Le XXIè Siècle : 7 Idées Neuves

 2/ Mémoire : Penser Oubli plutôt qu'Accumulation

C'est l'une des caractéristiques humaines les mieux ancrées : de Lascaux à Facebook, les individus n'ont cessé d'accumuler la trace de leurs expériences pour en garder le souvenir. Une guerre centre l'oubli qui atteint son paroxysme aujourd'hui : avec les capacités de stockage des mémoires numériques, il est devenu plus fastidieux d'effacer que d'enregistrer une information. Or, voici que les neurosciences viennent bousculer cette manière de penser : la mémoire a besoin d'oubli. Mieux, sans lui, notre cerveau ne parvient plus à trier les données ni à leur donner du sens. Pour le XXIè siècle lancé dans la numérisation tous azimuts, c'est peu dire qu(il va devoir se familiariser avec cette idée neuve : plutôt que de conserver à tout prix, apprendre à faire disparaitre, s'il veut garder sa mémoire vive.

Philip Parker, professeur de marketing à l'Institut européen d'administration des affaires de Fontainebleau, est un auteur très prolifique. Jugez plutôt : en quelques années, il a écrit plus de... 100.000 livres ! Impossible ? Non. Sa recette (brevetée) est simple : construire un modèle d'ouvrage et laisser l'ordinateur le remplir en puisant dans des bases de données sélectionnées et sur Internet. Résultat : Philip Parker a publié le Guide officiel des patients souffrant de narcolepsie, mais aussi celui des patients souffrant de sténose spinale, de diabète gestationnel, de cardiomyopathie, de nécrose vasculaire... A moins que vous ne préfériez l'Atlas de l'économie et des marchés de produits de Tabuk (Arabie saoudite) ou le Thésaurus anglais du napolitain, du kikuyu, des mots croisés russes... Les déclinaisons sont aussi hétéroclites qu'interminables.
Absurde ? Sans doute. Mais Philip Parker ne fait que pousser à l'extrême cette tendance puissante du XXè siècle à produire et accumuler tous azimuts un nombre toujours plus grand de nouveaux documents, quelle que soit leur pertinence. Textes, vidéos, musique se disputent notre temps d'attention disponible en un flux toujours croissant. Trente milliards de documents sont ajoutés chaque mois sur Facebook, 140 millions de messages sont échangés chaque jour sur Twitter et 20 millions de SMS chaque minute sur les mobiles. Cette production d'informations est sans équivalent dans l'histoire de l'humanité. Durant des millénaires, l'information a au contraire été rare et sa mémorisation laborieuse. L'invention du langage, les traditions orales, puis l'écriture, il y a des milliers d'années, ont permis de conserver précieusement le souvenir des premiers lambeaux d'expérience humaine. Les premières bibliothèques, comme celle d'Alexandrie, ont ensuite transmis, au prix d'investissements énormes, les premières sommes de ces précieux savoirs, dont la sauvegarde fragile restait toujours à la merci d'un incendie, du décès d'un homme, de la chute d'une cité... oralement d'un conteur à l'autre, dessiné sur la paroi d'une grotte ou sur une peau, copié à la plume par une armée de moines, ce savoir - parce que rare et précaire - a constitué durant des siècles un pouvoir dont on gardait jalousement la clé, tant l'érudition a été un idéal autant qu'une arme.

