P L A N È T E  G A Ï A 
 
   
   
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Les Portes de l'Espace-Temps

Trous Noirs Intriqués : une Porte vers l'Espace-Temps Quantique ?



C.M. - POUR LA SCIENCE N°475 > Mai > 2017

Les Physiciens ouvrent les Portes de l'Espace-Temps

Personne n'avait pensé jusqu'ici à faire le rapprochement ! Les théoriciens Juan Maldacena et Leonard Susskind viennent de revisiter deux fameux concepts façonnés par Einstein et de s'apercevoir qu'ils ne font qu'un. Trous de ver et intrication quantique seraient en fait les deux faces d'une même pièce... De quoi decrire un Univers radicalement nouveau dont la trame est truffée de tunnels spatiotemporels.

ER = EPR. La découverte tient en cette simple égalité qui fusionne deux monstres sacrés de la physique, deux icônes du XXe siècle. ER et EPR : d'un côté il y a les "trous de ver", ces pliures de l'espace-temps entre deux trous noirs sur lesquelles se sont fondés nombre d'auteurs de science-fiction pour imaginer des voyages à travers l'espace sur des distances inatteignables, même à la vitesse de la lumière ; de l'autre, il y a "l'intrication quantique", cette propriété du monde de l'infiniment petit qui maintient connectées des particules quelle que soit la distance qui les sépare et qui a inspiré d'autres écrivains pour crédibiliser des machines de téléportation intergalactique.
Et entre ces deux concepts qui, si fantastiques puissent-ils paraître, sont néanmoins issus des corpus théoriques les plus solides, il y a donc le signe = que viennent d'apposer 2 physiciens, Juan Maldacena de l'Institute for Advanced Study de Princeton et Leonard Susskind, à l'université Stanford de Californie. Le raccourci est saisissant. Selon eux, les fabuleux tunnels spatiotemporels et l'étrange connexion supraluminique seraient les deux faces d'un même phénomène. Ils formeraient une seule porte qui relie deux domaines jusqu'ici totalement disjoints : la mécanique quantique, qui excelle à décrire les relations entre les particules de l'infiniment petit, et la relativité générale, qui explique les relations entre les masses de l'Univers à grande échelle. Une porte qui s'ouvre sur une réalité fondamentale jusqu'ici hors de portée, au-delà des frontières de l'Univers. Et le plus surprenant est que ces deux notions aujourd'hui en voie de fusion sont nées quasiment simultanément, il y a 79 ans, dans le cerveau du plus célèbre physicien de tous les temps : dans ER = EPR, le E est l'initiale d'Einstein. Retour en 1935, à Princeton. Albert Einstein, alors au faite de sa gloire, travaille à la mécanique quantique. Cette théorie qu'il a pourtant contribué à fonder ne le satisfait pas car elle anticipe bien les résultats de mesures sur les particules, mais ne les décrit pas lorsqu'elles sont libres, dans la nature : elles semblent être partout et nulle part ou dans des états différents à la fois, perdues dans l'aléatoire.

