P L A N È T E  G A Ï A 
 
   
   
 Index ASTRONOMIE -> ASTROPHYSIQUE 
   
 
Einstein Dépassé : 47 Galaxies Contredisent sa Théorie

L'APRÈS-EINSTEIN

Elle est censée constituer 83 % de la masse de l'Univers, mais personne ne l'a jamais vue. Ce n'est pas faute d'avoir essayé. Des années que les instruments les plus puissants et les esprits les mieux armés s'échinent à mettre la main dessus, ne serait-ce qu'une trace. A-t-on seulement découvert un élément tangible susceptible de donner du crédit à son existence réelle ? Non. Rien.
Elle, c'est la matière dite "noire". Et si elle est activement, désespérément même, recherchée, c'est que, sans elle, le bel édifice d'Albert Einstein ne peut plus prétendre rendre compte de l'Univers, du temps qui s'y écoule et de l'espace dans lequel il se déploie. Sans elle, sa théorie de la relativité générale est bonnement balayée, alors qu'elle n'a jamais été prise en défaut depuis sa naissance, en 1915... Une catastrophe. Dans les hauts lieux de la physique fondamentale, où découragement et fébrilité sont de plus en plus tangibles à force de buter sur la matière noire, certains confessent se préparer à faire leur deuil d'un siècle de cosmologie. Dans ce contexte, la découverte récente de Stacy Mac Gaugh a fait l'effet d'une bombe : les 47 galaxies étudiées par ce jeune astronome américain semblent obéir à une loi incompatible avec l'existence de cette trop mystérieuse matière noire. Que celle-ci disparaisse pour de bon, et c'en serait fini d'Albert Einstein ! Un bouleversement sans précédent dans le monde de la physique depuis près de cent ans.

C'est la seconde fois que les équations formulées par Albert Einstein il y a presque un siècle sont prises en faute. La première fois, il y a 80 ans, il avait fallu inventer l'existence d'une insaisissable matière noire censée baigner l'ensemble de l'univers pour sauver la théorie d'Einstein. Mais aujourd'hui, il n'est pas sûr qu'une telle astuce suffise. Car en découvrant, à partir de l'observation des galaxies, une loi universelle qui contredit les équations du génial physicien, un astronome américain a mis l'ouvre de celui-ci au pied du mur : soit il est possible de la dépassée pour qu'elle intègre la fameuse nouvelle loi, soit il faudra carrément sans passer...

1915 : EINSTEIN FAIT TENIR TOUT L'UNIVERS EN UNE ÉQUATION... ET AINSI NAÎT LA COSMOLOGIE

C'est le grand moment fondateur de la cosmologie moderne : le 25 novembre 1915, Albert Einstein présente pour la première fois au public sa théorie de la relativité générale. Elle est la suite logique de la relativité restreinte, publié en 1905, où il s'est attaché à décrire les liens intriqués entre les notions d'espace et de temps. Quelles sont les conséquences de ces nouvelles relations spatio-temporelles sur la vieille théorie de la gravitation formulée de 150 ans plus tôt par Isaac Newton pour décrire cette force qui régit la ronde des astres et la chute des pommes ? Au terme de 10 ans d'efforts, Einstein trouve la réponse en accouchant d'une équation mathématique effroyablement compliqué, mais suprêmement élégante. Désormais, la gravitation exercée par une masse n'est plus décrite comme une force d'attraction qui s'applique à la matière alentour, mais comme une modification de la trame de l'espace-temps : la masse crée autour d'elle une dépression spatio-temporelle qui force les corps à accélérer, un peu comme une boule sur un matelas creuse la surface et dévie les billes qui roulent dessus. Le moment est historique : Einstein et sa théorie devienne les icônes de la science moderne.

1933 : ZWICKY DÉCOUVRE QUE LA DANSE DES GALAXIES EST DÉSÉQUILIBRÉE... ET AINSI NAÎT LA MATIÈRE NOIRE

Premier grand coup de tonnerre dans le ciel de la cosmologie moderne : d'après les mesures publiées par l'astronome suisse Fritz Zwicky en 1933, les galaxies des amas ne tournent pas comme le prévoit la sacro-sainte équation de la relativité générale. Cet affront résulte de l'étude d'un amas particulier, celui de Coma : en mesurant le mouvement des galaxies autour du centre de la main, Zwicky en déduit sa masse, via les lois d'Einstein... Et il compare ce résultat à celui issu de la brillance de l'amas. C'est la que ça se corse : il y a une différence entre les deux valeurs d'un facteur 500 ! à la vitesse où elles tournent et étant donné la masse qui est censée les retenir, ces galaxies devraient être éjectées de l'amas ! Comment expliquer cette anomalie ? La théorie d'Einstein restant intouchable, Zwicky postule l'existence d'une masse invisible, qui ne participe pas à la brillance des astres, mais en contraint les mouvements. Il faudra attendre 40 ans pour que son idée finisse par s'imposer et qu'elle soit baptisée : matière noire. Einstein est sauf, mais son univers, peuplé d'une mystérieuse substance, a perdu de son unité...

