résister aux maladies, une pomme reçoit 25 traitements pesticides en moyenne ; un danger pour la sante humaine. Or l'avenir de ce fruit se joue à sa source, dans les forêts du Kazakhstan. Les chercheurs comptent sur l'indestructible fruit kazakh, qui a survécu sans l'aide de l'homme pendant des millions d'années : sa résistance génétique pourrait permettre de créer une nouvelle variété hybride. Une pomme sans pesticides.

D.K. - Photos C.P. - ÇA M'INTÉRESSE HS > Août > 2012

Sauvons les Pommes : Gravement Malade leur Salut viendra de leurs Origines

Pas moins de 35 traitements pesticides sont nécessaires pour lutter contre la tavelure, ce champignon dévastateur des vergers (observé ici au microscope).

Un drame silencieux est en train de se dérouler dans les vergers : le recours massif aux pesticides ne protège plus la pomme de ces parasites et toute la production du fruit préféré des Français est désormais menacée. La solution ? Elle se trouve au Kazakhstan. Là, au terme d'une folle enquête, a été retrouvée la trace des tout premiers pommiers de l'histoire. Or, ces ancêtres possèdent des gènes qui pourraient sauver les pommes actuelles. Le jardin d'éden existe, et il est génétique...

Du passé ne faisons surtout pas table rase... surtout si l'on veut continuer à croquer des pommes ! Car aux confins de l'ex-empire soviétique se cachent des pommiers ancestraux, dont dépend aujourd'hui l'avenir de la pomme. De fait, on l'ignore peut-être, mais presque partout dans le monde, ce fruit subit les attaques intempestives de multiples parasites, au point que jusqu'à 35 traitements pesticides sont aujourd'hui nécessaires pour venir notamment à bout de l'un de ses pires ennemis, la tavelure. Et justement : une population de Malus sieversii (c'est son nom), un pommier du Kazakhstan, détient, grâce à sa formidable diversité génétique, les secrets de la résistance naturelle aux grandes maladies de la pomme.
Il faut dire que le temps presse ! Engagés dans une course à l'armement chimique contre les maladies du pommier, les arboriculteurs savent que cette surenchère a ses limites. Le seul espoir de défendre le fruit préféré des Français (un marché annuel de 600 millions d'euros) : créer de nouvelles variétés, cette fois plus combatives. "C'est fondamental pour notre profession", témoigne Daniel Sauvaitre, président de l'Association française des producteurs de pommes. Fini la recherche de variétés aux supers rendements. Désormais "tous les programmes d'amélioration variétale sont centrés sur la résistance aux maladies", constate François Laurens, spécialiste du pommier à l'Inra. Car, Golden, Gala et Grany Smith, les principales variétés produites actuellement dans le monde, sont particulièrement vulnérables. "Des pommes plus récentes, comme la Pink Lady par exemple, issue d'un croisement avec la Golden, sont encore plus sensibles", précise le chercheur de l'Inra.

Les pommes malades à force d'être fragilisées
Le marché est aujourd'hui dominé par des fuits, comme la Golden (->), sélectionnés pour leurs qualités agronomiques au détriment de leur résistance aux maladies. Résultat : le recours aux pesticides explose. Un combat perdu d'avance...