HOLLYWOOD OSE LA CONNEXION : Or, après des mois de calculs, il pense avoir trouvé la preuve que la théorie de l'infiniment petit ne peut pas décrire la réalité. Avec ses étudiants Boris Podolsky et Nathan Rosen, il est parvenu à extraire de ses équations un phénomène étrange : 2 particules pourraient se lier de manière à ce que quel que soit leur éloignement dans l'espace, toute action sur l'une se répercute sur l'autre. Comme si des atomes, des électrons ou des photons pouvaient communiquer plus vite que la lumière, ce qui est... impossible, sons peine de devoir accepter que les causes précèdent les conséquences, que le sol soit mouillé avant qu'il pleuve ou qu'une pomme rebondisse avant de tomber. Les trois physiciens publient au début de l'été leur résultat, cet étrange lien entre particules au-delà de l'espace et du temps, baptisé lien EPR, "lien Einstein-Podolsky-Rosen", et aussitôt exhibé par Einstein comme le "monstre" qui prouve que la physique quantique ne tient pas la route !
Las. Dans les dizaines d'années qui suivent, les spécialistes des particules s'emparent du lien EPR, qu'ils renomment intrication quantique : ils montrent que s'il ne permet pas de communiquer plus vite que la lumière, le "lien fantôme à distance" moqué par Einstein est bien réel. Ils parviennent même aujourd'hui, via des fibres optiques, à le maintenir sur des distances supérieures à 100 km et savent même l'exploiter pour crypter des informations. De quoi faire fantasmer les auteurs en mal de voyages intergalactiques sur des machines à téléportation... Nonveau retour en 1935. C'est maintenant la fin de l'été et Einstein publie une découverte, qui se fonde sur les équations de la relativité générale et qui concerne la structure de l'espace-temps. Avec Rosen, il est arrivé à un résultat inattendu : la matière peut déformer la trame de l'Univers jusqu'à y creuser un tunnel et un passage entre deux régions éloignées. Ainsi, un objet pourrait apparaître simultanément à 2 endroits de l'espace-temps, comme un ver qui serait visible par les deux extrêmités du tunnel creusé dans une pomme sauf qu'ici la surface du fruit est l'espace-temps quadridimensionnel, et le tunnel un chemin dans une cinquième dimension ! "Nous appelons une telle connexion un pont". Ainsi nait le "pont d'Einstein-Rosen" (pont ER), bientôt surnommé "trou de ver".
Le résultat est purement théorique, mais 15 ans plus tard les astrophysiciens découvrent qu'il existe effectivement des objets suffisamment lourds pour faire des trous dans l'espace-temps : les trous noirs, ces étoiles qui se sont effondrées sur elles-mêmes et qui pourraient, du fait de leur densité, creuser un pont reliant le présent d'une région spatiale avec le passé d'une autre... De quoi encore inspirer nombre de récits de science-fiction. Un lien EPR, un pont ER : les deux portes semblent toutes deux ouvrir des brêches qui échappent à l'espace-temps. Le premier parle de particules en terme d'onde et de probabilité quantique ; le second de trou noir en terme de gravité et de courbure de l'espace-temps. Mais les deux phénomènes s'affranchissent des notions de distance et de durée. Comment Einstein, qui, le premier, a imaginé ces deux notions, a-t-il pu passer à côté de cette connexion ? "Pour lui, comme d'ailleurs pour tout le monde, l'intrication quantique est toujours restée séparée des ponts ER", rappelle Thibault Damour, professeur à l'Institut des hautes études scientifiques et membre de l'Académie des sciences. Ironie de l'histoire : la seule communauté qui, dans la foulée de ces travaux, pense à rapprocher les deux phénomènes est celle... des scénaristes hollywoodiens ! Le subespace de Star Treck ; l'anneau de Sliders ou la membrane de Stargate : ponts ER et liens EPR deviennent des stars du petit et du grand écran. Intrications et trous de ver se mélangent au gré des besoins des héros de fiction, à coup de puits de gravité plongeant dans l'hyper-espace, ou de portes à téléportation qui frémissent de fluctuations quantiques... Et aujourd'hui, contre toute attente, c'est à Hollywood que Juan Maldacena et Leonard Susskind proposent de donner raison. Les deux physiciens ne sont pas n'importe qui. Ils représentent l'avant-garde du bataillon de chercheurs qui travaillent aujourd'hui à réconcilier mécanique quantique et relativité générale. Le premier est celèbre pour avoir réussi, en 1997, à joindre mathématiquement les deux théories dans un modèle d'univers simplifié ; le second est l'un des pères de la théorie des cordes, principale postulante pour les remplacer. Aussi lorsqu'ils présentent un résultat, celui-ci retentit avec force dans toute la communauté. "C'est Juan qui a fait la connexion le premier, martèle Leonard Susskind. Ensuite il m'a envoyé un message cryptique et quand je l'ai lu, toutes les pièces du puzzle se sont mises en place". Juan Maldacena revient sur la genèse de leur idée : "Dans un article publié en 1965 duquel nous sommes partis, le cosmologiste canadien Werner Israel expose une intuition : il interprête l'un des états d'un trou noir comme étant équivalent à une intrication, mais sans l'énoncer dans un cadre formel. Nous avons donc cherché à savoir si en intriquant quantiquement 2 trous noirs, ils se connecteraient spatio-temporellement par un trou de ver".

