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De Zéro à l'Infini, l'Impossible Inventaire

Le zéro n'est pas rien, l'infini est plusieurs, Π n'a pas l'air naturel... Les nombres nous en font voir de toutes les grandeurs ! Irrationnels, imaginaires ou transcendants... les mathématiciens ne cessent de découvrir des nombres aux propriétés étranges.

Quoi de plus ordinaire que les nombres ? Ce n'est pas pour rien qu'on les qualifie de naturels ! Mais les mathématiciens ne se contentent pas de les utiliser pour compter : ils démontrent, imaginent, conceptualisent. Regroupant les nombres en fonction de leurs propriétés, ils construisent des structures dans lesquelles effectuer des calculs. Après une évolution de plusieurs millénaires, ils ont abouti à des familles de plus en plus riches, des structures mathématiques de plus en plus éloignées de la réalité tangible ou habituelle. Jusqu'à décrire des nombres imaginaires... "Les nombres recouvrent tous les possibles ; ce sont en quelque sorte des modèles d'univers qu'il s'agit de décoder", se passionne le Canadien Simon Plouffe.

LES IRRATIONNELS ENTRENT EN SCÈNE

La scansion de 1, 2, 3, 4, 5, 6... a rythmé nos années de maternelle. Il s'agit du début de l'ensemble des entiers naturels, les entiers positifs, noté N. Jusque-là, pas de problème. Le premier choc vient à l'école élémentaire avec l'ensemble Q des rationnels, ces nombres qui s'écrivent comme un rapport de deux entiers - par exemple 1/5, 2/3 ou 3/7. Leur développement décimal, c'està-dire le nombre de chiffres après la virgule qu'ils comportent, peut être fini - on les appelle alors décimaux - ou non. Ainsi 1/4 = 0,25 a un développement fini, 1/3 = 0,333333 ... ne finit jamais.
Deuxième choc avec les nombres négatifs : quand j'ôte trois oranges de deux oranges, il reste moins une orange (2 - 3 = -1)... Conçept tout sauf naturel, mais cela ne dérange nullement le mathématicien qui y voit un outil de calcul bien utile. Toutefois, s'il est fait mention dès le VIè siècle en Inde, de négatifs, assimilés à des dettes, ils n'accéderont au statut de nombres à part entière qu'avec la construction de l'ensemble des entiers relatifs, regroupant les entiers positifs et négatifs, par Richard Dedekind à la fin du XIXè siècle. Un ensemble noté Z.
Plus tard, au collège (mais historiquement dès l'Antiquité grecque), nous découvrons que certains nombres ne peuvent s'exprimer sous la forme d'un rationnel. L'exemple le plus frappant est celui de la diagonale d'un carré dont le côté est égal à 1 : cette diagonale vaut √2, un nombre qui ne peut être écrit sous forme d'un quotient d'entiers. Et voilà comment les irrationnels entrent en scène. Munis des relatifs, des rationnels et des irrationnels, les Allemands Richard Dedekind et Georg Cantor formalisent à la fin du XIXè et au début du XXè siècle un grand ensemble, celui des réels (R). Pourquoi "réels" ? Parce qu'ils sont les plus proches de notre idée de la réalité. Pensons à une droite graduée partant de moins l'infini à plus l'infini. Sur cette droite, arrêtons-nous en différents endroits. À chaque arrêt, et à condition bien sûr d'imaginer que nous avons un instrument de mesure infiniment précis, nous pouvons marquer un point dont la distance au point 0 est un nombre réel. Où que nous soyons sur la droite, il existe un nombre, et c'est en ce sens qu'il est "réel". Malgré cela, les nombres réels défient eux aussi notre intuition, car ils possèdent une étrange propriété : on ne peut les dénombrer. La notion de dénombrabilité a été introduite par Cantor, le magicien des nombres qui, dès 1874, a distingué deux sortes de nombres réels. D'une part, les nombres algébriques, c'est-à-dire qui sont la solution d'une équation polynomiale à coefficient entier (comme 3x² + 5x - 1 = O ou x³ - 7 = O) ; d'autre part, les nombres qui ne sont pas solution de telles équations, appelés transcendants. Si Cantor montre que les nombres algébriques sont dénombrables (on peut les compter), il montre également que les nombres transcendants ne le sont pas. Autrement dit, l'ensemble des nombres réels est une infinité non dénombrable, constituée en très grosse majorité de nombres transcendants.
Infinis, non dénombrables... Les transcendants ont tout pour rester mal connus ! Car pour démontrer qu'un nombre est transcendant, il faut vérifier qu'il n'est le résultat d'aucune équation. La transcendance de nombres particuliers tels π ou e (encadré ci-dessous) a été établie en 1882, mais on ignore toujours si Ππ ou ee sont transcendants. Autre difficulté : les décimales de ces réels transcendants sont aléatoires. Pour les définir, il faudrait les écrire complètement, ce qui demanderait un temps et une place infinis ! La plupart des réels ne sont donc pas définissables.

