Le XXIè Siècle : 7 Idées Neuves

3/ Penser Diversité plutôt qu'Uniformité

Réfutant l'idée que l'humanité est affaire de races, biologistes et généticiens montraient depuis 50 ans que notre espèce forme une population uniforme, au sein de laquelle nous sommes tous pareils, et donc égaux. À la pointe de ces travaux, le séquençage du génome humain devait constituer l'apothéose de cette idée. Oui, mais... Depuis une décennie, les résultats s'accumulent, révélant que l'humanité rime surtout avec diversité : loin d'être tous du pareil au même, nos différences fondent tout autant notre identité et notre histoire que nos points communs. Ne plus nier cette évidence, sans l'instrumentaliser comme ce fut criminellement le cas au XXè siècle, voilà bien un défi que le XXIè siècle va devoir relever s'il veut rendre à l'homme ce qui lui appartient.

Grand, blond, roux, noir, trapu, yeux bleus... Quoi de plus banal, dans notre société mondialisée moderne, que la diversité de nos semblables ? Et quoi de plus superficiel aussi que ces différences ? Car la science n'a cessé de le répéter depuis plus de 50 ans : ces variations apparentes masquent une profonde uniformité de l'espèce humaine. De l'Antarctique à la Nouvelle-Guinée, entre nous, les différences extérieures ne sont que des retouches cosmétiques sans conséquence, de simples "variations d'un même thème", comme le notait, en juillet 1950, l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (Unesco) dans sa Déclaration d'experts sur les questions de race : "L'essentiel est l'unité de l'humanité, tant du point de vue biologique que social".

UN DISCOURS ÉGALITAIRE

Cette vision d'une espèce humaine homogène est née du poids de l'histoire : alors que le XXè siècle venait de connaître un de ses plus terrifiants génocides au nom de la différence et de la soi-disant "supériorité" de certains, la science s'est mobilisée pour démontrer que toute théorie faisant état de la supériorité ou de l'infériorité intrinsèque d'une population donnée était sans fondement scientifique. "Le niveau des aptitudes mentales est à peu près le même dans tous les groupes ethniques", notait ainsi le collège d'experts de l'Unesco, soulignant qu'il en va de même pour le caractère ou la personnalité. Ce faisant, ce discours à même de promouvoir l'égalité de tous mettait en avant la très grande uniformité de l'espèce humaine, reléguant la diversité biologique au second plan, comme un épiphénomène de notre évolution : "Les ressemblances entre les hommes sont beaucoup plus grandes que leurs dlfférences". Depuis lors, et pendant près de 50 ans, chaque avancée technique, chaque découverte a conforté cette idée. Les généticiens étaient même tellement convaincus du caractère anecdotique de la diversité que leur grand projet durant les années 1990 était de séquencer "le" génome humain, puisque selon la doxa, tout le monde devait quasiment avoir le même.
Aujourd'hui, après une décennie de découvertes génétiques tous azimuts, les choses ont changé. Généticiens, généticiens des populations et paléoanthropologues veulent désormais rendre à notre espèce son droit à la diversité... Conscients du caractère sensible de leurs travaux, ils plongent pourtant sans scrupule dans nos différences, qu'elles soient enracinées jusque dans les méandres de notre patrimoine génétique ou enterrées dans les sables de l'évolufion avec les ossements fossiles de ceux qui nous ont précédés. Avec un mot d'ordre : "La diversité est une richesse, il faut arrêter avec ce 'tous pareils', s'exclame Lluis Quintana-Murci, directeur de l'unité de génétique évolutive humaine à l'Institut Pasteur, à Paris. Vouloir cacher notre diversité ne change rien à sa réalité. Oui nous sommes tous des métis appartenant à une unique grande famille et nos génomes sont similaires, mais cela ne veut pas dire qu'on n'y trouve pas de différences : non seulement ce n'est pas grave, mais c'est même tant mieux !"
Politiquement incorrect ? Sans doute un peu, mais ces travaux tâchent surtout de parler de nos différences sans tabou ni arrière-pensée morale, en faisant de nos origines, de notre histoire et de notre place au sein du vivant un sujet scientifique comme un autre. Il ne faut donc pas y voir un retour en arrière ou une caution de l'existence de "races" humaines dont certaines seraient supérieures à d'autres. Un discours sur la diversité ne peut pas être mis sur le même plan qu'un discours sur l'inégalité : alors que le second est d'ordre moral, le premier, lui, est d'ordre scientifique. La diversité, ça se mesure, ça se compare. Et c'est justement en mettant au point des techniques capables de lire les milliards de lettres de notre génome et en commençant à y trouver du sens que les chercheurs voient apparaître un panorama de la diversité humaine singulièrement différent de celui dressé jusqu'ici. Un nouveau portrait de l'humanité se dessine. Un portrait où les différences biologiques entre les individus, longtemps minimisées, voire niées, sont en train de prendre toute leur place, comme autant de marques de maturité d'une discipline propre à susciter les fantasmes. Un portrait sous-tendu par l'idée que les individus n'ont évidemment pas besoin d'être identiques pour avoir les mêmes droits.
Pour bien comprendre sur quoi se fonde cette nouvelle vision de l'humanité, il faut d'abord revenir sur les arguments qui fondaient l'ancienne. Des arguments avant tout scientifiques. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, nombre de scientifiques soucieux d'éradiquer la vision raciale et illégalitaire qui avait mené à l'horreur nazie se sont appuyés sur les savoirs disponibles à l'époque, savoirs qui soulignaient alors la grande uniformité de l'espèce humaine. Un squelette a occupé une place particulière dans cette conception - avant de jouer un rôle encore plus singulier dans son retournement ! D'un type inconnu, il a été mis au jour en 1856 dans la vallée de Neander, en Allemagne, et baptisé Homo neanderthalensis. Ses traits, bien distincts des nôtres, mettaient parfaitement en évidence les similitudes entre Sapiens... Neandertal allait ainsi donner un visage autre que le nôtre à l'altérité. Il pouvait être un de ces individus "semi-bestiaux et inférieurs", une espèce ancienne, sans rapport avec la nôtre et en la défaveur de laquelle l'évolution elle-même avait tranché il y a plus de 30.000 ans. Par sa seule existence, il nous aidait à prendre conscience que nous formions une espèce à part entière, la seule espèce d'Homo a avoir été finalement sélectionnée.