TOUT IMMORTALISER D'UN SIMPLE CLIC

Au XVè siècle, l'essort de l'imprimerie ébranle ces premiers monopoles : produits en de multiples exemplaires, les textes circulent et ne peuvent plus être aisément détruits. L'invention du phonographe ensuite, au XIXè siècle, permet de garder une trace d'une expérience sonore ou musicale ; puis c'est au tour de la photographie et des films d'immortaliser des informations visuelles. Textes, images et sons trouvent ainsi les moyens d'une sauvegarde provisoire. Mais à quel prix ! La depense en temps et en énergie pour sauver une expérience de l'oubli était telle que les élues restaient l'exception : pour un manuscrit édité, combien de rejetés ? Pour un disque pressé, combien de chansons oubliées ?
Ces vingt dernières années, la révolution numérique, qui consiste à traduire tout support d'information en une suite de 0 et de 1, est venue totalament bouleverser la donne. Grâce aux outils numériques, produire un document ne coûte désormais presque plus rien : à peine un clic, un doigt pressé sur son smartphone. Bien sûr, l'information a un coût énergétique : l'infrastructure informatique d'Internet consommerait, selon des estimations récentes, de l'ordre de 2 % de l'électricité mondiale. Reste que pour l'utilisateur des technologies numériques, la conservation elle-même de cette production n'est plus une contrainte tant les progrés réalisés en matière de capacités de stockage numérique ont été spectaculaires : depuis un demi-siècle, la quantité d'informations que peut contenir une mémoire informatique, à coût équivalent, double tous les un à deux ans. La taille d'un disque dur ordinaire se mesure désormais en téraoctets, et les serveurs des grands centres de données de Google ou d'Amazon hébergent des pétaoctets (millions de milliards d'octets) de textes, sons, images et vidéos.

LE RÊVE D'UNE MÉMOIRE ABSOLUE

Cette explosion exponentielle des capacités de stockage est à l'origine d'une inversion fondamentale : puisque stocker ne coûte presque plus rien, tout est mémorisé, de façon automatique. Et c'est l'oubli - l'effacement de la mémoire numérique - qui demande aujourd'hui un acte volontaire, une dépense d'énergie. Qui, au retour des vacances, prend réellement le temps de trier une à une toutes les photos prises sur son appareil numérique ? Elles seront le plus souvent stockées telles quelles dans l'ordinateur. A quoi bon, en effet, détruire les clichés les moins réussis puisque leur stockage mobilise moins d'énergie que leur destruction ?
De façon inédite, le numérique permet de tout garder, de copier à volonté l'ensemble de ses données et souvenirs sur un nouveau support, et de les retrouver quasi instantanément à l'aide d'algorithmes de recherche automatique. Ainsi l'humanité réalise-t-elle peu à peu, grâce au numérique, le rêve d'une mémoire absolue, capable de tout enregistrer et de tout retrouver. Elle est parvenue au bout d'une manière de pensée "accumulation" qui n'a cessé de se donner les moyens de s'incarner dans la réalité. Sauf que cet idéal souffre, contre toute attente, d'un défaut fondamental, que la quête des moyens de se souvenir toujours plus avait ignoré, mais que les neurosciences établissent aujourd'hui sans doute possible : si notre mémoire, si imparfaite, oublie plus qu'elle ne retient, ce n'est pas par impuissance. Nous n'oublions pas, comme on l'a longtemps cru, parce que nous n'aurions pas assez de neurones pour tout stocker, ou parce que certains réseaux neuronaux se seraient altérés. Les études les plus récentes montrent au contraire que notre cerveau oublie en grande partie volontairement. Parce que cet oubli lui est tout simplement indispensable pour rester efficace et continuer à produire le comportement le mieux adapté à un environnement en évolution constante. Dès lors s'éclaire d'un jour radicalement nouveau notre volonté séculaire de prolonger nos souvenirs : nous ne tirerons avantage de mémoires quasi infinies qu'en préservant notre capacité à oublier.
L'imagerie cérébrale (IRM fonctionnelle) a en effet confirmé que certaines formes d'oubli étaient intentionnelles et ne résultaient done pas d'un dysfonctionnement cérébral. Elle a par exemple montré qu'une région du cortex préfrontal (ventrolatéral antérieur droit) s'activait davantage lorsqu'on demandait à un patient d'oublier une information qu'il avait mémorisée, suggérant un mécanisme du cerveau pour y parvenir. Un processus utile au quotidien, car pour se rappeler, le moment venu, une information importante, le cerveau doit souvent la sélectionner parmi différents souvenirs en compétition. Où ai-je garé ma voiture ce matin ? Ce souvenir interfère avec celui de la place de parking occupée hier, avant-hier...
En 2007, des chercheurs du département de psychologie et de neurosciences de l'université Stanford, en Californie, ont montré que notre cerveau mettait en place des mécanismes actifs d'oubli pour atténuer cette compétition et faciliter l'activation de l'information recherchée. Pour cela, les psychologues ont fait apprendre à des patients une liste de mots associés deux par deux (meuble/table, outil/marteau...). Puis, plus tard, une deuxième liste contenant des associations interférant avec celles de la première (meuble et lit, par exemple). Premier constat : les couples de mots de la première liste qui interféraient avec ceux de la seconde étaient davantage oubliés que les autres. Deuxième découverte : au fur et à mesune que les patients s'exergaient à retenir la seconde liste, les régions du cerveau associées à la détection (le cortex antérieur cingulaire) et à la résolution de compétitions entre souvenirs (cortex préfrontal dorso et ventrolatéral) étaient de moins en moins activées, preuve que l'oubli progressif des informations parasites permettait bien d'alléger la charge cognitive. L'étude a donc montré que se rappeler de façon sélective une information entrainait bien l'oubli progressif des informations concurrentes, et que ce processus permettait de diminuer l'effort à fournir plus tard pour se rappeler les informations jugées pertinentes. Ainsi, comme le résument les chercheurs : "Les phénomènes de souvenir et d'oubli sont intimement reliés - nous oublions souvent précisément parce que nous nous sommes rappelés d'autres informations".