2011 : MAC GAUGH RÉVÈLE QUE LA RONDE DES ÉTOILES EST DÉTRAQUÉE... TOUTE LA COSMOLOGIE EST À REVOIR

Second grand coup de tonnerre dans le ciel de la cosmologie : en observant 47 galaxies, l'astronome américain Stacy Mac Gaugh vient de confirmer l'existence d'une étrange loi universelle. Qu'il s'agisse d'une spirale lumineuse ou d'une nébuleuse diffuse, la masse globale d'une galaxie semble en effet toujours proportionnelle à la vitesse des étoiles qu'elle contient, à la puissance 4. Le problème est que cette loi ne cadre pas avec l'existence de la matière noire postulée depuis près de 80 ans. Car en ne s'appuyant que sur le comportement de la matière visible pour décrire le mouvement des étoiles, cette loi implique que la matière noire se répartit de façon très homogène au sein des différents types de galaxies. Or, ces exactement l'inverse que prévoit le modèle standard... L'anomalie est tellement énorme qu'elle fait vaciller la théorie centrale de la cosmologie, cette fameuse relativité générale. Après un siècle de respect pour les sacro-saintes équations d'Einstein, le temps de la remise en question pourrait bien être venu...

MES MESURES SONT FORMELLES... AUCUNE GALAXIE NE TOURNE COMME PRÉVU

"Troublant", "bizarre", "étonnant" : tels sont les mots qui reviennent pour qualifier les observations réalisées par Stacy McGaugh, un astronome de l'université du Maryland, aux États-Unis. Depuis la parution de son article, les labos bruissent, la blogosphère s'affole et les spécialistes s'interrogent. Pourtant, l'affaire ne se résume au départ qu'à un simple graphe comme il en paraît chaque mois des milliers dans la littérature scientifique. En l'occurrence, un ensemble de points traduisant la mesure de la masse de 47 galaxies et la vitesse de leurs étoiles. Mais ces points affichent la particularité de s'aligner presque impeccablement pour former une droite, prouvant que cette masse et cette vitesse sont liées... et voilà qui suffit à faire trembler tout l'édifice de la physique fondamentale patiemment élaboré durant le XXe siècle pour comprendre comment s'est formé l'Univers, comment sont nées les premières particules, les premières étoiles, les premières galaxies et comment se règle in fine le vaste ballet cosmique. En un mot, cette droite qui surgit du nuage de points est comme une flèche que Stacy McGaugh, au terme de quinze années de recherches, vient de décocher en plein cour de toute la cosmologie, relativité d'Einstein incluse ! Et il n'est pas dit que celle-ci puisse s'en relever aisément...

UNE ANOMALIE... UNIVERSELLE

Pourtant, cette droite n'est pas nouvelle. Et lorsqu'il se penche dessus en 1994, Stacy McGaugh n'a pas du tout l'intention de remettre en question le modèle standard de la cosmologie, ni la sacro-sainte théorie de la relativité générale d'Einstein qui trône en son centre, complétée par la fameuse matière noire, pure invention théorique formulée en 1933 qui composerait 83 % de la matière de l'Univers mais que personne n'a jamais observée. Au contraire ! L'astronome, qui travaille à l'observatoire de Cambridge en Grande-Bretagne, a l'ambition de montrer que cette droite, qui semble coller aux données pour un certain type de galaxies, ne colle pas pour les autres. C'est en tout cas ce que prédisent ses calculs basés sur le modèle standard. Il faut dire que la droite en question est une relation empirique publiée en 1977 par deux astronomes américains, Brent Tully et Richard Fisher, qui lie la luminosité des galaxies et la vitesse de rotation de leurs étoiles. "Cette loi de Tully-Fisher avait été déduite des observations dans les galaxies spirales, semblables à la Voie lactée, précise Stacy McGaugh. Elle nous disait qu'en connaissant la lumière d'une galaxie - et donc la masse de sa matière visible -, on peut en déduire le mouvement de ses étoiles et vice versa..."
Or, cette loi n'est guère compatible avec la vision standard de l'Univers. Car les étoiles s'animent sous l'effet de la masse de matière visible, mais aussi de celle de la matière noire, laquelle est considérable. Pourquoi, dès lors, le ballet des étoiles devrait-il n'être régi que par la seule matière visible ? "Dans les galaxies spirales, précise une fois de plus Stacy McGaugh. Car tout est là : cette loi indiquait que dans ce type de galaxies, matière noire et matière visible étaient toujours distribuées de la même manière. Sauf qu'il n'y avait aucune raison pour qu'elle fonctionne dans les autres galaxies. Au contraire !"