LES POMMIERS SAUVAGES DU KAZAKHSTAN

Les nouvelles variétés qui sortiront de l'impasse la culture de la pomme devront intégrer les gènes de résistance présents chez d'autres variétés qui, naturellement, ne se laissent pas envahir par les parasites. Les espèces sauvages détiennent ce pouvoir puisque, sans le soutien de la chimie humaine, elles ont survécu aux maladies. Mais encore faut-il que leurs pommes soient bonnes à manger. Or, parmi la cinquantaine de pommiers sauvages, une seule espèce possède ces deux qualités essentielles. Les scientifiques l'avaient remarquée dans les montagnes du Kazakhstan il y a près d'unsiècle, mais c'est seulement aujourd'hui qu'on en découvre toute la valeur. Avec des fruits gros comme le poing qui rivalisent sans complexe avec de nombreux cultivars modernes, "le pommier kazakh a un très grand potentiel", affirme sans détour Herb Aldwinckle, du département de pathologie végétale à l'université Cornell. Selon lui, "le matériel génétique de cette espèce sera très utile pour la création de nouvelles "variétés, et ce, dans le monde entier".
Ironie de la modernité, c'est donc du passé que viendra le salut de nos pommiers. Et pas n'importe quel passé : Malus sieversii, extraordinaire réservoir génétique, n'est autre que l'ancêtre des pommiers domestiques ! Qu'une population ancestrale soit génétiquement plus variée qu'une population récente est un phénomène bien connu des biologistes : il est dû au fait que les individus qui forment la nouvelle population ne sont porteurs que d'une petite partie de la diversité de la population d'origine. Une diversité d'autant plus réduite chez les espèces domestiquées dont les variétés, autrement dit les sous-populations, ont été sélectionnées par l'homme pour leurs seules qualités agronomiques. Il fallait donc retrouver l'origine de nos pommes pour mettre la main sur leur vivier de gènes et prouver le caractère ancestral des pommiers kazakhs. L'intuition première en revient à Nikolaï Vavilov, célèbre biologiste russe, disparu il y a quasiment soixante-dix ans.
Au début du XXè siècle, en droite ligne des théories de Mendel sur l'hérédité, Nikolaï Vavilov est un des premiers à comprendre l'importance de la diversité biologique. Voyant là un moyen de réduire la vulnérabilité de l'agriculture face aux accidents climatiques et aux ravageurs, il parcourt le monde à la recherche des "centres de diversité" à l'origine des plantes cultivées. En 1929, ses périples le mènent dans les forêts d'Almaty, au Kazakhstan. Là, près de la frontière chinoise, dans le massif du Tian Shan, poussent des pommiers sauvages. Dominant les herbes folles, leurs troncs noueux, entrelacés de lianes, croulent littéralement sous l'abondance de fruits sans que l'homme n'y ait jamais porté la main. Germe alors l'idée que le Tian Shan pourrait être le centre d'origine de la pomme... et le Malus sieversii, l'ancêtre de tous les pommiers domestiques, Golden et consorts. Las, Vavilov, à l'époque discrédité par le régime soviétique qui l'accuse de promouvoir une "science bourgeoise" (la génétique), est jeté en prison où il meurt en 1943, laissant une ouvre inachevée.
En ces temps de sombre mémoire, un agronome kazakh, Aymak Djangaliev, se risque pourtant à poursuivre les travaux du malheureux scientifique et consacre sa carrière, à partir de 1945, à l'étude et à la sauvegarde des pommiers sauvages. Pendant que Djangaliev, isolé, ne cesse de collecter une somme considérable d'informations sur les forêts du Tian Shan, les chercheurs de l'Ouest ont vent des théories de Vavilov ; mais ils devront attendre la chute du mur de Berlin avant de pouvoir effectuer les premières analyses moléculaires. C'est que la preuve n'est pas faite d'une origine unique du pommier domestique. En 2002, les travaux en génétique de Bany Juniper, à Oxford, confortent l'hypothèse. Mais c'est seulement en août 2010 que la description complète du génome de la pomme apporte les preuves irréfutables de la filiation directe avec Malus sieversii (voir encadré).