LE RENFORT D'AUTHES PHYSICIENS : Pour mener leur expérience - purement théorique-, les chercheurs se placent dans un Univers simplifié, où ce n'est pas la matière mais l'espace lui-même qui produit la gravitation et donne naissance à un trou noir. Puis, conformément aux équations de la cosmologie, ils laissent ce trou s'évaporer progressivement en irradiant de la chaleur sous forme de particules lumineuses. Une énergie qui peut se concentrer en un point et donner naissance à un second trou noir. En déroulant scrupuleusement les lois quantiques, les chercheurs montrent que les 2 trous noirs sont liés par une intrication, "ce qui est théoriquement possible, car les trous noirs ne sont rien d'autre que des objets dans l'espace, précise Juan Maldacena. Aussi, comme les particules, ont-ils des paramètres quantiques".
Enfin les théoriciens éloignent leurs deux monstres astrophysiques l'un de l'autre et observent la naissance... d'un trou de ver. En clair : ils ont posé les équations d'une intrication quantique, et sont tombés sur les formules qui décrivent un tunnel d'espace-temps. "Nous spéculons que même la plus simple intrication est connectée par un pont de ce type, notent-ils. Nous souhaitons attirer l'attention sur cette similarité. En fait, nous sommes en train de prendre une position radicale : EPR et ER sont liés irrémédiablement". Ce qu'ils désignent sobrement par une expression appelée à faire date : ER = EPR. Prudents, Juan Maldacena et Leonard Susskind pointent cependant les simplifications sur lesquelles s'appuie leur hypothèse : les trous noirs pourraient se révéler plus complexes dans la réalité que ne l'est leur cas d'école. Aussi l'équivalence ER=EPR qu'ils ont vu apparaître dans leur univers simplifié pourrait ne pas être transposable à celui dans lequel nous vivons... Mais cela ne les empêche pas d'y croire dur comme fer : "Bien sûr, je pense que c'est vrai dans la réalité, tranche Leonard Susskind. Nous avons montré l'égalité dans un univers simplifié mais les leçons que nous en tirons sont bien plus générales. ER = EPH semble très général". D'autant que d'autres physiciens viennent de renforcer leur découverte. Kristian Jensen de l'université Victoria au Canada, Andreas Karch de l'université de Washington et Julian Sonner, du Massachusetts Institute of Technology, sont partis d'un exemple très simple, mais en prenant le problème par l'autre bout : au lieu de trous noirs, ils ont choisi de manipuler des particules. Et au lieu de regarder si les trous de ver ne sont pas des trous noirs intriqués, ils se sont demandés si des particules intriquées ne formeraient pas, entre elles, des trous de ver...