LE RETOUR DE LA THÉORIE "MOND"

À l'époque, l'astronome s'intéresse à un type spécifique de galaxies, faiblement brillantes, situées dans la grande banlieue de la toile cosmique. "Elles ressemblent à des galaxies spirales mais elles contiennent beaucoup moins d'étoiles par unité de volume, précise le chercheur. Et dans ces galaxies à faible brillance de surface, mes simulations, basées sur le modèle standard cosmologique et tenant donc compte de la présence de matière noire, prédisaient justement de gros écarts avec la loi de Tully-Fisher. En somme, et cela paraissait logique, le modèle prédisait que la matière noire et la matière visible étaient organisées différemment dans ces galaxies que dans les spirales. "Le chercheur a toute confiance en son modèle, même si cette idée purement spéculative de matière noire ne l'a jamais vraiment convaincu. "J'ai toujours trouvé que postuler la présence d'une mystérieuse masse invisible était un peu artificiel... mais à l'époque, je n'avais aucun doute, se rappelle Stacy McGaugh. Les indices de la présence de la matière noire étaient nombreux et l'on n'avait aucun autre moyen de décrire ce qu'on observait."
Seulement, l'astronome a beau y regarder à dix fois, ses observations ne correspondent pas du tout à ce qu'il attendait : les étoiles de ses galaxies semblent vérifier parfaitement la loi de Tully-Fisher, celle-là même qu'il avait en tête d'abolir. Sa surprise est totale. Il pense d'abord à une erreur dans ses simulations et entreprend de modifier des dizaines de paramètres pour en faire émerger la loi. Mais rien n'y fait. "Je ne parvenais jamais à retrouver cette relation dans mes simulations, raconte-t-il. C'était comme si il n'y avait pas de matière noire, que seule l'attraction de la matière visible agissait sur les étoiles et les mettait en mouvement... mais selon des lois différentes de celles de Newton."
Et justement, après des mois d'essais infructueux, le chercheur tombe sur les travaux d'un astrophysicien israélien, Mordehai Milgrom, auteur d'une théorie rédigée plus de dix ans auparavant qui postule que la matière noire n'existe pas et que le défaut de masse dans l'Univers est dû à... une modification de la gravitation ! Dans cette théorie newtonienne de gravité modifiée (baptisée MOND), au lieu de laisser la force d'attraction entre les objets décroître suivant le carré de leur distance - comme le prévoient Newton et Einstein -, Milgrom imagine qu'en dessous d'une accélération de 10-10 m/s², la gravitation diminue beaucoup moins rapidement. "En clair, selon MOND, la grovitation sur les bords des galaxies est plus forte que dans la théorie d'Einstein et cela suffit à ce que la loi de Tully-Fisher se vérifie naturellement, résume Stacy McGaugh. Sans savoir qui j'étais ni sur quoi je travaillais, Milgrom avait donc décrit en quelques lignes tout ce que j'observais !" Presqu'à son corps défendant, le chercheur est alors obligé de considérer MOND comme une explication possible de ses observations. "J'ai été très surpris de voir que cette théorie prévoyait un phénomène que le modèle cosmologique, au demeurant si complet, échouait à expliquer, se rappelle-t-il, mais j'ai bien été obligé de m'y faire !"
McGaugh décide donc de mettre MOND à l'épreuve : si Milgrom a raison, la loi de Tully-Fisher doit être universelle. Pour le savoir, il faut donc mesurer la luminosité et la vitesse des étoiles dans un grand nombre de galaxies. C'est à cette vaste tâche qu'il va s'atteler, quinze années durant, en constatant à chaque fois que la loi est bien vérifiée... Sauf que jusque-là, les tenants du modèle cosmologique standard ne s'alarmaient pas.