QUAND LA GÉNÉTIQUE REMONTE AUX SOURCES
En comparant les gènes de toutes les espèces entre elles, ce schéma montre que nos pommiers domestiques (en bleu) sont apparentés aux pommiers sauvages kazakhs (en rouge).
Le séquençage de la Golden en octobre 2010 vient éclairer une histoire pleine de rebondissements. Membre de la famille des Rosacées, comme la fraise ou la framboise, le pommier s'en distingue par ses 17 chromosomes au lieu de 9. La duplication du génome, passant de 9 à 18, puis, par fusion, à 17 chromosomes, s'est produit il y a environ 50 millions d'années et marque la naissance de la toute première pomme. Ce fruitier préhistorique a par la suite évoluée en deux groupes, le poirier (Pyrus) d'un côté, et les premiers (Malus) de l'autre. Placer ensuite les pommes domestiques dans l'arbre généalogique de Malus est plus délicat parce qu'elles sont apparitions trop récentes et qu'elles se distinguent mal de leurs ancêtres d'un point de vue génétique. Cependant, il reste possible de déterminer de quelles populations sauvages elles sont issues. Les scientifiques ont procédé par comparaison et mesurer les "distances génétiques" qui séparent les différentes sortes de pommes. L'analyse s'est faite sur un ensemble de 23 gènes dont les variations ont été comparées chez des représentants kazakhs et européens d'espèces et de variétés, sauvages et cultivées. Ainsi, la golden diffère du pommier kazakh par une moyenne de 5,7 bases (éléments constitutifs de l'ADN) sur 1000, contre neuf, 6/1000 avec le pommier européen sauvage. À quelques points près, il en va de même pour toutes les variétés cultivées. Selon les généticiens, cette proximité génétique confirme l'origine kazakhe des pommes cultivées. Pour étudier les liens de parenté entre espèces, les généticiens analysaient les différences qui détectaient dans un certain nombre de leurs gènes. Ces données - similitudes, types de mutation, emplacements des mutations, gènes concernés... - sont alors traitées par un programme informatique qui compare à chaque espèce avec toutes les autres, ce qui donne un schéma en forme de réseaux (ci-dessus). Dans cette représentation, la longueur des chemins qui mènent d'une espèce à l'autre est une estimation de la distance génétique qui les sépare. Ces chemins sont eux-mêmes caractérisés par les différents gènes considérés dans l'étude, et leur taux de mutations. Il ressort que les pommiers domestiques (en bleu) forment un groupe avec les pommiers kazakhs (en rouge) dont ils sont génétiquement proches et donc apparentés. Groupe clairement distinct de celui des pommiers sauvages européens (en vert) et des autres espèces étudiées (en noir).

"MALUS SIEVERSII" : L'ANCÊTRE SALVATEUR

Selon Amandine Comille, qui mène actuellement une thèse sur l'histoire de la domestication de la pomme au CNRS, "le séquençage de l'ADN des pommiers a permis de révéler la contribution très ancienne de Malus sieversii au génome des pommiers domestiques, remontant au moins à 6000 ou 7000 ans. Principal et plus ancien progéniteur, ce pommier a voyagé le long de la route de la soie pour être introduit chez nous il y a environs 3000 ans. Par croisements et sélections, il est à la source de toutes les variétés que l'on connaît aujourd'hui". Aymak Djangaliev, décédé en 2008, n'aura pas connu cette ultime consécration du pommier kazakh. Retrouver et identifier l'origine de la pomme n'était pas une lubie d'historien ou d'agronome collectionneur. Les États-Unis, autre grand pays amateur de pommes, l'ont compris les premiers. Dès le dégel des relations avec l'URSS, le département américain de l'Agriculture et l'université Cornell ont mené des expéditions au Kazakhstan et, entre 1989 et 1996, avec la collaboration de Djangaliev, se sont procuré 130.000 semences issues de 900 arbres différents. Cette collection, mise à la disposition de la communauté scientifique internationale, est aujourd'hui le principal matériel de recherche de part et d'autre de l'Atlantique. Le but ultime de l'opération : réaliser des croisements d'espèces commerciales avec des pommiers kazakhs dans l'espoir d'obtenir des variétés dont les gènes garantiront à la fois le goût et la résistance.
Pascal Heitlzler, chercheur français qui dirige un verger expérimental à Colmar, s'est procuré des clones avec l'autorisation du ministère de l'Agriculture ; il s'enthousiasme de ses expériences préliminaires : "Tous les croisements impliquant les spécimens que nous avons ici ne donnent que des individus vigoureux". Outre le fait qu'ils portent des fruits dignes d'être vendus dans le commerce, la robustesse de ces pommiers ne cesse d'étonner. Aux États-Unis, Herb Aldwinckle et son équipe enchaînent les résultats. "Depuis que nous travaillons sur la collection, des gènes de résistance aux maladies ont été identifiés, pour au moins quatre des principales affections du pommier", se félicite-t-il. Forts de dix millions d'années d'évolution et de brassage génétique débridé, les Malus sieversii possèdent notamment plusieurs résistances à la tavelure, ce fameux champignon dévastateur, principal fléau des vergers. "Nous réussissons progressivement à réduire les insecticides grâce à de nouvelles méthodes de production, mais contre la tavelure, il nous faut toujours traiter, il n y a rien à faire !", déplore le producteur Daniel Sauvaitre. L'intérêt pour les arbres kazakhs est d'autant plus grand que les premières tentatives pour introduire une résistance à la tavelure à partir d'espèces sauvages sont loin d'avoir produit la variété miracle.

