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Insectes, Méduses, Krill dans notre Alimentation

Combien d'Insectes Avalons-nous chaque Année ?

ÇA M'INTÉRESSE Questions N°39 > Juillet-Septembre > 2022

Quels Insectes se met-on sous la Dent ?

GEO EXTRA N°2 > Mai-Juillet > 2015

Quelle Place dans nos Assiettes ?

Ils sont couramment consommés dans certaines regions du monde. Mais en Europe, laborotoires de recherche et industriels commencent seulement à travailler de concert pour exploiter cette formidable source de protéines noturelles. Reste quelques obstacles : réglementaires, techniques... et culturels ?

Quelque 2,3 millions de téléchargements en 24 heures. Le document qui a suscité cet engouement en mai dernier n'est pas le dernier album de Daft Punk, mais un rapport de 190 pages édité par l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO). Son objet : les insectes comestibles. L'enjeu : la sécurité alimentaire animale et humaine. Alors que la population mondiale pourrait atteindre 9,3 milliards de personnes vers 2050, que les ressources et les terres se raréfient et que les environnements se dégradent, la thématique des protéines rencontre un fort écho, notamment en Europe, largement dépendante de l'importation pour nourrir son bétail. Selon Paul Vantomme, de la FAO, les insectes possèdent 3 atouts : "Un seuil d'entrée social bas, autorisant quiconque dans les pays en voie de développement à commencer un petit élevage artisanal ; un taux de conversion alimentaire élevé, c'est-à-dire qu'ils nécessitent peu d'aliments par rapport à la quantité de protéines qu'ils produisent ; enfin, la possibilité de valoriser nos déchets". Qu'on se rassure. Si la FAO met scorpions et araignées dans la catégorie des "insectes comestibles", pour le consommateur européen, les chercheurs s'intéressent plutôt au grillon, au ver de farine (Tenebrio molitor) et à Hermetia illucens, la mouche soldat, espèces bien documentées dans la littérature entomologique. Mais il n'y a pas que les insectes.
L'océan abrite aussi des réservoirs potentiels de protéines. Etudiées de près, les différentes familles d'algues présentent un intérêt protéinique contrasté. Les rouges ayant les plus riches teneurs (de 8 à 47 % de leur poids sec, contre 25 % pour le soja). Le krill, ce plancton constitué de minuscules crustacés, excite également les convoitises. Sa biomasse est considerable : jusqu'à 500 millions de tonnes, soit 5 fois le tonnage mondial des pêches de capture (90,4 tonnes en 2011) ! Cet "or rose" ne devrait être pêché en 2013 qu'à hauteur de 200.000 tonnes, pour un quota de 8,7 millions de tonnes, établi par la Commission pour la conservation de la faune et de la flore marines de l'Antarotique. Il est destiné aux fermes d'aquaculture (sous forme de farine) ou à la production d'huile, un complément alimentaire riche en oméga 3 et en antioxydants. Enfin, en mai 2013, la FAO préconisait "le développement de produits à base de méduses pour l'alimentation... comme moyen de lutter contre leur prolifération, qui menace la biodiversité marine. Quant à produire à l'échelle industrielle des insectes, personne en Europe n'y est encore prêt. La recherche s'y intéresse depuis peu. Le mouvement est pourtant bel et bien amorcé : aux Pays-Bas, le laboratoire d'entomologie de Wageningen est très impliqué dans la promotion de l'entomophagie et centre sa recherche sur l'élevage.

FAITS & CHIFFRES : Dans les pays développés, la consommation de protéines animales s'élève en moyenne à 80 kg par personne et par an (120 kg aux États-Unis), contre 25 kg dans les pays en dévelopement. D'ici à 2050, ces besoins pourraient augmenter de 70 à 8 0%. On recense aujourd'hui quelque 2,5 milliards de consommateurs d'insectes dans le monde.

LA FRANCE INVESTIT

Comme l'explique Arnold van Huis, "nous travaillons sur les types de fumier convenant le mieux à la mouche soldat. Nous cherchons aussi à mesurer l'effet de différents déchets organiques, plus ou moins riches en protéines, sur la qualité des vers de farine". Un consortium britannique s'est, lui, constitué fin 2012 autour de la problématique de l'extraction des protéines d'insectes. Et, en Belgique, l'université Agro-BioTech de Gembloux compte produire une poudre d'insectes, nourris avec des invendus du groupe Carrefour, partenaire de l'étude... La France n'est pas en reste. Financé à hauteur d'un million d'euros par l'Agence nationale de la recherche, le projet Desirable vise à produire une protéine destinée aux industries halieutique et avicole. C'est un projet complet, explique son coordinateur, Samir Mezdour, de l'école européenne AgroParisTech : "Nous balayons tous les sujets, de la source d'alimentation des insectes aux tests au niveau de l'alimentation animale, en passant par leur transformation et en intégrant ce qui concerne la durabilité et l'impact sociétal pour le consommateur".