LES VEDETTES DES MATHÉMATIQUES
Tous les nombres naissent égaux... Mais certains, plus remarquables que d'autres, deviennent des outils indispensables.


√2 = 1,414213562...
Moins prestigieux que Π, l'irrationnel √2 a pourtant fasciné les mathématiciens, mais aussi les philosophes ou les architectes. Il y a 4000 ans déjà, une tablette d'argile babylonienne portait un carré et la mesure de sa diagonale. L'évaluation au dix-millième près de sa valeur dénote l'utilisation d'une méthode de calcul, car une mesure de cette précision était alors impossible avec une règle et un compas. Pour les Grecs qui attribuaient une importance particulière à la notion de nombre entier, on raconte que ce fut un choc lorsque les pythagoriciens comprirent que la diagonale d'un carré de côté 1 ne pouvait s'écrire comme le rapport de deux entiers (√2 est un irrationnel). Les architectes ont largement utilisé cette proportion, par exemple Thomas Jefferson lorsqu'il a conçu l'université de Virginie. Plus incongru, notre feuille de papier A4 et toutes les feuilles analogues montrent un rapport entre la longueur et la largeur voisin de √2. Un système proposé par l'Allemand Georg Christoph Lichtenberg en 1786, reconnu aujourd'hui au niveau mondial. Son avantage est qu'en pliant un tel rectangle dans le sens de la longueur, on obtient un rectangle deux fois plus petit et dont la longueur et la largeur sont encore dans un rapport √2.

e = 2,7182728284...
Beaucoup plus récente que Π ou que √2, la constante e, baptisée constante de Neper ou base du logarithme néperien, est devenue l'une des plus importantes des mathématiques. Ce nombre irrationnel et transcendant apparaît dans de multiples applications. Il provient de la fonction logarithme, un type de fonction qui transforme les produits en somme, réciproque de la fonction exponentielle. Le nombre e est ce que devient la suite (1 + n)n lorsque n s'approche de l'infini (on parle de limite de la suite). La fonction exponentielle à laquelle il renvoie apparaît dans presque tous les domaines des mathématiques et de la physique. Bref, un nombre à tout faire, qui intervient aussi dans la formule due au mathématicien suisse Leonhard Euler (XVIIIè siècle) e+1=0, liant tous les nombres vedettes des mathématiques, "la plus belle formule des mathématiques" d'après un sondage réalisé auprès des spécialistes. P. P.

Ω : UN NOMBRE EST NÉ
Les mathématiciens ne cessent d'inventer des nombres. L'un des plus étonnants est Ω, que l'on doit à l'Argentino-Américain Gregory Chaitin, en 1973. "Je cherchais un exemple naturel de hasard dans les mathématiques", raconte-t-il. Ω représente la probabilité qu'un programme informatique sélectionné au hasard s'arrête. Si un programme consiste à additionner les chiffres de 1 à 10, il s'interrompra forcément : la probabilité sera donc de 100 pour 100, donc Ω vaudra 1. Mais s'il est plus complexe, difficile d'évaluer Ω. "Sa valeur dépend du choix du langage de programmation", explique Gregory Chaitin. De manière générale, Ω peut s'exprimer comme une suite de puissances de 1/2. En effet, supposons que l'on puisse écrire tous les programmes du monde sous la forme d'une suite de trois ou cinq bits et que, parmi ces programmes, seuls deux soient capables de s'arrêter, 001 et 01001 ; prenons une pièce avec un 1 marqué du côté face et un 0 du côté pile : chaque fois que l'on lance la pièce, on a une chance sur deux de trouver 1 ou 0. Ainsi la probabilité de former la suite 001 en lançant trois fois la pièce est de 1/2 X 1/2 X 1/2 = 1/2³. Quant à la probabilité de former la suite 01001, elle est de 1/25. Ω, défini ici comme la probabilité de tomber sur les programmes 001 et 01001 seuls capables de s'arrêter parmi l'ensemble des programmes à trois ou cinq bits, vaut donc 1/2³+ 1/25=0,15625. Dans la réalité, les programmes peuvent avoir autant de bits que l'on veut. Ω est ainsi la somme de nombreuses puissances de 1/2. Mais pas toutes ! Car certains programmes sont invalides, d'autres ne doivent pas être comptés deux fois. "Ω révèle que les mathématiques sont plus proches de la biologie que de la physique théorique, conclut Gregory Chaitin. Dans cette dernière discipline, il y a toujoûrs l'espoir de trouver la théorie du tout. Mais l'existence de Ω montre que les mathématiques contiennent une complexité infinie". STÉPHANE FAY