DE QUOI RELANCER L'AGRICULTURE

Les croisements entrepris dès les années 1940 aux États-unis avec un pommier japonais aux fruits non comestibles, Malus floribunda, se sont avérés très laborieux. Au terme de quarante années de recherches, l'Inra a bien obtenu le premier hybride, la pomme Florina, mais il n'a eu aucun succès sur un marché dominé par la Golden. Ses petites sours des années 2000 (Ariane, Antares, Choupette, notamment) sont plus belles, mieux calibrées et dotées de vraies qualités gustatives mais, en France, ces variétés plus économes en pesticides ne couvrent encore que 1,6 % du verger. Et à peine Ariane s'implante-t-elle sur les étals, qu'elle montre déjà des faiblesses face à la tavelure. "Sa résistance est gouvernée par un seul gène majeur, elle est donc facilement contournée, explique François Laurens de l'Inra. Le cour des travaux est désormais de trouver plusieurs gènes qui rendent la résistance la plus stable possible dans le temps et dans l'espace."
Sur ce point, les pommiers sauvages du Kazakhstan représentent une remarquable banque de gènes capable de fournir des combinaisons inédites. Dans le chaos géologique du Tian Shan, Malus sieversii s'est développé en d'inextricables forêts où chaque arbre est unique. Entre des individus aux fruits jaunes acidulés, d'autres rouges ou plus sucrés, chacun résistant à différentes formes de maladie, l'espèce est porteuse d'une précieuse diversité de caractères qui pourront contribuer à l'agriculture de demain. La diversité de ces pommiers ancestraux et la gamme de leurs possibilités sont cependant à peine explorées. D'après François Laurens, "la collection américaine a permis le démarrage des recherches, mais elle est très incomplète. Elle ne représente qu'une toute petite partie de ce qui existe au Kazakhstan". Alors que l'on croyait tout savoir sur la pomme, ce fruit si familier qui du jardin d'Eden à l'illumination de Newton a accompagné l'histoire de l'Occident, son centre d'origine recèle encore des découvertes. Elles seront d'autant plus rapides que les scientifiques bénéficient aujourd'hui de techniques d'analyse génétique d'une puissance inégalée.
Néanmoins, depuis les expéditions des années 1990, aucun programme scientifique d'envergure n'a été lancé. Or, Malus sieversii est dans une situation critique. Au Kazakhstan, le verger sauvage, grignoté par l'urbanisation, a déjà perdu près de 70 % de sa surface depuis 1935 ! Nikolaï Vavilov et Aymak Djangaliev, visionnaires et en conflit avec leur époque, avaient pourtant vu juste : innovation variétale et conservation du pool génétique original demeurent étroitement liées. Nouvelle ironie de l'histoire, c'est peut-être le léopard des neiges qui sauvera le parent des pommes. Pour sa faune et son environnement exceptionnels, la partie ouest du massif du Tian Shan a été portée candidate en 2010 au patrimoine mondial de l'Unesco. Le pommier Kazakh pourrait ainsi bénéficier d'une protection inattendue.

LE SAVOUREUX APPORT DES OURS
De gros fruits sauvages, juteux et sucrés, c'est rare... C'était sans compter avec les ours kazakhs !

Alors que les pommiers sauvages portent des petits fruits amers, le pommier du Kazakhstan semble avoir bénéficié d'un allié de choix. Il y a plus de 50 millions d'années, ces pommiers anciens se sont trouvés piégés par la formation des montagnes du Tian Shan, y évoluant en complet isolement. Les ours sont alors devenus leurs principaux propagateurs, sélectionnant les fruits les plus gros et les plus sucrés. Une fois activées par le transit intestinal (car une pomme tombée de l'arbre ne germe pas), les semences ont été dispersées dans leurs déjections. Sur des milliers d'années, la force sélective des ourses à porter ses fruits !

E.L. - SCIENCE & VIE > Novembre > 2011

 

   
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