Les Insectes et l'Évolution des Plantes

L'Abeille et la Fleur, Liés depuis 100 Millions d'Années

Elles ont évolué ensemble jusqu'à ne plus pouvoir se passer l'une de l'autre. Histoire d'une relation fusionnelle et féconde.

Cette abeille conservée dans un bloc d'ambre trouvé en mer Baltique est vieille de 70 millions d'années. Elle présente des caractères très semblables à ceux d'Apis mellifera.

L'analyse du dernier coup de peinture releverait ici de la paléontologie : c'est dans un de ces vieux bâtiments figés par le temps dont le Museum national d'histoire naturelle a le secret, que se cache la réserve des hyménoptères, l'ordre qui réunit les abeilles, les guêpes et les fourmis. La porte s'ouvre sur un nid géant de frelons asiatiques, impressionnant et guère engageant. Entre ces murs, Claire Villemant, petite femme énergique et ultra-débordée, perd la notion du temps, oublie son agenda et vole de rangée en rangée, s'arrête devant un casier, sort une boite, en ouvre une autre, s'extasie sur chaque insecte. Maître de conférence au Muséum, chargée de la gestion des collections d'hyménoptères, elle rêgne sur un million de spécimens stockés dans de grandes armoires grises. Les boites léguées par des collectionneurs datent pour beaucoup du XIXè siècle. Sur de vieilles étiquettes délavées, une écriture patte de mouche donne le nom du spécimen. Dans ces refuges vétustes, deux ennemis guettent les petites bêtes : la lumière et les "insectes de collections", des nécrophages qui se nourrissent des précieux spécimens. "Longtemps, nous avons utilisé pour protéger nos hyménoptères des produits qui se sont avérés cancérigènes et sont aujourd'hui interdits. Alors, la surveillance doit être constante", explique Claire Villemant. Les insectes sont rangès par groupes, mais le néophyte s'y perd vite : des bourdons d'abord, puis des abeilles fluo, d'un bleu et d'un vert métallique brillants, à la carapace très dure. Plus loin, les charpentières d'Afrique, qui ressemblent à des scarabées et ont du poil aux pattes. D'autres, véritables monstres tropicaux, sont à la mesure de leur proie : ainsi la plus grosse mygale de Guyane est-elle chassée par la plus grosse guêpe de la planète, Pepsis heros, qui peut mesurer jusqu'à 8 centimetres de long. D'autres encore sont très "taille de guêpe" : un simple fil noir relie les deux parties d'un corps si long et fin qu'il semble devoir se casser au moindre mouvement. Ici l'abeille tueuse, là, l'abeille plâtrière, plus loin la maçonne, mais aussi la brune, la fouisseuse, la tapissière et l'abeille de la sueur ! "C'est magnifique, s'extasie la chercheuse, qui ne s'en lasse pas. Un monde incroyable, que la plupart des gens ignorent".

UNE TROMPE DE 22 CM

Ils l'ignorent d'autant plus qu'ils confondent les espèces les plus connues : guêpes, bourdons, abeilles, et n'ont pas conscience de la diversité impressionnante de ce petit monde. Pour la seule Europe, on trouve plus de 11 000 espèces d'hyménoptères. Il y aurait 20.000 espèces d'abeilles dans le monde. Beaucoup ne se distinguent qu'au microscope. Sur le bureau de Claire Villemant, une tasse décorée d'une abeille portant un béret avec l'inscription : "L'entomologie, c'est tout un art". Un casse-tête aussi.
Il faut remonter au crétacé, voilà 100 millions d'années, pour comprendre cette diversité. Plantes à fleurs et insectes semblent déjà proliférer. D'après les études génétiques, les abeilles proviendraient de la spécialisation de guêpes prédatrices de la famille des Crabonidae : ces chasseuses solitaires, mangeuses d'insectes, se sont diversifiées en fonction de leurs proies. Visitant les fleurs, certaines ont peu à peu changé de mode d'alimentation, préférant se nourrir exclusivement de pollen et de nectar plutôt que d'insectes. Tandis que guêpes et fourmis ont conservé une alimentation végétale et animale. Le plus ancien fossile d'abeille, une espèce aujourd'hui disparue, date de 100 millions d'années. Il a été découvert en 2006 en Birmanie, emprisonné dans de l'ambre, avec des grains de pollen sur les pattes. Un autre fossile trouvé dans la Baltique, et très proche de l'abeille à miel contemporaine, date, lui, d'il y a 70 millions d'années. Évoluant ensemble, les plantes et leurs pollinisateurs deviennent de plus en plus finement faits l'un pour l'autre. Une sorte de contrat mutuel qui dure depuis plus de 100 millions d'années. Cette coévolution a été notamment mise en lumière par Darwin. Lorsque le naturaliste découvre en 1862 une orchidée très profonde, Agraecum sesquipedale, appelée "étoile de Madagascar", dotée de grandes feuilles blanches en forme d'étoile et d'un éperon, son nectaire, pouvant atteindre plus de 30 cm de long, il prédit l'existence d'un papillon possédant une trompe de la même taille que la poche à nectar. Une prédiction reçue à l'époque avec scepticisme. Ce n'est que 40 ans plus tard que l'on découvrira à Madagascar un grand papillon de la famille des sphingidés, doté d'une trompe de 22 cm, que l'on nommera Xanthopan morgami praedicta, en hommage à l'intuition de Darwin.
L'adaptation mutuelle du nectaire et de la trompe s'explique par une suite de transformations au cours de l'évolution des deux espèces, qui se sont influencées réciproguement. "Face à la force de cette coévolution, on a longtemps pensé qu'à une plante correspondait un pollinisateur adapté, explique Colin Fontaine, écologue CNRS au Muséum national d'histoire naturelle. Mais cette vision est remise en question depuis les années 1990, car s'il existe des relations particulières entre certains pollinisateurs et certaines plantes, cela relève de l'exception. En réalité, une plante est visitée par différents pollinisateurs, et un pollinisateur visite une grande diversité de plantes. C'est sur ce mode que s'est déroulée, parallèlement, la codiversification des abeilles et des plantes à fleurs. "Dans certains cas, reprend Colin Fontaine, l'évolution tend vers plus de généralisation, dans d'autres, c'est l'inverse".