L'IDÉAL D'UNE MÈRE DE L'HUMANITÉ

Quant nous, Homo sapiens, nos liens semblaient se resserrer toujours davantage. "Tous les hommes sont vraisemblablement issus d'une même souche", affirmaient, en 1950, les experts de l'Unesco. Et cette souche commune était africaine, comme le dévoilaient, à partir des années 1970, des fossiles incroyables exhumés des terres d'Ethiopie, du Kenya on du Tchad... La génétique, bien que balbutiante, allait rapidement apporter son lot d'informations nouvelles sur ce point hautement symbolique des origines. Car, en plus des ossements, les chercheurs commençaient à faire parler l'information cryptée, cachée au cour de nos cellules. Et pas seulement l'ADN du noyau : ils se focalisaient alors surtout sur celui de nos mitochondries.
Ces organites, qui jouent un rôle de "centrales énergétiques" des cellules, possèdent leur propre petit génome qui a le double avantage d'être présent en de nombreux exemplaires et d'être transmis par la mère. L'information était donc plus facilement récupérable et permettait de remonter toute la lignée maternelle d'un individu jusqu'à des temps... immémoriaux. De fait, après un long et difficile travail de lecture, d'analyses et de comparaison de courts fragments d'ADN recueillis auprès de plusieurs groupes ethniques, les généticiens Rebecca Cann et Allan Wilson publiaient en 1987 une hypothèse qui allait marquer les esprits : celle d'une "Eve mitochondriale", née en Afrique il y a 200.000 ans (à peu près à la genèse de notre espèce), mère de toute l'humanité. Prenant le relais de la paléontologie, qui était jusque-là la seule discipline capable de remonter notre histoire, la génétique appuyait ainsi l'idée d'une humanité uniforme.