LE CERVEAU EFFECTUE UN TRI UTILE

Un tel processus d'oubli permettrait notamment à notre cerveau de contrer l'effet "éventail", bien connu des psychologues depuis les années 1970 : à mesure que le nombre d'informations reliées entre elles augmente dans la mémoire à long terme, le temps necessaire pour verifier que l'on reconnait un élément particulier de cet ensemble d'informations augmente lui aussi. Ainsi, si un patient doit mémoriser une série de propositions (un docteur est sur le banc, un pompier est dans le parc, un avocat est dans le parc...), et qu'un même élément est associé à de multiples propositions (ici, le parc), le temps nécessaire pour se rappeler une proposition précise contenant cet élément (l'avocat est-il dans le parc ?) augmente. Les psychologues expliquent cet effet en supposant que, durant le rappel, une quantité finie d'activations est partagée entre toutes les propositions possibles de l'éventail : quand la taille de l'éventail augmente, les propositions pertinentes reçoivent donc, chacune, moins d'activations, ce qui reflète la compétition qui s'accroît. Du coup, le rappel est ralenti.
L'imagerie cérébrale tente aujourd'hui de préciser les régions du cerveau mobilisées dans ces processus. Mais le résultat, lui, est net : plus la compétition est vive entre informations concurrentes, plus le patient oublie les informations qui ont été rejetées lors d'une phase de rappel. Le cerveau accéderait ainsi plus vite aux données qui se sont révélées les plus pertinentes. Perdre sa capacité à oublier, c"est donc aussi perdre celle de retrouver efficacement les informations qui se sont révélées les plus utiles. C"est bien ce que suggèrent les études menées depuis la fin des années 1990 auprès de personnes âgées. Si elles ont beaucoup plus de mal à mettre à jour leurs connaissances, c'est en partie parce qu'elles oublient moins facilement que les jeunes. La capacité d'inhiber des souvenirs diminuerait avec l'âge, empêchant le cerveau de s'adapter à un nouveau contexte. Parmi toutes les informations que le cerveau enregistre momentanément à chaque instant, quand et comment se fait le choix de celles qu'il faudra définitivement retenir ou sacrifier ? Dans une récente étude publiée en février 2013, Robert Stickgold de l'Ecole médicale de Harvard (Boston, Etats-Unis) et Matthew Walker, du département de psychologie de l'université Berkeley (Californie), montrent que cette séleclion se ferait au moment de l'encodage par un signalement particulier attaché à chacun des souvenirs mémorisés durant la journée. Comme une marque qui servirait, ensuite, durant la nuit qui suit, de repère au cerveau pour faire le tri pendant le sommeil : les informations à retenir sont stabilisées ou renforcées ; les autres effacées. Des oscillations rapides mesurées durant le sommeil, dans le cortex pariétal gauche, corrélées à de meilleurs scores de mémorisation et d'oubli suggèrent en effet, selon les deux neuropsychologues que "des mécanismes dépendant du sommeil, non seulement favorisent activement le souvenir mais favorisent aussi activement l'oubli".
Trier ; ne retenir que ce qui semble pertinent ; et s'empresser d'oublier le reste. Ce principe, garant de l'efficacité de notre cerveau, se situe à l'exact opposé de la façon dont nous usons de l'immense capacité des technologies numériques. Dont les conséquences sont déjà là : l'avalanche de documents produits par ces technologies crée, en bout de chaine, une indigestion telle qu'elle finit par générer, en milieu professionnel surtout, des dysfonctionnements, voire une souffrance. "Les cadres expriment de plus en plus le sentiment d'être confrontés à une surabondance d'informations qu'ils n'arrivent plus à absorber, traiter, hiérarchiser, et qui est génératrice de stress", explique Caroline Sauvajol-Rialland, professeur à l'Institut international de commerce et de distribution. L'hégémonie du courrier électronique est particulièrement pointée. Dans son rapport d'octobre 2011, l'Observatoire sur la responsabilité sociétale des entreprises constate que 56 % des salariés utilisant le courriel consacrent plus de deux heures par jour à la seule gestion de leur boite, et 38 % reçoivent plus de 100 messages quotidiens ! Or, les rapporteurs rappellent qu'il faut 64 secondes, en moyenne, pour reprendre le fil de sa pensée lorsqu'elle est interrompue par l'arrivée d'un message. Résultat : 70 % des managers disent souffrir de "surcharge informationnelle". Et ils sont de plus en plus nombreux à prendre des mesures drastiques, comme bloquer tout échange de courriels dans leur entreprise durant certaines heures. Des chercheurs du département d'informatique de l'université de Californie, à Irvine, ont en effet démontré, en mai 2012, que cela leur permettait de réduire leur stress (mesuré à travers leur rythme cardiaque) et de se concentrer davantage.