LA LOI SE VÉRIFIE À CHAQUE FOIS

Certes, ces derniers ne parvenaient pas à retrouver la loi de Tully-Fisher à partir de leur simulation de la naissance des galaxies, mais ils s'en approchaient. Et ils expliquaient que la formation des galaxies étant une véritable gageure à simuler, l'incapacité de leur modèle à coller aux observations n'était pas une preuve qu'ils faisaient fausse route. "Comment se forme une étoile ? Comment les gaz se condensent ? Comment leur trou noir central éjecte de la matière et chauffe les gaz qui l'entourent ?, énumère Gary Mamon de l'Institut d'astrophysique de Paris. C'est une physique très complexe et nous sommes loin d'avoir tout découvert !" Personne ne pensait donc que la loi de Tully-Fisher vérifiée par quelques galaxies pouvait faire chavirer Einstein. D'autant moins que les observations de McGaugh étaient contestées à cause de leur manque de précision. "Il y avait de grandes incertitudes sur la masse des galaxies car elle était déduite de la masse des étoiles, qui est elle-même difficile à évaluer avec précision, explique Benoît Famaey, de l'Observatoire de Strasbourg. Sur les courbes de McGaugh, les barres d'erreurs étaient tellement grandes que cela ne prouvait pas grand-chose... jusque-là !"
Jusque-là... car en ciblant des galaxies riches en gaz et très peu denses en étoiles, les mesures publiées en mars dernier par l'astronome américain ont d'un seul coup levé les doutes concernant leur fiabilité. "Dans ces galaxies, la masse des étoiles est négligeable devant le gaz. Or, la masse de ce dernier est très facile à évaluer précisément : le flux de particules de lumière que nous captons avec le télescope nous donne directement la quantité de matière. Il n'y a donc plus aucune ambiguïté !", explique Benoît Famaey. Stacy McGaugh a observé 47 de ces galaxies de gaz... et le résultat est tombé : la loi de Thlly-Fisher se vérifie à chaque fois ! La droite empirique n'en finit pas de se prolonger.
"Ces mesures, précises, concernent de petites galaxies qui n'avaient jamais été étudiées. Désormais, on peut le dire : cette loi est vérifiée pour tous les types de galaxies !", s'enflamme Françoise Combes, astronome à l'Observatoire de Paris. Qu'il s'agisse de spirales aux bras tentaculaires, de nébuleuses elliptiques ou de nuages informes, qu'elles aient subi beaucoup de supernovæ ou peu... toutes répondent à la même loi. "C'est un rude coup porté au modèle standard de cosmologie !", constate la chercheuse.

RÉSOUDRE LA CONTRADICTION

Pour autant, certains spécialistes de la matière noire ne désarment pas. "Les modèles de formation des galaxies sont déjà proches des observations ! En prenant en compte plus de phénomènes physiques dans nos simulations, comme le rayonnement par exemple, nous pourrions y arriver", assure Gary Mamon. Mais nombre d'astronomes admettent qu'ils ont un problème. "Il y a une contradiction ! D'un côté, le modèle cosmologique nous dit que la formation des galaxies est extrêmement complexe, presque chaotique... et de l'autre, nous voyons que toutes les galaxies, si différentes soient-elles, répondent à une même loi ! C'est ce qu'on appelle une anomalie !", réagit Françoise Combes. "Pourquoi les galaxies, alors qu'elles ont toutes une histoire différente, s'arrangent-elles pour reproduire cette loi ? C'est incompréhensible !", s'exclame Luc Blanchet, de l'Institut d'astrophysique de Paris. "A priori, je doute qu'ajouter de la complexité dans des simulations, soit la bonne méthode pour aboutir à une loi universelle", renchérit Benoît Famaey. Et si les spécialistes de la matière noire sont évidemment on ne peut plus réticents à l'idée de remettre en question un modèle qui décrit presque tout l'Univers, ils doivent néanmoins l'admettre : la loi de Tully-Fisher marche trop bien pour être le fait du hasard. Lucide et honnête, Simon White, astronome à l'Institut d'astrophysique Max-Planck en Allemagne et l'un des grands spécialistes de la matière noire, le reconnaît lui-même : "Ce travail met en exergue un comportement très singulier et systématique des galaxies qui mérite d'être étudié. Il est clair qu'il y a quelque chose ici à comprendre".