L'UNIFORMITÉ N'EST PAS NATURELLE

Le point culminant de cette vision fut sans doute la lecture in extenso de "notre" génome. Un projet prométhéen, de plusieurs milliards de dollars, lancé dans les années 1990 et qui rassembla les meilleurs laboratoires du monde. Le séquengage de 3,5 milliards de paires de bases (lettres de l'ADN) fut publié simultanément en février 2001 dans Nature et Science. Pour des raisons techniques, il ne s'agissait pas du génome d'un seul individu, mais de portions obtenues chez plusieurs volontaires d'origine européenne, et agrégées. Mais, pensait-on alors, il y avait si peu de différences entre nous, et elles étaient si peu significatives, que cela n'avait pas d'importance : un génome humain, "le" génome humain, était désormais disponible, et il dirait tout ce qu'il restait à découvrir sur nous.
C'est alors que les surprises ont commencé. Rapidement, ce fameux génome a suggéré qu'on faisait fausse route... "Dans les années 1980, certains se servaient de l'argument génétique pour lutter contre la racisme en disant : "Regardez, on ne peut pas distinguer de groupes au sein de notre espèce, c'est bien que les races n'existent pas, rappelle Evelyne Heyer, professeur en anthropologie génétique au Muséum national d'histoire naturelle, à Paris. Sauf qu'au début des années 2000, on a pu commencer à voir des groupes... Et, qui plus est, des groupes qui retombaient assez bien sur les anciennes subdivisions : Européens, Africains, Asiatiques"... De quoi réveiller les vieux démons du racisme ? "Il ne faut pas avoir peur de ces données, répond la généticienne. Ces groupes ne sont pas des races, qui sous-tendent une hiérarchisation, des inégalités. Il est impossible de leur superposer les traits et caractéristiques qu'on pouvait soi-disant leur associer"...
Comme le note le biologiste Bertrand Jordan, dans son ouvrage L'Humanité au pluriel, la génétique ne fait que retracer des groupes d'ascendance aux frontières floues. Et il est impossible d'associer spécifiquement un gène ou une caractéristique physique à un groupe donné : tous existent dans chaque groupe, mais en des proportions et combinaisons différentes. Par ailleurs, la diversité à l'intérieur de chaque groupe est largement plus grande que d'un groupe à l'autre. "Il a ainsi été calculé que si une seule des populations humaines identifiées survivait, elle conserverait 85 % de notre diversité globale, ce qui signifie que 15 % seulement des différences observées entre deux hommes découlent de leur appartenance à des groupes distincts", tranche Evelyne Heyer. Chacun des 7 milliards d'humains vivant sur Terre dispose donc au final d'un patrimoine génétique unique, quoique composé des mêmes gènes, auxquels, rappelons-le, il ne peut être réduit. La véritable diversité humaine est donc bien plus profonde, riche et subtile que celle issue de concepts inégalitaires dépassés.
Mais faut-il vraiment s'en étonner ? L'uniformité est en effet tout sauf naturelle ! Elle signe même, en biologie, la mort programmée d'une espèce. Il n'y a qu'à voir le guépard, sprinteur spécifiquement adapté à de très hautes vitesses sur de très courtes distances... qui, pour cette raison même, arrive en fin de course évolutive : ce mammifère possédant la plus faible diversité génétique a une natalité faible et peine à s'adapter aux changements de son environnement. Car c'est bien de la différence entre ses individus qu'une population tire la possibilité de se confronter à des situations nouvelles et de résister à un climat plus chaud ou à des pathogènes inconnus. Telle est la loi de l'évolution. Alors, nous qui avons colonisé la planète, et dont la démographie n'a jamais été aussi florissante, pouvions-nous être si semblables ? Comment expliquer les différences de couleur de peau, de résistance aux maladies ou de capacités de digestion ? Et comment croire que toutes ces variations, si minimes soient-elles, ne jouent pas sur notre santé alors qu'elles soustendent le risque de développer certaines maladies, notre capacité a digérer le lactose ou à résister aux UV ?