UN PRÉSENT QUI SEMBLE PERPÉTUEL

Le monde du travail découvre donc dans la douleur cette idée nouvelle : en matière d'information, l'accumulation devient rapidement l'ennemi du bien. Les études montrent qu'au-delà d'une certaine quantité optimale de données, le temps pris pour en tirer une décision rationnelle s'allonge dangereusement, tandis que la qualité des décisions prises diminue. L'extrême profusion de documents crée même des pathologies nouvelles, comme le "hikikomori du savoir", une expression japonaise qui désigne ce trou noir cognitif, ce brouillard de la pensée qui absorbe l'internaute perdu dans le labyrinthe documentaire du Web. Face à "l'infobésité" qui épuise l'individu, ce trop-plein de messages qui sature sa mémoire et culte de l'urgence qui voudrait qu'on réponde, dans l'instant, même aux sollicitations les plus futiles, neurosciences et sciences humaines (re)découvrent les vertus du "silence", propice à une réflexion plus efficace. Faut-il, pour apaiser cette souffrance, doper notre mémoire ? Trouver le moyen de la rendre enfin capable de tout absorber ? Cette fuite en avant apparait une erreur si l'on en juge le calvaire des rares personnes capables de se rappeler indifféremment chacun des jours qu'elles ont vécu. De fait, les psychologues Elizabeth Parker, Larry Cahill et James McGaugh, à l'université de Californie, ont publié en 2006 le premier cas connu d'une femme, âgée de 40 ans et identifiée par ses initiales A.J., capable de se rappeler en détail tous les jours de son passé jusqu'autour de ses dix ans. Lorsqu'on lui donne une date quelconque, A.J. se rappelle ce qu'elle faisait précisément ce jour-là, à quel jour de la semaine il correspondait et si un événement important est survenu. A tel point que ses amis, mi-amusés mi-effrayés, l'ont surnommée pendant des années le "calendrier humain". Contrairement aux individus aux capacités de mémorisation supérieures à la normals étudiés jusque-là, A.J. n'utilise aucun artifice nmémotechnique pour créer des associations parmi les données à mémoriser. Sa mémorisation est involontaire, liée à sa vie personnelle et aux événements qui l'intéressent. Mais elle est surtout, écrit-elle, "un film qui ne s'arrête jamais", un fardeau épuisant dont elle affirme vouloir se débarrasser, sans jamais y parvenir : "je vois défiler ma vie entière dans ma tête chaque jour et cela me rend folle". Loin de respecter les contours du temps, l'accumulation de souvenirs les abolit, au profit d'un présent qui semble perpétuel. Ce que, justement, la capacité à oublier permet de corriger.
De fait, la psychiatrie est remplie de symptomatologies paranoïaques, de compulsions obsessionnelles, de manifestations phobiques et anxieuses dont l'origine est l'incapacité à oublier, à se défaire de souvenirs encombrants ou traumatisants. La littérature aussi : dans de De oratore de Cicéron, lorsque Simonide, célèbre pour son invention d'une mnémotechnie, consulte le grand Thémistocle pour lui demander de lui enseigner l'art de la mémoire parfaite, ce dernier lui répond qu'il préférerait apprendre celui d'oublier. Pour se débarrasser, comme le commente Cicéron, de toutes ces choses vues et entendues qui encombrent sa mémoire, car rien de ce qui y entre ne peut en sortir. On le voit : l'oubli, seul, peut donner sens à une accumulation devenue envahissante. Mais comment empêcher le prolongement numérique de nos mémoires de réactiver sans cesse, par l'entremise de pages web devenues obsolètes mais toujours disponibles grâce à un moteur de recherche, de vieilles querelles qui n'ont depuis longtemps plus lieu d'être ? Comment "tourner la page" si tout reste gravé ?