Faut-il alors revoir les lois d'Einstein et abandonner la matière noire comme le soutient Mordehai Milgrom, ou un nouveau raffinement des lois du modèle standard suffira-t-il pour expliquer l'étrange mouvement des étoiles dans les galaxies ? Le débat ne cesse d'enfler et des pistes de réflexion se dessinent. Mais le doute est là. D'autant plus que les détecteurs ont beau traquer depuis vingt ans les mystérieuses particules de matière noire, ils n'ont toujours pas capté le moindre signal (encadré ci-dessous). Et que les premières expériences menées depuis quelques mois dans le plus grand des accélérateurs de particules, le LHC, au CERN, n'ont pour l'instant rien détecté non plus (encadré ci-dessous). La physique est bel et bien à un tournant de son histoire. Sauvées de justesse en 1933 par l'ajout d'une matière noire, les lois d'Einstein sont, cette fois, au bord de vaciller. Et avec elle toute la cosmologie moderne...

LA TRAQUE DES PARTICULES DE MATIÈRE NOIRE RESTE VAINE
Les esprits s'étaient échauffés en février 2010. Par blogs, coups de fils et mails interposés, une information circulait dans les milieux scientifiques : une particule de matière noire aurait enfin été découverte par l'expérience américaine CDMS (Cryogenic Dark Matter Search) ! Jusqu'à ce que la conférence de presse douche cet enthousiasme : les observations ne menaient à aucune certitude. Et aujourd'hui encore, il est impossible de savoir si le signal perçu par les capteurs provient de mystérieuses particules ou de banals rayons cosmiques... Pis, un an après, le bilan de l'expérience française Edelweiss vient de tomber et il est similaire : quatre particules ont bien été dénichées, mais impossible de conclure à la présence de matière noire. Malgré leur sensibilité toujours améliorée, voilà 20 ans que les détecteurs donnent des résultats négatifs. Cette masse invisible aurait beau constituer 83 % de l'univers, elle demeure insaisissable ! Il faut dire que sa traque n'a rien d'une promenade de santé. Les particules de matière noire interagiraient tellement peu avec la matière ordinaire que les capteurs, enterrés plusieurs centaines de mètres sous terre, en sont réduits à guetter d'infimes scintillements ou des bulles millimétriques qui signeraient leur passage. Prochain rendez-vous avec l'espoir : les résultats de l'expérience italienne Xenon100, au début de l'été. Mais si, une fois de plus, la matière noire ne se montre pas, le doute pourrait commencer à entamer l'optimisme des chercheurs.
DEVANT LES RÉSULTATS DU LHC, LES THÉORICIENS S'INQUIÈTENT
L'ambiance est tendue au LHC. L'énergie ne cesse d'augmenter dans le gigantesque anneau et aucunes particules symétriques n'est encore apparue. "La découverte de ces superparticules serait une indication forte de l'existence de la matière noire, précise Géraldine Servant, au CERN. La théorie supersymétrique s'est distinguée parce qu'elle parvenait à résoudre un problème de physique théorique, mais on s'est vite aperçu qu'elle prédisait l'existence de nouvelles particules et que l'une d'elles, le neutralino, collait avec l'idée de matière noire !" La preuve de la supersymétrie serait donc un fort argument en l'existence de la matière noire. Sauf que l'accélérateur a déjà atteint 700 GeV : nombre de particules supersymétriques auraient dû se former à cette énergie. Avant le prochain arrêt, en décembre, il devrait tutoyer les 1000 GeV. "Même si tous ne l'avouent pas, les théoriciens sont fébriles, relate Céline Boehm, de l'université de Savoie. Le territoire des superparticules s'est déjà sacrément réduit et si rien ne sort d'ici la fin de l'année, les principales versions du modèle standard auront été infirmées". Il sera alors temps d'ébaucher une théorie alternative est de trouver un remplaçant au neutralino pour jouer le rôle de matière noire. Ou bien abandonner l'idée qu'elle existe...