L'INTRICATION, ENFIN, PREND CORPS : "ER = EPR est vague : cela peut vouloir dire que les deux phénomènes sont les mêmes, ou qu'ils se produisent toujours ensemble... Nous voulions comprendre comment on peut lire cette égalité", explique Andreas Karch qui a mené l'une des études à l'université de Washington, à Seattle. Sur le papier, ils commencent donc par intriquer un quark et un antiquark, ces grains fondamentaux de la matière qui constituent les protons et les neutrons des atomes. Puis auscultent leur comportement à l'aune des équations du trou de ver.
Les physiciens parviennent rapidement à la même conclusion : les formules du trou de ver décrivent exactement le comportement des particules intriquées. La description quantique de l'intrication et la géométrie classique du trou de ver mènent aux mêmes corrélations entre le quark et l'antiquark, précise le physicien. "Nous trouvons que l'intrication a une description équivalente mathématiquement en géométrie classique : le trou de ver". Bref, le lien quantique instantané et la pliure spatio-temporelle peuvent être vus comme 2 descriptions équivalentes d'une même réalité. D'ailleurs, les physiciens ont découvert que du point de vue du calcul, l'équivalence entre ER et EPR pourrait être fructueuse. Il serait plus facile d'utiliser les fomules du trou de ver pour modéliser des systèmes quantiques avec beaucoup de particules. "On pourrait décrire des systèmes hors de portée car plus le système quantique est complexe, plus la description du trou de ver se simplifie", détaille Andreas Karch. Mais c'est surtout la conséquence théorique de l'égalité qui les enthousiasme. ER = EPR signifie que l'intrication, enfin, prend corps. Cette propriété du monde évaporé et atemporel qu'est la physique quantiqne, devient un phénomène spatio-temporel... Or, l'intrication n'est pas qu'un phénomène parmi d'autres. Le "monstre" révélé par Einstein n'est pas une bizarrerie noyée dans le bouillonnement d'étrangetés qui agite l'infiniment petit. Les spécialistes des particules s'aperçoivent au contraire qu'elle est la véritable caractéristique du monde quantique, le phénomène qu'il faut comprendre pour pouvoir faire de la théorie de l'infiniment petit non plus seulement un ontil de calcul efficace, mais une véritable description de la nature.
Le problème est que, sauf qu'à part en prédire l'existence, les équations quantiques n'en disent rien. L'intrication a eu beau être décortiquée, exploitée dans des dizaines de laboratoires, personne ne sait fondamentalement comment l'interprêter... jusqu'à même pousser les physiciens à envisager de revoir entièrement le statut de la mécanique quantique et oser avancer qu'elle ne parle pas vraiment des particules elles-mêmes, mais uniquement des mesures, des observations que l'on peut faire. L'égalité ER = EPR pourrait changer la donne : elle ouvre enfin une porte sur une réalité plus fondamentale que celle à laquelle nous donnent accès les théories actuelles. Elle permet d'éclairer le lien quantique fantôme du point de vue de la relativité, lui donnant enfin une interprétation appréhendable dans l'espace et le temps. L'intrication pourrait en effet être décrite de manière réaliste, simplement comme un tunnel spatio-temporel ; un chemin dans une cinquième dimension qui relie 2 points de l'Univers. Même distantes de milliards de milliards de km, 2 particules intriquées ne seraient en réalité qu'un seul grain de matière situé sur le pas d'une porte spatio-temporelle qui le fait apparaître à 2 endroits distincts. Il ne faudrait alors plus s'étonner qu'une action sur l'un se répercute sur l'autre. De quoi bouleverser notre vision de l'Univers. À chaque particule intriquée serait ainsi associée une pliure de la trame de l'Univers rapprochant des régions éloignées pour n'en faire qu'un seul et même lieu. Chaque atome, chaque proton, chaque électron, deviendrait ainsi une porte potentielle vers une cinquième dimension.
De quoi aussi formuler une belle promesse de mariage entre les deux sours ennemies de la physique. Car réécrire la théorie quantique pour en faire une géométrie de l'espace-temps, c'est justement l'idée de base de la théorie des cordes ! Une idée explorée depuis des dizaines d'années, et qui ne s'est pour l'instant concrétisée que sous la forme de petits bouts disparates... ER=EPR pourrait être l'élément clé qui manquait pour réussir cette transposition. "Cette équivalence s'inscrit dans un cadre général posé par Maldacena il y a 16 ans, qui établit un dictionnaire bilingue Physique quantique/Relativité générale au sein de la théorie des cordes, analyse Costas Bachas, l'un des spécialistes du sujet à l'Ecole normale supérieure de Paris. Et elle constitue la tentative la plus réussie de relier ces deux mondes. L'intrication peut affecter la géométrie de l'intérieur de l'espace-temps : c'est une idée qu'on n'avait pas".

DES PERSPECTIVES VERTIGINEUSES : Maldacena et Susskind vont même plus loin : les déformations de l'espace-temps associées à chaque intrication seraient à l'origine de la gravité décrite par la relativité générale. Ainsi, de la même manière que l'on décrit un matériau à partir de particules élémentaires, on pourrait expliquer la chute des pommes et le mouvement des planètes à partir d'une déformation spatio-temporelle élémentaire : la gravité quantique, ce Graal des physiciens serait simplement ce minuscule trou de ver qui se cache derrière chaque particule. L'intrication se retrouverait au centre de la réalité. "La géométrie de l'espace-temps dépendait des intrications quantiques, poursuit Maldacena. La gravité pourrait être vue comme une propriété émergente". C'est bien l'action de cette gravité quantique que les cosmologistes ont pour la première fois aperçue, en remontant aux premiers instants après le big bang. Mais, grâce aux ponts d'Einstein, les théoriciens pourraient maintenant être en mesure de mettre le phénomène en formules.
Aussi excités soient-ils, les spécialistes préviennent qu'il faudra du temps pour comprendre ce que veut vraiment dire ER=EPR. "Pour l'instant, c'est un cadre général pour avancer, résume Costas Bachas. La physique n'est pas très bien définie. Il manque encore une validation théorique et une verification expérimentale". Iosif Bena, théoricien des cordes au CEA, à Saclay, prévient même : "Si la proposition de Maldacena et Susskind n'est pas suivie d'une formulation mathématique plus complète, elle ne survivra pas longtemps". Mais si le travail qui reste à faire est énorme, les perspectives sont vertigineuses. "Réfléchir à l'émergence de la gravité en termes d'intrication est une approche très prometteuse, renchérit Julian Sonner. Je crois que continuer dans cette voie pourrait aider à distiller le contenu essentiel de l'espace-temps et amener à une meilleure compréhension de la façon dont il émerge".