PASSAGE PAR L'IMAGINAIRE

Partons maintenant vagabonder dans un autre monde, celui où existent des carrés de nombres négatifs. Impossible, me direz-vous, puisqu'un carré est toujours positif. Oui... dans le monde réel. Mais au début du XVIè siècle, pour résoudre l'équation du troisième degré x³ = 15x + 4, le mathématicien italien Jérôme Cardan s'est trouvé, après quelques manipulations et l'introduction d'une variable intermédiaire y, face à une équation du type y² = -121. Une équation a priori impossible à résoudre... Nullement découragé, Cardan a imaginé d'utiliser un nombre qu'il a noté √-l (aujourd'hui noté i) pour signifier que son carré était égal à -1. Grâce à cet artifice, il a trouvé la solution de l'équation initiale : 4. Les nombres imaginaires - ainsi qualifiés par René Descartes -, c'est-à-dire dont le carré est par définition négatif, étaient nés.
Assez vite, les algébristes se sont rendu compte que ces nombres imaginaires constituaient des artifices de calcul bien utiles. Aujourd'hui, le concept a été étendu, et l'on nomme nombre complexe un nombre dont une partie est réelle et l'autre imaginaire. Si le nombre z est un complexe, on écrit z = a + ib, a étant sa partie réelle et b sa partie imaginaire. Ainsi, les nombres réels sont des cas particuliers de nombres complexes, ceux dont la partie imaginaire est nulle. Réciproquement, les nombres dont la partie réelle est nulle sont qualifiés de nombres imaginaires purs.
Les nombres complexes permettent de résoudre des problèmes de géométrie dans le plan. Mais on peut aller encore plus loin : les mathématiciens se sont aperçus qu'ils avaient aussi des propriétés analytiques étonnantes, au point d'avoir donné naissance à un nouveau domaine des mathématiques, l'analyse complexe. Apparue au milieu du XIXè siècle, celle-ci s'est révélée un puissant outil, notamment en théorie des nombres. Notre exploration est-elle terminée ? Pas tout à fait, car ont encore été inventés des ensembles plus vastes (comme celui des quaternions, extension des nombres complexes à quatre dimensions), mais moins utiles. Au final, les nombres du mathématicien peuvent être agencés en des ensembles de plus en plus vastes, certains s'emboîtant dans les autres : entiers naturels, entiers relatifs, décimaux, rationnels, transcendants, irrationnels, réels et complexes.

VERS LES NOMBRES UNIVERS

On peut s'amuser à classer les nombres autrement. Plusieurs mathématiciens ont ainsi élaboré des dictionnaires de nombres remarquables. "Mais ces encyclopédies sont, par définition, impossibles à réaliser, car le plus petit entier positif qui n'est pas dans le dictionnaire est de ce fait un nombre remarquable, et devrait y figurer", plaisante Jean-Paul Delahaye, professeur d'informatique à l'université de Lille. Aujourd'hui, de nombreuses bases de données permettent de trouver des nombres parfaits (un nombre qui est la somme de ses diviseurs stricts, tel 6=1x2x3=1+2+3, est parfait), des nombres premiers jumeaux (deux nombres premiers séparés par seulement un nombre pair, tels 11 et 13), et toutes sortes d'autres aux propriétés étonnantes.
Parmi eux, existe-t-il des nombres qui auraient plus de particularités ? Autrement dit, peut-on mesurer la richesse d'un nombre ? Utilisant la base de données de l'encyclopédie en ligne des suites numériques de Neil Sloane, l'informaticien Philippe Guglielmetti a placé sur un graphique, pour chaque entier jusqu'à 10.000, son nombre d'occurrences dans la base. Un nombre apparaissant de nombreuses fois est placé plus haut sur le graphique. Il a vu apparaître une zone plus élevée que l'autre. "Certains nombres seraient donc plus "intéressants" que d'autres, sans qu'on parvienne à expliquer pourquoi", s'étonne Jean-Paul Delahaye. Pour finir ce voyage à travers les nombres, approchons les plus fascinants : les nombres univers. Des réels dans le développement décimal desquels on trouve n'importe quelle succession de chiffres de longueur finie (on ignore si Π possède cette propriété, même si on le soupçonne). La constante de Champernowne en base 10, construite comme succession de tous les entiers (C10 = 0,123456789101112131415161718192021...), en est un. Dans un tel nombre, on trouve votre numéro de téléphone ou de sécurité sociale. Mais aussi, codés en chiffres, tous les livres écrits et à venir... Plongée vertigineuse vers l'infini.

P.P. - SCIENCES ET AVENIR H.S. > Octobre-Novembre > 2009
 

   
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