ALGOCULTURE EN BRETAGNE

À l'initiative du projet, l'entreprise Ynsect est chargée de concevoir et d'exploiter l'unité de production, une "bioraffinerie d'insectes" dont le pilote est attendu en 2015. Un défi de taille pour Jean-Gabriel Levon, l'un des fondateurs : "On a tout à inventer. Aujourd'hui, l'élevage d'insectes est extrêmement manuel : les acteurs sont des éleveurs, pas des industriels". Pour ce qui concerne la production destinée à l'alimentation humaine, c'est la société toulousaine Micronutris qui innove : elle s'est lancée en 2011, en marge de toute recherche publique. Elle a aussi inventer le métier, explique son gérant, Cédric Auriol : "Nous avons développé un savoir-faire en interne inexistant dans les laboratoires d'entomologie, qui n'ont pas les mêmes logiques de production et de sécurité. Notre local de production, de 700 m², existe, mais c'est encore un laboratoire, nous optimisons nos processus".
Si la plupart des acteurs européens se focalisent sur l'alimentation animale, c'est que l'utilisation des insectes n'est pas encore légalisée pour la chaîne alimentaine humaine. Il en va autrement du côté marin. En France, 24 espèces d'algues sont consommables par l'homme, dont des macro-algues brunes, rouges et même vertes - cuisinées en Asie sous le nom de "laitue de mer", elles sont plus connues chez nous pour les pollutions qu'elles entraînent sur les plages. Pour autant, notre production reste marginale et centrée sur l'industrie. Une filière organisée d'algoculture pour l'alimentation humaine s'est toutefois lancée en Bretagne en 2012. Concernant le krill, "la France ne s'intéresse absolument pas à cette ressource, ce sont les Norvégiens qui sont très en pointe", note Guy Duhamel, directeur du département Milieux et peuplements aquatiques au Muséum national d'histoire naturelle, à Paris. Des chercheurs ont quant à eux réussi à maitriser la reproduction artificielle d'une espèce de méduses de grande taille (Rhopilema esculentum) et ont lancé, en 1984, un vaste programme de restockage : des centaines de millions de petites méduses nées en laboratoire sont relâchées dans le milieu sauvage, transformant la baie de Liaodong (Chine) en un vaste bassin d'élevage de 8000 km². Un succès scientifique ? la négation d'un écosystème et de sa productivité naturelle selon Philippe Cury, directeur de recherche à l'Institut de recherche pour le developpement : "La méduse ne va pas nourrir l'humanité. Nous proposer d'en manger revient à ne rien faire pour éviter leur pullulement".
Toutes ces protéines sont-elles sans danger pour la consommation humaine ? Si les crustacés présentent un risque d'allergies lié à des protéines résistantes à la cuisson - les tropomyosines -, on sait que ce risque existe aussi chez les insectes. Pour le connaître, ce qui est indispensable avant d'envisager toute alimentation humaine, les chercheurs de l'université de Wageningen tentent de déterminer à partir d'échantillons sanguins s'il existe une allergie croisée entre crustacés ou acariens et insectes. Des essais cliniques sur l'homme doivent suivre.

POUSSER LA RECHERCHE

Grippe aviaire, fièvre aphteuse, encéphalopathie spongiforme bovine, fièvre porcine... On connait les conséquences dramatiques de certaines zoonoses (infections et infestations transmissibles de l'animal à l'homme). Selon le FAO, il n'existe actuellement aucun cas connu imputable à la consommation d'insectes. Les chercheurs s'accordent à penser que le risque est faible, compte tenu de la grande distance génétique entre mammifères et insectes. Tout en reconnaissant que ce sujet exige davantage de recherches - ce qu'intègre le projet français Desirable, auquel est associé un laboratoire du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), chargé d'étudier les prions et les infections atypiques. Autre danger potentiel : les toxines chimiques que les insectes ingèrent en se nourrissant. Le sujet doit également être étudié prochainement à Wageningen. Par ailleurs, le risque invasif suppose certaines précautions, essentiellement d'ordre technique. Pour Paul Vantomme, mieux vaut investir dans les espèces indigènes : "Criquets, sauterelles ou vers de farine ne posent pas de problème car ils sont partout.
Insectes, krill, algues, méduses. Tient-on le réservoir de protéines naturelles qui bouleversera nos habitudes alimentaires ? Pour l'heure, il est délicat de se prononcer sur l'avenir des protéines à six pattes. Très peu de résultats scientifiques ont été publiés. Mais d'ici 5 ans, les laboratoires de recherche devraient être en mesure de conseiller les éleveurs. En dehors de l'aspect réglementaire (voir encadré ci-dessous), les freins seront alors, avant tout, d'ordre technique. En la matière, le maître mot est automatisation - le reste est affaire de secrets d'éleveurs, dont le savoir-faire se construit par essais et erreurs.