L'ESSENCE DE LA REALITÉ : Certains, comme Joseph Polchinski, à l'Institut de physique théorique de Californie, sont déjà à la tâche : "C'est certainement l'une des idées les plus intéressantes qui ait été produite récemment, dit-il. Je suis en train d'essayer de comprendre comment la compléter". Et si l'idée se concrétise, cela fera une incroyable histoire à inscrire dans les livres scientifiques. L'histoire de la plus fantastique prédiction de la relativité générale et de la plus inimaginable loi de la mécanique quantique devenues les deux faces d'un même phénomène qui reflète la structure de l'Univers entier, depuis la plus petite particule jusqu'à la plus monstrueuse des étoiles. L'histoire d'un physicien hors norme qui, à l'été 1935, a mis le doigt, sans s'en rendre compte, sur l'essence de la réalité. Et qui fut le premier à entrouvrir les portes de l'espace-temps.

DES PORTES POUR VOYAGER DANS "L'ESPACE-TEMPS" ?
La réponse est non.
Et c'est une impossibilité de principe : les voyages dans le temps sont inconcevables car cela obligeraît à revenir sur la relation de cause à effet, soit l'hypothèse de base de la science, sans laquelle le monde devient inintelligible. Quelle soit décrire comme un trou de ver ou comme une intrication quantique, aucune porte spatio-temporelle ne permet donc de voyager plus vite que la lumière. Ce raccourci dans l'espace-temps ne peut transmettre aucune information. Néanmoins, aucun principe physique ne s'oppose à ce qu'un voyageur emprunte un trou de ver, à condition... qu'il débouche aléatoirement sur un autre univers de sorte qu'il ne puisse jamais revenir. Principe de causalité oblige, les voyages dans l'au-delà sont sans retour.

R.I. et M.F. - SCIENCE & VIE N°1161 > Juin > 2014

Des Portes vers la Théorie du Tout

La querelle dure depuis 40 ans. Mais nombre de physiciens en sont persuadés : c'est là, sur le pas de ces portes, que mécanique quantique et relativité générale vont se rencontrer.

"Que se passe-t-il quand on tombe dans un trou noir ?" File-t-on paisiblement jusqu'à atteindre le cour et y être écrasé par la pression insoutenable ? Se désagrège-t-on bien avant cela en traversant un mur de feu qui brûle tout, à sa frontière ? Les questions pourraient paraître naïves, des réflexions de curieux ou de scénaristes de film... Elles ont en fait été posées en 2013 lors d'un très sérieux congrès à Santa Barbara par Joseph Pulchinski, éminent physicien à l'Institut théorique Kavli. Elles sont dans la tête de tous les physiciens qui travaillent sur les théories de l'Univers.
Le petit monde de la physique théorique qui s'était quelque peu endormi, ne trouvant aucune réponse pour faire avancer la théorie des cordes, principale postulante au titre de théorie du tout, s'est réveillé. L'heure est de nouveau aux débats acharnés. Et ils se cristallisent à cet endroit précis, à l'entrée de creux spatiotemporels infiniment profonds. Tout se joue ici, aux abords de la porte noire de l'Univers. C'est là que s'affrontent les grands noms de la physique : Stephen Hawking, John Preskill, Juan Maldacena, Leonard Susskind, Joseph Polchinski, Samir Mathur... C'est le lieu du corps à corps. C'est sur ce terrain miné que Maldacena et Susskind viennent de lancer leur égalité ER=EPR. "Nous sommes dans un moment intéressant, résume Joseph Polchinski. Nous avons de nouvelles questions et peut-être les outils pour y répondre". Que se passe-t-il à l'entrée d'un tron noir ? C'est tout le combat entre physique quantique et relativité générale qui se joue ici. Il oblige à une plongée dans les concepts les plus ardus. Il fait émerger des paradoxes subtils. Et il fait remonter le temps progressivement... jusqu'à l'origine même de la théorie d'Einstein. En effet, à peine la relativité générale avait-elle été inventée que l'on en déduisait l'existence d'une zone sous l'influence d'une gravité extrême, temps et espace s'inversent. On s'apercevait que les équations d'Einstein avaient une solution étrange décrivant une sphère qui attire tout ce qui l'entoure et ne laisse rien s'échapper, pas même la lumière. C'est cette solution qu'Einstein généralise en 1935 et qui l'amène à envisager l'existence de tunnels qui, creusant la trame de l'espace-temps, pourraient relier deux régions disjointes : les trous de ver. C'est cette solution qui, dans les années 1970, devient l'étendard du succès de la relativité lorsqu'on découvre qu'elle peut exister dans la nature, quand des étoiles massives meurent et qu'elles s'effondrent sur elles-mêmes. Il existe des trous noirs. Et ces astres incroyablement denses ne sont pas seuleument un monstre astrophysique parmi d'autres. Ils s'imposent comme la prédiction principale de la relativité générale. "Rien de plus essentiel pour une théorie physique que de prévoir, puis de découvrir une nouvelle particule ou un nouvel élément, analyse ainsi l'historien de la physique Jean Eisenstaedt dans un ouvrage consacré à la relativité. Avant ce renouveau, la relativité était une théorie mal aimée : le peu de liens qu'elle proposait avec les 'vrais' problèmes de la physique l'avait rejetée, pour longtemps, du côté de l'art pour l'art. La naissance du concept de trou noir, ce n'est rien de moins que la seconde révolution relativiste".

