Les Animaux Domestiques et Nous

Pourquoi Traite-t-on si Mal les Animaux Domestiques ?

Nous choyons ceux qui sont sous nos toits, mais ignorons ceux qui se retrouvent dans nos assiettes. Entre compagnon de luxe et simple matière première, les animaux font les frais du regard contradictoire que nous portons sur eux.

On tue pour les consommer : 60 milliards d'animaux terrestres et 1000 milliards d'animaux marins chaque année dans le monde (Organisation des Nations Unis pour l'alimentation et l'agriculture).

Sur la planète : 70 % des terres agricoles sont destinées à nourrir les animaux. Un régime végétarien est 10 fois moins gourmand en eau qu'une alimentation omnivore.
250 g de viande par jour, soit 2 steaks hachés, c’est ce que mangent les français.
Les veaux sont abattus à 3 ans. Les vaches laitières réformées à 6 ans, les cochons tués à 180 jours alors que leur espérance de vie est de 20 ans. Les poules vivent 40 jours (80 jours pour un Label rouge) alors qu'elles pourraient vivre 10 ans.

"Ouvrez la cage aux oiseaux". Quarante ans après que Pierre Perret l’a entonnée, cette supplique a trouvé un écho, mi-mai, à New Delhi : la Cour suprême a ordonné qu’un commerçant libère ses volatiles au nom d’un droit à voler librement. Le même mois, aux Etats-Unis, une université d'Etat new-yorkaise a été sommée de justifier devant un juge la détention de Hercules et Leo, 2 chimpanzés cobayes de la recherche. En Argentine, c’est à Sandra, un orang-outan femelle du zoo de Buenos Aires qu’un tribunal a reconnu en décembre dernier le droit de ne pas être enfermée sans jugement, comme s’il s’agissait d’une personne. En France aussi, le statut des animaux évolue : depuis janvier, le code civil les tient pour "des êtres vivants doués de sensibilité", et non plus pour des "biens meubles". Pour autant, ils relèvent toujours de la catégorie des biens, et n’ont pas basculé vers celle des personnes. Ils peuvent être vendus, loués, élevés, chassés. Tout comme la reconnaissance, en 1976, de la sensibilité du bétail dans le code rural n’avait pas remis en cause son exploitation pour nourrir l’homme. L’article ne s’applique pas à la faune sauvage : aux spécimens détenus dans un zoo, on reconnaît la capacité à ressentir. Qu’ils s’échappent et ils l'a perdent.
Plus qu’un canapé en cuir de vachette mais moins que l’homme qui s’assied dessus : le statut des bêtes, ni biens ni personnes, mérite encore d’être précisé. Equivaut-il à celui de "personnes non humaines" ? Quelles en seraient les conséquences ? Pour l’instant, la réponse n’est pas tranchée. Et ce flou illustre, précisément, l’évolution actuelle, pleine de tensions et de contradictions, de notre rapport à l’animal. Comme ce fait divers, survenu debut juin dans le Rhône, quand une génisse s’est échappée d’un abattoir. Une pétition lancée sur la Toile a récolté 20.000 signatures en 3 jours pour épargner cette vache "qui ne voulait pas mourir". Une association de protection animale a racheté pour 10.000 € - une fortune - la bête à son propriétaire. Sans s’émouvoir du sort réservé au troupeau, qui a fini sa vie en steak...
Malgré tout, "on est dans une phase de prise de conscience", estime Florence Burgat, philosophe, militante et auteur de la Cause des animaux (éd. Buchet/Chastel). "Il y a 15 ans, ces questions étaient maintenues dans le ridicule. Ce changement du code civil rend désormais légitimes et audibles les revendicatiom des défenseurs des animaux". Qui peuvent dire merci aux chercheurs. La question de la sensibilité animale et l’étude des comportements de nos compagnons à plumes et à poils n’intéressent les scientifiques que depuis une quinzaine d’années. Après qu’ils ont mis au jour de véritables cultures et intelligences animales, les généticiens ont constaté que la différence entre eux et nous n’est pas si nette. En 2012, à Cambridge, d’éminents scientifiques ont déclaré que des humains ne sont pas seuls à poséder les substrats neurologiques de la conscience. Certains animaux, notamment l’ensemble des mammifères et des oiseaux, ainsi que de nombreuses autres espèces telles que les pieuvres, possèdent également ces substrats neurologiques". Pas si bêtes, les bêtes...