LÉGISLATION : ÇA BLOQUE ENCORE
L'interdiction d'une dégustation d'insectes dans la Drôme en avril 2013 rappelle que leur commercialisation n'est pas autorisée en France
. Depuis 1997, les "nouveaux aliments" destinés aux humains entrent dans le champ d'application du règlement "novel food" de la Communauté européenne. Il soumet toute denrée à une procédure d'évaluation drastique avant sa mise sur le marché, bloquant le développement des filières d'insectes pour l'alimentation humaine. Ce flou devrait être levé à partir du deuxième semestre 2013, mais les acteurs de ce secteur tablent surtout sur l'établissement d'un historique de consommation en Europe pour que certaines espèces sortent du champ d'application de ce règlement. La Commission européenne étudie également la possibilité d'alimenter avec des insectes des poissons et volailles naturellement insectivores.

"UNE VISION SCIENTISTE"

In fine, le challenge est économique : parvenir à des coûts de production qui soient compétitifs avec ceux des protéines classiques - soja, maïs et surtout farine de poisson. On en est encore loin. Les groupes agroalimentaires, sur la réserve, pourraient alors augmenter leur cout versé à la recherche universitaire aujourd'hui symbolique, et les insectes s'inviter véritablement dans nos assiettes. Du côté du krill, le potentiel existe : "Dans quelques années, il pourrait représenter jusqu'à 5 % des captures mondiales", estime Guy Duhamel. Mais il est fragile : c'est une réserve de biomasse inadaptée à la culture et touchée par le réchauffement. "Le risque est d'entrer en concurrence avec les prédateurs naturels, d'où les recherches écosystémiques actuelles", tempère Guy Duhamel.
Pour certains, chercher la réserve de protéines du futur n'est pas une bonne façon d'aborder les questions de sécurité alimentaire. "Quand on a épuisé une ressource, on prend toujours la science comme une rustine pour passer à autre chose. Mais à la fin, on ne peut plus passer à autre chose", s'alarme Philippe Cury. Même son de cloche chez Jean-Louis Rastoin, directeur de la chaire Unesco "Alimentations du monde" de Montpellier SupAgro, qui ne croit pas à la piste des insectes : "Tout cela revient à artificialiser la consommation alimentaire. C'est une vision scientiste qui néglige complètement l'aspect social et culturel des aliments". Si elles se développent, ces protéines seront vraisemblablement cantonnées à des utilisations locales, là où elles sont déjà acceptées par la population, comme dans le cas des algues, ou là où il existe un déficit en protéines. Par ailleurs, les enjeux ne se limitent pas à nos palais délicats : les micro-algues sont aussi étudiées en vue de produire des carburants verts. Les insectes, quant à eux, pourraient contribuer à diminuer la teneur en ammoniac et nitrates des énormes quantités de lisier que nous produisons.
En 2010, le "repas gastronomique des Français", pratique sociale coutumière destinée à célébrer les moments les plus importants de la vie des individus et des groupes était classé au patrimoine culturel immatériel de l'humanité par l'Unesco. Un patrimoine dans lequel le ver de farine, la laitue de mer ou la méduse devront gagner leur place.

DES GOÛTS ET DÉGOÛTS
Dans les années 1980, le psychologue américain Paul Rozin définissait le "facteur dégoût" comme une répulsion à l'idée d'ingérer des objets "contaminants"
, aptes à rendre tout aliment impropre à la consommation par simple contact. En Occident, nous assimilons la consommation d'insectes à un comportement "primitif", sujet à un jugement d'ordre moral. À l'opposé des dégustations gastronomiques qui jouent sur le folklore de l'insecte entier, les industriels songent avant tout à le masquer en le réduisant en poudre. Le nom a aussi son importance : pourquoi ne pas parler de "mini-bétail" ou de "crevettes du ciel", en référence à une tribu de l'Utah (États-Unis) qui, goûtant des crevettes, les auraient nommées "criquets de la mer". Le dégoût prend racine dans notre culture, et celle-ci définit les règles de ce qui est comestible. Il n'est donc pas dit que le marketing suffise à infléchir nos préférences alimentaires.

L.B. - SCIENCE & VIE > Septembre > 2013
 

   
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