Signe du changement : le premier médicament spécifiquement réservé a une population a été officiellement mis sur le marché aux États-Unis en 2005. Il s'agit du BiDil, un vasodilatateur soutenu par l'Association des cardiologues noirs. Si la molécule de ce médicament était peu efficace pour la population en général, elle réduisait la mortalité de 43 % pour les patients d'origine africaine qui réagissent par ailleurs mal aux traitements conventionnels. Les raisons d'une telle différence avaient beau ne pas être comprises, le BiDil démontrait que refuser de la prendre en compte pouvait, paradoxalement, augmenter les inégalités. Car les médicaments sont généralement mis au point sur des échantillons de population non représentatifs de sa diversité réelle, où les Européens sont souvent surreprésentés... Regarder la diversité en face permet en l'occurrence de vérifier si les médicaments sont efficaces pour tous, Asiatiques, Africains ou Amérindiens. De quoi donner un argument moral à l'humanité pour revoir sa doxa. Sachant que nous disposons tous des mêmes gènes, placés dans le même ordre le long des mêmes chromosomes, d'où vient, alors, cette diversité ? Le premier ressort de variabilité génétique tient à la "mutation", au changement aléatoire d'une de ses lettres, au niveau d'une séquence donnée. Gènes et chromosomes sont en effet composés d'ADN, un programme long de 3,5 milliards de paires de bases. Or, notre machinerie cellulaire peut se tromper en la dupliquant. Si cette erreur se produit lors de la formation de nos gamètes, spermatozoïdes et ovocytes, elle sera transmise à notre descendance. Commun à toutes les espèces, ce moteur de diversité injecte régulièrement, et au hasard, des variations dans notre programme interne.
D'énormes projets de recherche internationaux, comme HapMap lancé en 2002 ou 1000 Genomes en 2008, se sont donnés pour but de traquer parmi nous le moindre de nos petits changements appelés SNP (Single Nucleotid Polymorphism)... Et ils en ont trouvé des millions ! "Si on prend deux individus au hasard, leurs génomes vont être similaires à 99,9 %. Ils vont donc, en gros, avoir une différence toutes les 1000 bases : soit, en tout, 3 millions sur environ 3 milliards de paires de bases, indique Evelyne Heyer. Par rapport au chimpanzé, notre différence est de une toutes les 100 bases".
Ces innombrables SNPs ont beaucoup à dire et racontent des histoires différentes en fonction de leur place dans le génome. En effet, ils peuvent tomber dans les gènes codant les protéines qui nous composent, si bien que deux individus se retrouveront avec des versions différentes de ces derniers. "La plupart de ces mutations ne sont pas gardées par la sélection naturelle, car les protéines que ces gènes produisent ne peuvent pas beaucoup varier sans perdre leur fonction souligne", Jean-Jacques Hublin, paléoanthropologue au Max-Planck Institute de Leipzig (Allemagne). Les erreurs de frappe tombent en fait le plus souvent à côté de ces sacrosaints gènes qui constituent moins de 5 % de notre ADN global. Les mutations ont donc plus de chances d'intervenir dans les parties de génomes qui assurent la régulation des gènes ou dans les immenses portions d'ADN dont on ne connait pas encore le rôle. "Les mutations qui se font que dans les gènes ou l'ADN qui les régule ont moins d'impact et peuvent donc s'accumuler", explique Jean-Jacques Hublin. Or, nous pouvons désormais suivre cette accumulation au fil de l'évolution et du temps.