Dans l'Héxagone, le nombre des végétariens (2 millions) dépasse celui des chasseurs (1,2 millions).
"On passe, en Occident, d’une situation où l’on considérait que les animaux étaient des objets créés pour le lien de l’homme, à un respect croissant pour les animaux sauvages et domestiques", explique l’historien Eric Baratayt auteur du Point de vue animal (éd. du Seuil). Ce changement de mentalité s’accompagne, surtout dans les pays anglo-saxons, de l'essor du végétarisme. Dans son Plaidoyer pour les animaux (éd. Allary), le moine bouddhiste Matthieu Ricard relève qu’en France le nombre de végétariens (près de 2 millions) dépasse celui des chasseurs (1,2 million). La consommation de viande stagne depuis plusieurs années, plafonnant à un peu moins de 90 kg par personne et par an. Et avec 63 milliom d’animaux de compagnie, l’Hexagone est le plus grand ami des bêtes en Europe. Malgré encore 100.000 abandons chaque année, les chats, chiens, lapins et hamsters font partie de la famille. Un phénomène récent.
Les animaux de compagnie n’apparaissent qu’au XVIe siècle chez les aristocrates. Il s’agit le plus souvent d’oiscaux ou d’animaux exotiques. Le chat, perçu comme lubrique et indomptable, n’est toléré qu’à condition qu’il vide les maisons des rongeurs. On le chasse pour sa fourrure, on le mange en cas de disette. Le chien, longtemps figure de la bestialité et de l’errance, est l’éboueur des villes. Il peut aussi être un partenaire de travail pour garder les troupeaux, tirer les carrioles. Il doit mériter sa gamelle. Ce rapport change au cours du XIXe siècle. Selon l’historien Damien Baldin, "le repli sur la sphère privée qui caractérise cette époque s’accompagne souvent du désir d’y vivre en compagnie et en intimité avec un animal domestique". Qu’on miniaturise pour faciliter la vie en appartement. Si la grande majorité des chiens sont encore vagabonds vers 1800, une partie d’entre eux trouve un toit au fil des décennies. Ceux qui continuent d’errer sont chassés par la fourrière et tués. "On élimine les mauvais chiens et on valorise les bons", résume l’historien. Le toutou ou le matou - la mode viendra plus tard - sont sélectionnés dans un catalogue de races de plus en plus étoffé (à ce jour, la France reconnait 343 races de chiens et 72 de chats, dont la plupart ont à peine plus d’un siècle). On le dresse afin qu'il ne pose pas ses pattes et ses crottes n’importe où, on le tient en laisse, on le muselle et on contrôle sa reproduction. Mais on le soigne, on lui donne un nom, on joue avec lui, on le caresse. On l’aime. Au milieu du XXe siècle, on n’exige même plus de lui d'autre travail que celui de tenir compagnie. Et on lui consacre un budget conséquent : en moyenne 600 € par an, de nos jours pour un chat ; 800 € pour un chien.

90 % de la viande consommée en France est issue de l'élevage intensif.
Qui trop embrasse mal étreint... Cela vaut aussi pour les propriétaires gagas de leur animal, devenu si familier qu’ils ont tendance à le façonner à leur image et à lui infliger un traitement contre nature : ils le tiennent constamment dans les bras, comme une poupée, l’habillent, le parfument, étalent du vernis sur ses griffes, vont même parfois jusqu’à lui imposer un cache-anus et lui percer les oreilles... Aujourd’hui, chiens et chats ont leurs propres sites de rencontres et leurs reseaux sociaux ! Cette anthropomorphisme a des conséquences : communication olfactive perturbée, obésité, infections par toilettage excessif, etc. Ce qui fait dire à l’anthropologue et directeur de recherche émérite au CNRS Jean-Pierre Digard que "les animaux les plus maltraités sont ceux de compagnie. On les prend parfois pour ce qu’ils ne sont pas, un substitut d’enfant ou de oompagnon". Damien Baldin rappelle : "Les animaux sont des êtres culturels. Ce ne sont pas leurs attributs naturels qui font qu’ils sont appréciés, mais ce que les hommes projettent sur eux".
Mais Médor et Felix ne sont pas les seuls - les plus ? - à plaindre. L'immense masse des animaux constitue aujourd’hui un troupeau indifférencié et silencieux, sélectionné par croisements pour devenir une énorme machine à produire toujours plus de viande, toujours plus de lait, toujours plus de laine. Près de 90 % de la viande que nous consommons en France est issue des animaux de l’élevage intensif qui, en réduisant les bêtes à l’état d’objets de consommation, les maltraite. "Ce système est une immense fabrique de souffrances", explique Jocelyne Porcher, sociologue et ancienne éleveuse de ports. Souffrance pour les bêtes, élevées hors sol, entassées dans des hangars sans espace, pas toujours propres ni éclairés, mutilées... Mais on pent aussi être contre l’élevage en batterie et ne pas se poser de question sur l’origine de la viande. Chacun compose.
Car nos rapports aux animaux sont caractérisés par de nombreux paradoxes. Tandis qu’on dorlote son chien ou son minet auquel on reconnaît une sensibilité propre, on le désanimalise en le traitant comme un bébé. Et si 90 % des Francais (février 2013) vilipendent le modèle productiviste pour sa réification des animaux et le traitement dégradant auquel il les soumet, ils le plébiscitent dans leur Caddie de supermarché. Ceci alors qu’on n’a jamais autant eu le souci du bien-être animal et que l’on sait par ailleurs le caractère destructeur de ce modèle pour l’environnement (pollution des sols, émissions de gaz à effet de serre, déforestation, etc), donc pour l’humanité elle-même. Au final, pour le professeur de philosophie à l’Ecole normale supérieure Francis Wolff : "Nous avons perdu tout contact avec la réalité et la diversité de la vie animale".