LE "PARADOXE DE L'INFORMATION" : Ainsi, en 1973, dans la preface de leur ouvrage sur la gravitation qui fait aujourd'hui référence, John Wheeler, Charles Misner et Kip Thorne parlent-ils d'une "transformation prodigieuse" de la théorie d'Einstein : "D'une baie tranquille où quelques théoriciens poursuivaient leurs recherches, elle est passée aux avent-postes, en pleine effervescence, qui attirent un nombre croissant de jeunes talents, ainsi que des crédits importants destinés aux recherches expérimentales".
Trous noirs et trous de ver... les portes spatiotemporelles imposent la relativité générale pour décrire l'Univers. Aussitôt, elles concentrent donc les efforts des plus grands. Et bien vite, elles ouvrent vers un casse-tête. Que se passe-t-il à l'entrée d'un trou noir ? Au départ, la question se pose sous la forme d'un problème que les physiciens nomment le "paradoxe de l'information". En 1972, le physicien israélien Jacob Bekenstein, alors installé aux Etats-Unis, tombe sur une contradiction : la singularité, ce point infiniment dense qui règne au cour de trous noirs et dont l'existence est prédite par la relativité générale, s'oppose à un principe fondamental de la physique quantique, le principe de réversibilité. La théorie de l'infiniment petit est en effet formelle : l'information contenue dans un système quantique doit demeurer constante ou être transmise à l'environnement. La température des gaz qui tombent dans un trou noir, leur vitesse, leur direction, ne peuvent être perdus. Ils ne peuvent donc s'évaporer dans une singularité, comme l'affirme la relativité. Le problème se renforce 2 ans plus tard, quand le physicien britannique Stephen Hawking, qui s'était lancé dans l'analyse du comportement d'un champ quantique au voisinage d'un trou noir découvre, à sa grande stupéfaction, qu'il rayonne. C'est là que la deuxième porte spatiotemporelle entre en scène, cet étrange phénomène qui lie 2 particules par-delà l'espace, comme si elles ne faisaient qu'une, ce lien fantôme moqué par Einstein et qui a pris place au cour de la théorie de l'infiniment petit : l'intrication.