Pour échapper à l'égarement, ce que nous découvrons toujours plus précisément de la mécanique de l'oubli est une inspiration évidente. Et, de fait, les ordinateurs s'initient déjà, à travers la compression de fichiers, à l'art difficile de supprimer des données sans pendre d'information pertinente. Les concepteurs de logiciels inventent des formes d'oubli partiel, en compressant de façon réversible les fichiers les moins fréquemment utilisés d'un disque dur (mis en sommeil sous une forme qui mobilise moins de ressources), pour accélérer par ailleurs l'accès aux fichiers les plus sollicités. Mais il est bien sûr possible d'aller au-delà de ces maigres expédients techniques. Non pas qu'il faille se mettre à tout oublier - personne ne nie l'intérêt évident de disposer d'un jeu toujours plus riche de données à exploiter. Mais l'enthousiasme de l'accumulation a occulté un peu vite son complément plus que jamais nécessaire : la sélection. Ce nouvel équilibre à trouver concerne en premier lieu les sciences expérimentales, qui s'appuient de plus en plus sur la notion de modèle. Or, la force d'un modèle (climatique, cellulaire...) est d'isoler les facteurs déterminants et d'oublier les autres, de créer des contrastes dans la diversité infinie des acteurs. Un modèle qui intégrerait toute l'information du réel ne serait plus un modèle mais... le réel lui-même. Il ne serait donc plus intelligible. C'est le paradoxe auquel seront confrontées les sciences du XXIè siècle : plus les données s'accumulent dans les disques durs, moins elles prennent sens car les hiérarchies s'effacent, les causalités se diluent. Plus il faudra donc des algorithmes puissants pour isoler dans un fatras toujours plus grand de données les paramètres clés, ceux qui vont sous-tendre une théorie.
La justice n'échappe pas non plus à la question de la place nouvelle à accorder à l'oubli. Dans un monde qui aurait la capacité de tout mémoriser, doit-elle songer à de nouveaux garde-fous ? Les lois d'amnistie, les délais de prescription organisent de longue date différentes formes juridiques d'oubli. Mais, pensés à des époques où il suffisait souvent de changer de ville ou de pays pour débuter une vie nouvelle, ils se révèlent impuissants à contrer le pouvoir qu'ont les technologies numériques de rappeler un passé qu'on croyait (et souhaitait) révolu. Viktor Mayer-Schtinberger, spécialiste en régulation de l'Intemet à l'université d'Oxford, a étudié le cas d'Andrew Feldmar, un psychothérapeute canadien qui, en 2006, fut refoulé et interdit à vie d'entrée aux Etats-Unis parce qu'un douanier, en faisant une recherche sur Internet, était tombé par hasard sur un article écrit en 2001, dens lequel le thérapeute avouait avoir consommé du LSD, une drogue interdite aux Etats-Unis, dans les années 1960. Certes, Internet permet aussi de retrouver un ami perdu, mais en rendant notre passé aussi accessible que notre présent, en gommant l'effet du temps sur tout ce que nous faisons, l'univers numérique nous fige dans un éternel présent. Et ce, sans notre consentement. Or, je ne suis plus aujourd'hui celui que j'étais hier.
Les défenseurs des libertés individuelles y voient d'autant plus un risque que nos activités numériques laissent, à notre insu, un nombre toujours croissant de traces qu'enregistrent méticuleusement des automates : navigation, cartes bancaire ou de fidélité, SMS, tweets... Tout est enregistré, stocké par défaut dans des disques durs, pour être ensuite analysé par des algorithmes. Y compris nos déplacements, si le GPS de notre téléphone portable est activé. Un processus qui va s'amplifier avec l'Internet des objets : dans un avenir proche, de plus en plus d'objets de notre vie quotidienne seront connectés afin de multiplier les services offerts. Que vont devenir toutes ces traces ? En France, le secretariat d'Etat chargé de la Prospective et du Développement a, en 2010, proposé des "chartes du droit à l'oubli numérique" aux acteurs impliqués dans la publicité, aux sites collaboratifs et aux moteurs de recherche. Mais les deux poids lourds de l'Internet, Google et Facebook, ne les ont pas signées. Flairant un nouveau marché, des entreprises proposent de nettoyer à grands frais les traces numériques devenues trop génantes, clichés, commentaires dommageables laissés un jour sur un site ou un forum. Car de plus en plus de particuliers se soucient désormais de leur "e-réputation".