LE GRAND CHAUDRON DE L'HUMANITÉ

Etudier ce premier ressort de la diversité permet de plonger dans notre lointain passé. "La partie codante du génome, les gènes et leurs séquences régulatrices nous renseignent sur notre histoire adaptative, détaille Lluis Quintana-Murci. Tout le génome non-codant, lui, nous raconte notre histoire démographique, quand se sont faites nos migrations, qui est parti d'où"... Et c'est cette longue histoire, qui a façonné notre diversité actuelle, que révèlent depuis dix ans les généticiens.
Alors qu'elle avait offert les fossiles les plus emblématiques de notre lignée et s'était imposée comme la terre de nos origines, l'Afrique a dû attendre 2006 la séquençage d'un de ses représentants. En vertu de l'accumulation des mutations ou du temps, le berceau africain avait pourtant forcément beaucoup à nous apprendre... La richesse alors à peine entrevue a immédiatement confirmé le potentiel de cette terra incognita génétique. Professeur en médecine génomique, Vanessa Hayes démontra dans la foulée, en 2010, que la diversité génétique était plus grande entre deux chasseurs-cueilleurs vivant à 800 km l'un de l'autre dans le désert du Kalahari (Afrique du Sud) qu'entre un Européen et un Asiatique... La carte de la diversité génétique réelle mondiale commença alors à se dessiner. Avec l'entrée dans l'ère de la génomique individuelle, le génome de chacun peut être lu et étudié, les résultats se sont accumulés sur tous les continents. Au point que ce nouveau panorama des Terriens conduit à retoucher et affiner l'histoire de notre espèce baladeuse, en retraçant deux cent mille ans de mélanges et de voyages. Nier notre diversité, c'est donc nier notre histoire... L'Afrique, terre des origines et terreau de toutes nos différences, confirme son statut et dépasse même les prévisions des scientifiques. L'histoire de l'humanité se prolonge ensuite sur les autres continents, colonisés les uns après les autres par des groupes toujours plus petits, ce qui explique la baisse de diversité constatée dans le monde, au fur et à mesure que l'on s'éloigne du foyer africain. Deuxième ressort plus paradoxal de la diversité mondiale, cet "effet fondateur" qui se déploie au fil des migrations humaines fait ressortir des caractères jusque-là peu fréquents, les combinant de façon nouvelle, les exposant à des conditions environnementales, mais aussi sociales, inédites. L'adaptation et la sélection ont continué leur ouvre sur un jeu de caractères différent de celui de la large population de départ, et permis l'apparition de nouveautés, comme un nez fin mieux adapté pour respirer un air froid. L'étude des variations génétiques peut ainsi raconter comment notre peau s'est éclaircie en réponse à un soleil moins violent, pourquoi certains ont développé la capacité à boire du lait à l'âge adulte, ou comment d'autres ont vu leur hémoglobine modifiée pour répondre à l'altitude et la raréfaction de l'oxygène.
Mais la trajectoire de notre espèce a pris une tournure particulièrement imprévue en Europe et en Asie... En 2010, les équipes de Svante Paabo du Max-Planck Institute, spécialisées dans l'ADN ancien, révèlent une troisième source de diversité totalement inattendue : de la Sibérie à l'Angleterre, ils ont découvert dans les génomes actuels des fragments d'ADN issus de... l'homme de Neandertal. Fascinant retournement de situation ! Celui-là même qui nous avait convaincus, par son altérité, de l'unité de notre espèce, s'invite maintenant dans le grand chaudron de notre humanité ! Les populations eurasiennes se distinguent ainsi par la trace de ses relations intimes et plurimillénaires avec nous. Jusqu'à 4 % de notre génome provient de Neandertal, sans qu'il soit encore possible de dire avec quelles conséquences. Aucun gène n'a été transféré tel quel. Nos chromosomes sont des mosaïques bâtardes de nos deux génomes. Mais peut-être notre système immunitaire a-t-il pu bénéficier de cet apport, les néandertaliens luttant depuis longtemps contre les maladies locales...
Quelques mois plus tard, la même histoire se répétait, mais avec une double découverte, encore plus stupéfiante : celle d'un homme inconnu, aujourd'hui disparu, identifié uniquement par son génome d'un type nouveau et surnommé d'après la grotte sibérienne de Denisova où il fut trouvé... Son analyse génétique révéla que des fragments de son ADN se retrouvaient aujourd'hui chez certaines populations d'Asie de l'Est, et jusqu'à près de 6 % pour les Mélanésiens !
Cette diversité d'outre-tombe n'épargne pas l'Afrique ! Mais cette fois, ce ne sont pas les traces génétiques de Neandertal ou Denisova qui ressortent, puisqu'ils n'y ont jamais mis les pieds (les unions se sont faites avec les Sapiens sortis d'Afrique) : ce sont les vestiges ADN d'autres Sapiens très anciens, vieux sans doute de plus de 150.000 ans et dont les lignées se sont taries. De quoi brouiller un peu plus l'idéal né avec l'Eve mitochondriale d'une lignée simple et directe menant en ligne droite de "l'ancêtre" à "nous". Le signe le plus récent et le plus marquant de nos adjonctions ancestrales se trouve sur le chromosome Y, marqueur s'il en est de la virilité humaine. En analysant certaines de ses séquences chez des populations africaines, des généticiens de l'université de l'Arizona viennent de démontrer que le chromosome Y est plus vieux que notre espèce ! Âgé de 300.000 ans, il remonte aux hominidés archaïques qui nous ont précédés. Ce qui fait dire à Evelyne Heyer que "pour chaque portion de notre génome, de notre ADN, il y a en fait un ancêtre différent"... Notre diversité repousse donc même le cadre de notre humanité actuelle, elle va au-delà ! Tous ces mélanges, toutes ces humanités qui sortent de l'oubli poussent les chercheurs à réinterroger certains fossiles de crânes ou fragments de squelettes prenant la poussière dans les tiroirs de musées : déterrés dans les années 1960 ou 1970, ils avaient été mis de côté, considérés comme inclassables par la vision alors linéaire que nous avions de notre lignée. Désormais, on sait qu'ils ont des choses à dire...