HAWKING ET SON RAYONNEMENT : Les calculs d'Hawking montrent en effet qu'au niveau de l'horizon des événements, cette sphère qui délimite le trou noir, des phénomènes quantiques se produisent : des paires de particules et d'antiparticules intriquées ne cessent d'apparaître dont l'une plonge dans le trou noir et l'autre s'en échappe. Poussant le phénomène à la limite, Hawking conclut alors qu'un trou noir peut s'évaporer jusqu'à disparaitre... et donc perdre définitivement toutes les informations qu'il contient. "On trouve dans les années 1970 que l'horizon mange tout, qu'il ne se souvient pas de ce qu'il a mangé, et qu'il transforme tout en chaleur, explique Josif Bena, spécialiste du sujet au CEA, à Saclay. Si l'on envoyait un disque dur contenant la 9e symphonie de Beethoven dans un trou noir, il serait avalé. Et la radiation qui ressortirait ne serait que du bruit thermique". Quelque chose se perd à l'entrée des trous noirs. Les portes spatiotemporelles posent problème.
La situation demeure bloquée jusqu'à ce qu'en 1985, Gerard 't Hooft et Leonard Susskind proposent une idée renversante : l'horizon pourrait refléter tout ce qui est contenu dans le volume qu'il délimite. Les informations de ce qui entre dans le trou noir, la vitesse des gaz, leur température, mais aussi l'état des particules, ne disparaîtraient pas dans la singularité. Ils resteraient stockés en surface. Ainsi, le principe de réversibilité serait sauvé et la physique quantique avec lui ! Dans la foulée, 2 découvertes viennent appuyer l'idée. Le physicien John Preskill, du California Institute of Technology, montre que le rayonnement de Hawking n'est pas qu'un signal désordonné. En plus de la chaleur, il pourrait transporter les informations vers l'environnement. Il constituerait donc un mécanisme qui permet de sauver les informations dans le cas extrême où un trou noir s'évaporerait jusqu'à disparaître. Et Juan Maldacena, de l'université de Princeton, formalise le principe holographique. En se basant sur la théorie des cordes, il invente un modèle d'univers en trois dimensions gouverné seulement par la gravité qui est lié à une surface en deux dimensions sur laquelle particules et champs obéissent uniquement... aux lois quantiques. Les portes deviennent le lieu de la réconciliation : pour la première fois, la relativité générale et la physique quantique se parlent. Elles interviennent au sein d'un même mécanisme, en toute harmonie : l'état des particules de matière avalées par les trous noirs ne se perd pas dans un gouffre obscur. Il se code sur l'horizon des événements et peut être recraché à tout moment via le rayonnement de Hawking.

L'INTRICATION EST "MONOGAME" : Lors de la formulation définitive de la théorie en 1997, beaucoup pensent que le paradoxe de l'information est enfin résolu et qu'avec lui, la révolution de la physique est en train de se produire. De nombreux chercheurs s'emparent du principe holographique pour bâtir des théories qui, unissant quantique et relativité, décriraient tout l'Univers, depuis l'infiniment petit jusqu'à l'infiniment grand. "La découverte de Maldacena était tellement forte que la plupart des physiciens ont alors pensé que le paradoxe avait définitivement été levé, se rappelle Joseph Polchinski. Même si personne n'avait expliqué précisément comment la radiation de Hawking pouvait extraire des informations du trou noir... Nous pensions tous que cela allait venir rapidement".
Las, lorsqu'ils regardent de plus près le rayonnement des trous noirs, les physiciens tombent sur un autre problème. Et il est lié à la fameuse intrication quantique. La théorie de Hawking dit qu'à la frontière du trou noir, sur l'horizon, une particule et une antiparticule intriquées peuvent se former et qu'ensuite, l'une tombe dans le gouffre et l'autre jaillit vers l'espace. Jusqu'ici tout va bien... sauf que les physiciens s'aperçoivent que la particule qui échappe au trou noir peut très bien être intriquée avec toutes les autres particules du rayonnement de Hawking qui se sont formées avant. Or, la physique quantique stipule que l'intrication est monogame : une particule ne peut pas être intriquée avec 2 systèmes indépendants en même temps, car ceux-ci pourraient alors lui imposer des états contradictoires... Conséquence, il doit se passer quelque chose près du trou noir qui casse l'une des deux intrications. On en arrive à cette conférence de 2013, où Joseph Polchinski, pose la question fatidique. Le chercheur propose de sortir de l'ornière au prix de l'invention d'un nouveau phénomène : un mur de feu, selon ses termes ("firewall") qui détruirait l'intrication entre les particules qui plongent dans le trou noir et celles qui en émergent. "En fair, l'équipe de Polchinski a repris et approfondi une idée proposée par Samir Mathur en 2002, mais que personne n'avait acceptée alors, précise Iosif Bena. Il avait démontré que pour que l'information sorte, quelque chose doit se passer à l'horizon et il a été le premier à concevoir un objet physique qui remplit ce rôle : le 'fuzzball' - la pelote, en français". L'idée de ce théoricien de l'université d'Ohio était de remplacer le trou noir par un embrouillamini de cordes infiniment petites qui, de loin, pourrait ressembler à une boule de gaz agités. Le gouffre gravitationnel émergeait alors d'une matière quantique. Et son horizon pourrait être comparé à un phénomène thermodynamique - comme la surface d'un front de haute pression dans l'atmosphère - où des choses peuvent se passer.
Dix ans plus tard, en 2012, Ioseph Polchinski et ses collaborateurs reprennent le modèle de Mathur et l'approfondissent : ils inventent un mur de feu en forme de couche sphériqne à la frontière des trous noirs. Ainsi, tout objet plongeant dans le gouffre se trouverait mis en pièce au niveau de l'horizon des événements par un intense flux d'énergie. Problème : la relativité générale ne dit rien d'un tel mur. Pis, ses équations décrivent la frontière des trous noirs comme une sphère virtuelle, un lieu pareil à tout autre dans l'espace, sans matière ni substance, qu'un voyageur peut traverser sans s'en apercevoir. "Du point de vue de la relativité, l'horizon des événements est d'épaisseur nulle, résume Iosif Bena. Il est très difficile de lui attribuer une structure". Que se passe-t-il quand on tombe dans un trou noir ? Et voilà que la question fait jaillir de nouveau une opposition frontale entre les lois de l'infiniment petit et celles de l'Univers à grande échelle. "On est dans un paradoxe, conclut Jean-Pierre Lasota, spécialiste de la relativité générale à l'Institut d'astrophysique de Paris. On annule le principe qui conduit aux équations de la relativité, à la frontière d'un objet issu de ces équations". II fandrait donc s'appuyer sur l'espace-temps d'Einstein à l'extérieur des trous noirs et accepter qu'il n'existe pas à l'intérieur. "Ce que veulent Polchinski et ses collègues c'est garder Einstein pour décrire la structure du trou noir, et en même temps l'évacuer localement en mettant un mur de feu, ajoute Jean-Pierre Lasota. Cela n'est pas possible".