L'OUBLI, UN CHOIX PAR DÉFAUT

La peur d'avoir perdu tout "droit à l'oubli" va-t-elle paralyser nos actes ? Oserons-nous encore nous exprimer librement si nous craignons que nos moindres discours, en public comme en privé, puissent être reproduits et utilisés éventuellement contre nous des décennies plus tard ? Vlktor Mayer-Schonberger le redoute et propose d'organiser sans tarder un oubli numérique systématique. Comment ? En introduisant par exemple pour chaque donnée, chaque trace numérique laissée dans un ordinateur, une date d'expiration au-delà de laquelle elle serait automatiquement détruite. Techniquement, cela ne pose guère de difficulté : tout document numérique contient un certain nombre de métadonnées, comme le nom de son auteur, sa date de creation... L'industrie des loisirs numériques dispose également de différentes techniques permettant de limiter l'utilisation que l'on peut faire d'un livre, d'un disque ou d'un film. "Le but premier de la loi que je propose est de s'assurer que ceux qui créent des logiciels pour collecter et stocker des données insèrent dans leur code non seulement la possibilité d'oublier avec le temps, mais de faire de cet oubli le choix par défaut", écrivait-il dans un essai publié en 2007, imaginant par ailleurs la possibilité de créer des mécanismes numériques d'oublis encore plus proches des mécanisrnes humains, avec une altération progressive des données qui sont le moins utilisées.
La loi va-t-elle ainsi réimposer l'oubli ? D'autres spécialistes des nouvelles technologies, comme Louise Merzeau, maitre de conférence en sciences de l'information et de la communication à l'université Paris-Ouest-Nanterre, considère qu'il faut plutôt sortir d'une logique de ne pas forcément chercher à détruire nos traces, mais réclamer des dispositifs qui rendent plus transparentes leurs utilisations. Mieux informer les citoyens sur l'usage qui est fait de ces traces, simplifier les procédures de vérification, d'effacement, de rectification et de recours et donner plus de moyens aux commissions de contrôle. Le débat ne fait que commencer. Mais le chemin sera long pour tourner définitivement la page à des siècles d'oubli subi, et accéder à un oubli véritablement choisi.
De façon plus générale, le XXIè siècle va devoir apprendre que la survie de notre histoire ne s'articule plus exclusivement autour de l'idée de la conservation d'un maximum de traces, mais également autour de celle que l'oubli est gage d'une meilleure mémorisation. Un immense changement dans nos habitudes de penser les choses.

7 Idées Neuves pour le XXIème Siècle
2/ MÉMOIRE : Penser Oubli plutôt qu'Accumulation


EMMANUEL MONNIER - SCIENCE & VIE > Mai > 2013
 

   
 C.S. - Maréva Inc. © 2000 
 charlyjo@laposte.net