LA PHYSIQUE À LA CROISÉE DES CHEMINS

"La physique est semblable à un grand ciel bleu, à l'horizon duquel subsistent seulement deux petits nuages"... À la fin du XIX' siècle, la légende attribue ces propos à lord Kelvin, l'un des pères de la thermodynamique. Le savant anglais traduisait alors le sentiment général que la physique était, à l'époque, presque achevée. Ne rendait-elle pas compte de quasiment tous les phénomènes observables ? Quasiment... Car deux petites curiosités lui résistaient encore. D'une part, une expérience réalisée par les physiciens Albert Michelson et Edward Morley avait échoué à montrer la variation de la vitesse de la lumière, comme le prévoyaient les lois de la mécanique ; d'autre part, la couleur prise par les métaux quand on les chauffe ne trouvait pas d'explication dans les théories électromagnétique et thermodynamique. Deux broutilles en somme. Deux minuscules nuages qui, quelques années plus tard, vont pourtant se muer en de menaçants cumulonimbus et finir par déclencher l'une des plus grosses tempêtes de l'histoire des sciences ! Car c'est en supposant invariable la vitesse de la lumière qu'Einstein inventera la théorie de la relativité, et c'est en expliquant le rayonnement des métaux chauffés que Max Planck donnera naissance à la physique quantique. Depuis, les scientifiques ont appris à se méfier des anomalies, aussi infimes soient-elles...
Retour au XXIè siècle. D'aucuns clament que la physique offre un ciel dégagé et que la machinerie bien huilée de ses modèles a permis de dresser un tableau cohérent de l'évolution de l'Univers. Certes, un petit nuage est bien apparu au début des années 1980. Deux sondes de la Nasa, Pioneer 10 et 11, se sont mises à dévier de leur trajectoire, pourtant calculée sur la base de la relativité. Mais les physiciens se rassuraient en se disant que le problème pouvait venir des machines elles-mêmes... Ce que semble confirmer des travaux qui seront probablement publiés cet été.

DÉCRIRE LE MONDE ENTIER

Bref, Einstein serait sauf ! Et le modèle standard de la cosmologie plus rayonnant que jamais... Mais c'était avant que Stacy McGaugh ne découvre que toutes les galaxies vérifient une loi - dite de Tully-Fisher - totalement imprévue ! Ce nouveau petit nuage pourrait-il faire parler la foudre comme en 1900 ? Le rapprochement paraît osé... Mais comme le concède Simon White, astronome à l'Institut Max-Planck en Allemagne et l'un des grands spécialistes du modèle standard : "Une théorie qui ambitionne de décrire le monde entier doit expliquer chaque chose qu'il y a dedans et, pour le moment, le modèle standard de cosmologie n'y parvient pas..."
Le doute s'installe d'autant plus que ce modèle standard est loin d'être parfait. C'est certain, il fonctionne bien. Les simulations basées sur ses équations donnent naissance à des amas de galaxies et même à des univers qui ressemblent en tout point à ce que nous observons... Mais on est loin de la théorie du tout parfaitement harmonieuse dont rêvent les physiciens. Le modèle standard est au contraire un ensemble de recettes, concoctées à partir de la relativité d'Einstein, de la présence d'une mystérieuse masse cachée et enfin, d'un ensemble de lois disparates et non encore abouties : le modèle de physique des particules complété par une théorie, la supersymétrie, qui tarde à faire ses preuves.
Sans compter que trois nouveaux petits nuages viennent de rejoindre celui de Tully-Fisher. Là encore, il est question des galaxies.
- La première ombre est jetée par l'astrophysicien Jim Peebles, de l'université de Princeton aux Etats-Unis, qui vient de découvrir que dans une zone très peu dense de l'Univers se sont formées des galaxies bien plus grosses que ne le prévoyaient les modèles.
- Second trait gris dans le ciel d'été : une équipe germano-américaine a publié en novembre dernier une étude montrant que l'on découvre de plus en plus de galaxies dépourvues de bulbes alors que, selon le modèle standard, une telle zone particulièrement dense en étoiles devrait trôner au centre de la grande majorité des galaxies spirales comme c'est le cas dans notre Voie lactée...
- Et enfin, dernière silhouette moutonneuse à l'horizon : "Le modèle standard prédit l'existence d'environ 4000 galaxies satellites qui devraient graviter autour de la Voie lactée, sauf que l'on en a détecté que 15, ajoute Françoise Combes, astronome à l'Observatoire de Paris. On va peut-être en trouver quelques autres, mais certainement pas 4000 !"

Suffisant pour les chercheurs qui travaillent actuellement sur la matière noire changent leur fusil d'épaule ? On n'en est pas là. Car même bousculé, le colosse tient encore debout. "Parmi les spécialistes de la matière noire, nombreux sont ceux qui travaillent sur les amas de galaxies ou sur les premières heures de l'Univers et, à ces échelles, les lois d'Einstein, complétées par la matière noire fonctionnent très bien, observe Luc Blanchet, de l'Institut d'astrophysique de Paris. Ces anomalies, qui ne concernent que les galaxies, ne suffisent pas à les convaincre que leur conception est en danger."