MODIFIER LES LOIS D'EINSTEIN ? Depuis, les physiciens s'opposent violemment. Même Stephen Hawking est sorti de son silence il y a quelques semaines pour proposer via un article au titre provocateur, "Il n'y a pas de trous noir" - ni plus ni moins que de modifier les lois d'Einstein autour de l'horizon des événements... "Et c'est là que l'hypothèse de Maldacena et Susskind tombe comme un pavé dans la mare", ajoute Iosif Bena. Avec leur équivalence entre le trou de ver et l'intrication, les deux physiciens parviennent en effet à résoudre le problème : si ER=EPR, il n'y a pas deux particules, une qui entre et une qui sort du trou noir... Le rayonnement de Hawking nait de la formation d'une unique particule qui, placée au centre d'un trou de ver, devient visible des deux de l'horizon !
Pour l'instant, impossible de trancher entre les deux visions. La solution des murs de feu a l'avantage d'être appuyée par des calculs issus de la théorie des cordes... mais elle met à mal la relativité générale d'Einstein. La solution ER=EPR a l'avantage de proposer une alliance sans heurts des théories quantique et relativiste... mais elle manque pour l'instant d'une base fondamentale. "Une seule chose est sûre pour l'instant : le fuzzball, le mur de feu, et ER=EPR sont les seuls qui peuvent résoudre le paradoxe de l'information sans faire appel à des idées bidon", conclut Iosif Bena. Les physiciens le sentent. Ils sont sur le seuil de la porte... vers la théorie du tout. "La difficulté a été de transformer un paradoxe en question qui soit à la fois techniquement précise, physiquement raisonnable et que l'on pourrai peut-être trancher, explique Constantin Bachas, théoricien à l'Ecole normale supérieure à Paris. On a fait un pas dans cette direction : on a trouvé un problème théorique qui pourrait orienter la recherche d'une théorie de gravité quantique. Que se passe-t-il quand on plonge dans un trou noir ? Voilà la question qui devrait amener les physiciens à réconcilier les atomes, les pommes, les planètes et les étoiles.

SCIENCE & VIE N°1161 > Juin > 2014
 

   
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