SUR LA PISTE D'AUTRES VARIATIONS...

En Afrique, les restes osseux d'Omo Kibish, d'Iwo Eleru, d'Ishango, humains certes mais "archaïques", car vieux de plus de 150.000 ans, ont été témoins de l'origine de notre lignée ; eux et leurs contemporains encore inconnus pourront demain nous dire quelle était alors la diversité réelle de "l'hommne". En Europe, en Asie, ce sont les hybrides de Sapiens et de Neandertal, jugés impossibles il y a peu, qui attendent d'être reconnus. Certains cas sont déjà discutés comme l'enfant de Lagar Velho [Portugal) ; d'autres tout juste publiés comme celui d'un néandertalien de Vérone (Italie), dont la mâchoire anormalement moderne pourrait lui venir d'un parent Sapiens.
Ces bouleversements dans notre vision de la diversité générale du genre humain ont d'ores et déjà transformé la façon dont les généticiens conçoivent leur travail et leur objet d'étude. Si certains ont encore des réticences, notamment de peur de donner du grain à moudre à des idéologies qu'ils réprouvent, ils ne peuvent plus faire marche arrière, emportés par le flot continu de nouvelles données. D'autant que l'exploration de notre diversité est loin d'être achevée. Depuis 2007 et la multiplication des génomes entiers séquencés et disponibles, les spécialistes sont en effet sur la piste d'autres variations, plus longues (des dizaines, voire des centaines de bases) et beaucoup moins bien connues que les SNPs. Près de 900.000 ont déjà été identifiées et répertoriées, alors que ces études ne font que commencer...
Mais l'enjeu de ces découvertes dépasse la dimension purement scientifique. Alors que le siècle a mis en exergue les similitudes entre les individus, le XXIè ne doit plus avoir peur d'intégrer leurs différences : au lieu de nier la diversité pour mieux défendre l'égalité, il s'agit aujourd'hui de réfléchir à l'égalité dans le cadre de la diversité. Car prendre en compte cette diversité, c'est garantir une médecine ou une alimentation plus adaptées aux besoins de chacun.
Cette diversité que l'on découvre raconte notre histoire commune et multiple ; comment nous nous sommes adaptés à une terre si vaste et si changeante, et comment nous serons encore capables de le faire demain face aux conséquences du réchauffement. Chercher ce qui nous distingue, ce n'est pas discriminer : c'est essayer d'oublier la norme pour retrouver l'individu, c'est essayer de réconcilier chacun avec son histoire individuelle, tout en rendant cohérente l'histoire collective. Ce qui est finalement revenir au cour de la déclaration de l'Unesco de 1950 : "Chaque être humain n'est qu'une parcelle de l'humanité, à laquelle il est indissolublement lié".

7 Idées Neuves pour le XXIème Siècle
3/ ESPÈCE HUMAINE : Penser Diversité plutôt qu'Uniformité

EMILIE RAUSCHER - SCIENCE & VIE > Juin > 2013
 

   
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