"PAS DE MEILLEUR OUTIL"

Et même ceux qui travaillent sur les galaxies sont tentés de relativiser la découverte de Stacy McGaugh, à l'image de Julio Navarro, astronome à l'université de Victoria au Canada : "Oui, nous allons devoir expliquer la loi de Tully-Fisher, mais cela ne veut pas dire pour autant que notre modèle est en crise !" Nombre de spécialistes de la matière noire vont donc continuer à travailler sur la base du modèle standard. "Car il n'y a actuellement pas de meilleur outil pour étudier le monde", précise Françoise Combes. Et ce, jusqu'au résultat des expériences de détections directes de matière noire... D'ici un à cinq ans, si le LHC et les expériences comme Xenon100 ou CDMS n'ont rien donné, alors, un changement de paradigme s'imposera et la loi de Tully-Fisher sera sans doute le bout par lequel on attrapera le problème. Et il n'y aura alors pas le choix : soit on repart avec les lois d'Einstein en s'arrangeant pour modifier le comportement de la matière noire ; soit on oublie Einstein et on part sur une tout autre théorie (voir ci-desous). "Tous les tests qui ont été effectués depuis 20 ans avec le modèle standard devront être refaits à la lumière de ces nouvelles théories", prévient déjà Françoise Combes. Nul ne peut donc dire pour l'instant jusqu'où cette lumière jettera ses feux. Ni le nouveau monde qu'elle éclairera.

OU BIEN ON GARDE EINSTEIN ET ON AFFINE LES MODÈLES...

99 % de la masse de l'univers reste invisible. Le raffinement des lois de la cosmologie ne modifierait pas la composition de l'univers : il reste peuplé à 83 % d'une mystérieuse matière noire, comme le prévoit le modèle standard.

Comment justifier l'existence d'une loi à laquelle se conforme toutes les galaxies mais qui n'est pourtant pas prévu par le modèle cosmologique standard ? Une première solution - à la fois simple et radicale - serait de ne changer que quelques détails du modèle, tout en gardant l'essentiel, à savoir les équations de la relativité générale, assorties d'une matière noire baignant l'univers. Ce qui nécessite de repérer où apparaît le problème, afin d'en circonscrire les conséquences. Ainsi, le mieux est de reprendre l'histoire à son début.
D'après le modèle standard, l'univers, à ses premières heures, est un espace-temps rempli d'une matière noire et d'une matière visible, la première se concentrant en halos qui attirent la seconde dans ses filets gravitationnels, ce qu'il a fait tourbillonner et se comprimer en galaxies. Mais selon le scénario classique, la quantité de matière visible qui tombe dans le halo de matière noire devrait varier en fonction de chaque galaxie. Il devrait donc exister de petites galaxies entourées de grands halos de masse sombre, des géantes enserrées dans une fine ombre de matière noire... Or, la loi de Tully-Fisher, que vient de confirmer Mac Gaugh, affirme le contraire : la répartition de la matière noire dépend directement de celle de la matière visible. Tout l'enjeu pour sauver le modèle standard est donc de parvenir à lier matière noire et matière visible afin qu'elles s'organisent de concert, quelles que soient les péripéties vécues par les galaxies qui les abritent... "Des modèles restes à inventer et pour cause, le problème commence seulement à se poser !", Réagit Benoît Famaey, de l'observatoire de Strasbourg. Pourtant Luc Blanchet, de l'institut d'astrophysique de Paris, a déjà publié une théorie qui pourrait répondre à cette question. "Je travaillais sur la théorie newtonienne de gravitation modifiée (dite MOND), relate-t-il. Comme cette théorie prédit la loi de Tully-Fisher, j'ai naturellement cherché à l'expliquer". L'idée de départ est simple : la loi de Tully-Fisher dit que matières visibles et matières noires sont liées, il n'y a donc qu'à trouver un mécanisme physique qui joue le rôle de "liant"... Pour ce faire, Luc Blanchet s'est inspiré des lois de l'électrostatique et les a transposées à la gravitation ! "J'imagine une matière noire qui, une fois mise en contact avec la matière visible, se polarise : le champ de gravitation des particules de matière noire s'aligne dès lors spontanément avec celui de la matière visible, exactement comme un dipôle se charge lorsqu'on le plonge dans un champ électrique", explique-t-il. En clair, le modèle du chercheur décrit, en guise de matière noire, une sorte d'éther omniprésent baignant les galaxies est capable de "s'activer" sous l'effet de la masse des étoiles et des gaz qu'il abrite... La matière visible "commande" donc la masse de matière noire et voilà pourquoi elles s'organisent de concert, suivant la loi de Tully-Fisher ! "Mais ce modèle n'est qu'une première étape, tempère Luc Blanchet. Il reste des problèmes à résoudre ! Par exemple, à cause de sa nouvelle propriété, la matière noire se concentre moins que la matière noire standard. Et du coup, lors des modélisations, je ne parviens pas à retrouver le pic de densité de matière que le modèle standard prévoit au centre des galaxies". Mais surtout, les simulations qui permettront de vérifier que la théorie prédit bien la formation de galaxies, d'amas et de tout l'univers tel que nous l'observons, reste à lancer !