Manger de manière équilibrée sans protéines animales exige beaucoup d'efforts.
En quête de cohérence dans cet embrouillamini, les animalistes, qui remettent en cause la séparation ontologique entre les hommes et les animaux, proposent une solution radicale : le véganisme, soit le refus de consommer tout produit issu des animaux, y compris le lait, le miel, le cuir, etc. On sait désormais comment manger de manière équilibrée sans protéines animales. Reste que ce changement exigerait beaucoup d’efforts. "L’alimentation n’a rien de fixe. Jamais autant qu’aujourd’hui l’humanité ne fut mieux en mesure de choisir son régime", plaide Florence Burgat, figure de proue du mouvement en France. "Sans compter qu’il n’est pas anodin d’avaler un corps et de l’excréter dans les toilettes", insiste la philosophe, pour qui une autre révolution est nécessaire : "Puisque les animaux n'ont, comme nous, qu’une seule vie à vivre et que, comme nous, ils ont le désir de vivre le moins mal possible, il faudrait leur accorder des droits". La question n’est pas de leur appliquer ceux des humains mais de reconnaitre des droits fondamentaux communs à tous, comme celui de ne pas être tué, mutilé, enfermé.
Cela impliquerait de tirer un trait sur plus de 10.000 ans de domestication, et de libérer aussi bien les animaux d’élevage que, si on va au bout de la logique, ceux de compagnie. Au prix de l'inévitable disparition du plus grand nombre d’entre eux. "Il faut voir cela comme un élan démocratique, considère-t-elle. Faire ce pas au-delà de notre espèce montrerait que nous en avons fini avec nos propres barrières, comme on le fait en condamnant le racisme ou le sexisme, et que nous exerçons une forme de responsabilité accrue. Nous aurions tout à y gagner. Car un monde où on ne tuerait plus les animaux, où on n’aurait plus besoin d’asseoir notre domination, serait un monde apaisé". Ce serait immoral, retorque Francis Wolff. Pour ce penseur, les animaux n’ont pas à avoir de droits, ce qui n’empêche pas l’homme qui, lui, est un être moral d’avoir des devoirs envers eux. Devoirs qui diffèrent selon le type d’animaux. "Puisqu’un contrat affectif nous lie aux animaux de compagnie, il serait moralement choquant de le rompre en abandonnant son chien. Ensuite, protéger les animaux domestiques contre les prédateurs et leur offrir des conditions de vie adaptées à leurs exigences biologiques donne le droit de les abattre en échange. Ce qui rend immoral ce contrat, ce sont les tonnes extrêmes de productivisme qui ne respectent pas l’animal. Enfin, nous avons, vis-à-vis des animaux sauvages, le devoir de respecter les écosystèmes, de préserver les espèces en voie de disparition. En ne voyant que l’exploitation, les animalistes confondent les diverses relations que nous avons vis-à-vis des animaux".
Et cela agace Jocelyne Porcher : "Les libérateurs des animaux prétendent agir pour leur bien. Or, pour eux, le bien ultime des animaux est celui de ne pas naître, pour ne pas risquer d’être soumis aux hommes. Au final, ils font de l’être humain le décideur de ce que doit être l’animal ! Si ça, ce n’est pas imposer une hiérarchie". La sociologue poursuit : "Bloqués sur la compassion, ils promeuvent la viande in vitro et ne pensent pas qu’en faisant cela ils font le jeu des multinationales qui investissent massivement dans cette biotechnologie". Ces tensions et contradictions en disent long, selon Francis Wolff, sur les sociétés occidentales. "Dans la plupart des civilisations, les hommes se définissent en comparaison avec les dieux et les bêtes. Nous avons perdu ces 2 repères, et ne savons plus où commence l’humain par rapport à l’animal. Nous hésitons sur ce que nous sommes".

A.B. - ÇA M'INTÉRESSE N°414 > Août > 2015
 

   
 C.S. - Maréva Inc. © 2000 
 charlyjo@laposte.net