UN ÉCHANGE DE BONS PROCÉDÉS

Incapables de s'autoféconder, la plupart des plantes à fleurs déploient d'ingénieux stratagèmes pour allécher les pollinisateurs. Dans leur quête de nectar, ceux-ci, à leur insu, les fertilisent.
Des bénévoles qui y trouvent leur compte : ainsi pourrait-on définir ces insectes qui, en transportant les spermatozoïdes d'une fleur vers l'organe féminin d'une autre, sans oublier de se nourrin au passage, assurent la fécondation des plantes. Cette pollinisation, ou reproduction par entomogamie, relève d'un intérêt partagé. Chez les angiospermes, les plantes à fleurs qui composent 70 % des végétaux connus, les organes mâle et femelle sont regroupés. L'autopollinisation passive existe, mais elle est très rare, excepté pour le blé et le soja. Il faut un intervenant extérieur. 80 % des plantes fleurs dépendent ainsi des pollinisateurs pour leur reproduction. C'est parfois le vent ou l'eau. Quelques vertébrés (oiseaux, lézards, chauves-souris) peuvent aussi jouer marginalement ce rôle, mais les insectes arrivent largement en tête. Et parmi eux, les hyménoptères, devant les diptères, lépidoptères et autres coléoptères. Les fleurs ne manquent pas de ressources pour les attirer. Certaines ont développé des stratégies très offensives : elles produisent des substances imitant l'odeur de la femelle et séduisent ainsi le mâle, qui essaie de s'accoupler avec elles, simulant une véritable scène de copulation. D'autres adoptent des formes qui obligent l'insecte à se frotter à leurs anthères et à repartir avec du pollen. De son côté, l'insecte a besoin de nectar et de pollen, riches en sucre et en protéines, pour se nourrir et nourrin ses larves. Lorsqu'il entre en contact avec la fleur, il enfonce sa trompe ou sa langue le plus loin possible dans le nectaire. En aspirant le nectar, il touche les pollinies, les grains de pollen, qui sont les éléments mâles fabriqués par les étamines. Ces grains se fixent alors sur sa tête, ses pattes ou son abdomen - le pollen est en effet collant et souvent huileux. L'insecte s'envole ensuite vers d'autres fleurs, transportant les grains de pollen qu'il déposera sans s'en rendre compte sur l'organe féminin de la fleur : le pistil, composé d'un stigmate et d'un ovaire. Si ce grain est compatible avec le stigmate, il émet un tube pollinique qui mène les gamétes mâles jusqu'à l'ovaire. La fécondation a lieu, et donne un embryon qui se transformera en graine. Les apoïdes, les abeilles au sens large, réunissent les critères qui font les bons pollinisateurs : une pilosité importante qui leur permet de transporter le pollen et une forte activité de butinage, car il leur faut nourrir les larves. De plus, elles acheminent du pollen issu d'individus variés, génétiquement différents, permettant des croisements interspécifiques et intergénériques.

SCIENCES ET AVENIR HS N°175 > Juillet-Août > 2013

Les Insectes font bel et bien Évoluer les Plantes
ÉCOLOGIE

Mises à l'abri des insectes, les plantes voient leurs défenses contre ces prédateurs décliner en seulement trois à quatre générations.

C'est ce qu'a démontré Anurag Agrawal (université Cornell, États-Unis) en comparant le développement pendant cinq ans de plantes herbacées, en présence ou en l'absence d'insectes.

Sans herbivores, les plantes ont fleuri plus tôt, réduit leur production de toxines défensives, et accru leur compétitivité. Ce qui prouve bien le rôle majeur des insectes dans l'évolution des plantes.

S.F. - SCIENCE & VIE > Décembre > 2012
 

   
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