... OU BIEN ON RÉVISE LES LOIS DE LA COSMOLOGIE

La matière noire a maintenant disparu. Si on part des lois de la gravitation différentes, nul besoin de postuler l'existence d'une matière noire. L'univers n'est composé que de matière normale, même si la grande majorité reste invisible.

Face à une loi observée dans la pratique mais non prévue dans la théorie, il existe une solution plus radicale que le simple raffinement des modèles existants : repartir à zéro, oublié Einstein, la matière noire et réédifier une nouvelle cosmologie capable d'embrasser la loi récalcitrante. Or il existe déjà une théorie compatible avec la loi de Tully-Fisher : la théorie newtonienne de la gravitation modifiée (baptisé MOND) de Mordehai Milgrom, astrophysicien à l'institut Weizmann en Israël.
Selon elle, l'univers ne contient aucune matière noire, mais est constitué d'étoiles, de planètes qui gravitent selon des lois un peu différentes de celle d'Einstein et de Newton. "Pour les galaxies, MOND marche très bien, confirme Richard Taillet, astrophysicien à l'université de Savoie. Ces équations décrivent parfaitement les mouvements des étoiles... Mais ce n'est qu'une loi ! On ne peut la mettre sur un pied d'égalité avec le modèle standard de cosmologie qui, lui, est une théorie complète". C'est la tout le problème : il reste en effet à intégrer les formules de MOND dans un modèle global... Quelques astrophysiciens s'y sont essayés, Mordehai Milgrom, lui-même, à propos en avril 2010 une "version cosmologique" de MOND baptisée BiMOND. Mais c'est la première tentative, nommée Tenseur-vecteur-scalaire (TeVeS) et publié en 2004 par l'astrophysicien israélien Jacob Bekenstein, qui donne le plus d'espoir. Non seulement parce qu'elle a bénéficié de la renommée de son auteur, à l'origine, avec Stephen Hawking, de la compréhension des trous noirs. Mais surtout parce que cette théorie a déjà été testée, et elle résiste plutôt bien ! "Les modélisations que j'ai effectuées en 2009 montres que les prédictions de TeVeS collent avec les observations relate Céline Boehm, de l'université de Savoie. La théorie donne le bon nombre de galaxies, prédit la bonne forme d'univers"... Mais TeVeS à un défaut : elle échoue à expliquer la trajectoire des galaxies. Celles-ci vont toujours trop vite, comme s'il manquait la moitié de la masse au sein des amas. On retrouve ici l'anomalie qui, en 1933 avait poussé Zwicky a inventé la matière noire. Pour certains, c'est le signe que TeVeS est hors jeu... Mais Françoise Combes n'est pas d'accord : "mes calculs le montrent : il est possible qu'il y ait assez de matière dans les amas pour expliquer la vitesse des galaxies, tranche-t-elle. Seulement, elle est invisible : il pourrait s'agir de gaz d'hydrogène qui sont bien en dessous de la limite d'observation". C'est tout le sel de l'histoire : Mordehai Milgrom a conçu MOND parce qu'il n'était pas convaincu de l'existence d'une matière noire, et voilà que cette théorie doit intégrer elle aussi une masse cachée... "Seulement là, il n'est pas nécessaire d'imaginer de nouvelles particules : de simples gaz devraient suffire". Le premier résultat du satellite Planck, publiés en janvier dernier vont dans ce sens, avec la mise en évidence d'une importante proportion de gaz qui pourrait constituer 25 % de la masse de la Voie lactée. "Mes tests sur TeVeS suggèrent que pour que le modèle fonctionne, il faudrait également ajouter une proportion de neutrinos, des particules de masse très faible", souligne Céline Boehm. La théorie de Bekenstein devra également résister à un futur test : les prochaines mesures de Planck, publiées en 2013, vont donner une image d'une précision inégalée du cosmos vieux de 380.000 ans. Une image qui devra correspondre à la prédiction de TeVeS.

M.F. - SCIENCE & VIE > Mai > 2011
 

   
 C.S. - Maréva Inc. © 2000 
 charlyjo@laposte.net