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Les Nano-Machines

La Première NanoCourse du Monde


M.V. - SCIENCE & VIE N°1195 > Avril > 2017

Les Nano-Machines

Un millionième de millimètre. À cette échelle, la matière change de visage. Supplantée par la force de van der Waals, la gravité n'a plus cours.

Répondant aux déroutantes propriétés de la physique quantique, les particules traversent des murs infranchissables à notre échelle. Excitées par l'agitation thermique, les molécules se déplacent en tous sens à des vitesses vertigineuses. Bienvenue dans le monde nanométrique. Nous ne sommes pas encore dans l'infiniment petit des particules élémentaires, mais pourtant déjà dans un monde incroyablement différent. Le nanomonde n'est pas la version miniature de notre monde, il est un autre monde. Un monde obéissant à d'autres lois qui confèrent à la matière des propriétés exceptionnelles.
Cela fait un moment que les scientifiques ne se contentent plus d'observer ce monde. Depuis la fin du XXè siècle, sous leurs pointes les plus fines, ils parviennent à modifier des agencements d'atomes, créant ainsi des assemblages dotés de propriétés inédites. Conjuguant les savoirs et savoir-faire des physiciens, chimistes et industriels, les nanomatériaux ont aujourd'hui investi notre quotidien. Articles de sport, vêtements, ordinateurs, cosmétiques... ils sont partout, ou presque. Une révolution ? Disons plutôt une progression rapide des techniques, marquée par quelques sauts qualitatifs remarquables.
Mais l'histoire ne va pas s'arrêter en si bon chemin. Dans les laboratoires, une authentique révolution se prépare. Au fur et à mesure qu'ils progressent dans la compréhension des phénomènes et dans la maîtrise des techniques, les scientifiques parviennent à mettre au point non plus seulement des nanomatériaux, mais des nanomachines. Celle-ci coupe, cette autre déplace ou écrase... comme le feraient les machines-outils auxquelles nous devons l'essentiel de nos produits manufacturés. Le tout, à l'échelle nanométrique. À ce stade, la matière se sculpte selon un schéma programmé. Nous n'y sommes pas encore, mais les premiers outils sont prêts. S&V a mené l'enquête dans les coulisses de la prochaine révolution industrielle. Fascinant.

PRÊTES POUR LA RÉVOLUTION INDUSTRIELLE : Elles roulent, élèvent, compriment, plient... comme des machines-outils. Sauf que ces nanomachines, nées de la chimie, agissent au milliardième de mètre ! Là, au niveau moléculaire, le monde obéit à d'autres lois et le travail jaillit directement de la matière. Plongée au cour d'une révolution industrielle annoncée.

Les gestes que réalisent ces cinq machines sont des plus simples. L'une est capable de transporter des objets grâce à ses quatre roues motrices. L'autre de les soulever sur son plateau élévateur. Celle-ci les comprime entre ses mâchoires. Celle-là les plie à l'aide de ses pinces. La dernière n'est autre qu'un moteur tournant à 100 tours par seconde. Ce sont les mêmes actions mécaniques que celles qui animent les lignes de fabrication de nos usines modernes, ou celles qui faisaient vibrer le sol sous les premières machines à vapeur. Si ces cinq engins ne sont pas banals, c'est à cause de leur taille : inventées ces dernières années, peaufinées et testées dans les meilleurs laboratoires de physique et de chimie du monde, ces machines - les plus petites et les plus précises que l'homme ait jamais conçues - sont censées pouvoir manipuler directement atomes et molécules individuels. Ce sont même les plus petites qu'il sera jamais possible de concevoir : constituées de dizaines ou de centaines d'atomes, elles ne mesurent que quelques nanomètres, c'est-à-dire quelques milliardièmes de mètre, avec des engrenages un million de fois plus petits que ceux d'une montre !
Mais, de leur taille, si ces "nanomachines" - qui carburent aux électrons, aux photons ou aux changements de température - sont si impressionnantes, c'est parce qu'elles promettent une révolution industrielle encore plus vertigineuse que celles provoquées jusqu'ici par les précedentes inventions de nouveaux moyens de production. La promesse de pouvoir produire des biens avec une precision extrême, une économie maximale de matière et des rendements impossibles à atteindre autrement...
Cela fait déjà une dizaine d'années que les nanotechnologies se sont immiscées dans l'équation industrielle. Ce domaine, qui rassemble diverses techniques visant à maîtriser la matière, atome par atome, a en effet apporté des possibilités nouvelles aux filières des matériaux, des cosmétiques ou de l'électronique, grâce aux nanoparticules, nanofibres et autres "points quantiques" (encadré ci-dessous).

LES NANO-OBJETS SONT DÉJÀ LÀ
Même si on ne les voit pas - et pour cause -, les nano-objets sont déjà présents dans notre vie quotidienne, mais pas de manière active comme pour les nanomachines.
En général, il s'agit de nanoparticules à base de titane, d'or, d'argent, de zinc, de cérium, etc., utilisées dans l'industrie cosmétique, l'automobile, les peintures... En 2010, le "Project on emerging nanotechnologies", association américaine d'experts officiels et d'ONG, recensait plus de 1300 produits contenant ces nanoparticules. Un nombre estimé à 1750 en 2012. Les deux tiers concernent des produits pharmaceutiques et médicaux ainsi que l'industrie du suivis de l'électronique.

Mais ces nanotechnelogies de première génération, dites passives, se contentent d'améliorer les performances des matériaux et des procédés industriels. Une fantastique évolution, mais pas une révolution... Avec les nouvelles machines moléculaires, l'impact promet d'être beaucoup plus profond, car les nanotechnologies deviennent cette fois des technologies de l'action. Comme leurs monumentaux ancêtres à vapeur, les nanomachines réinventent la quintessence de l'industrie. À savoir : pousser toujours plus loin la capacité à réaliser des mouvements dont la force, la précision et la vitesse démultiplient l'habileté et la puissance de la main humaine. Cette capacité s'invitant dans un monde formé d'atomes, régi par des lois exotiques - la mécanique quantique regie en maître, la gravité n'a plus cours -, les marges de progrès s'en trouvent fondamentalement renouvelées.
Certains laboratoires ont ainsi déjà développé des prototypes de bande à nanomachines se déplaçant seule, ou faisant tourner un générateur pour produire de l'électricité. Mais l'horizon est plus vaste : des matières autonettoyantes et cicatrisantes, adaptables à l'état de l'environnement par programmation, changeant de structure et de texture (comme la cape de Batman), dépolluantes... l'imagination des ingénieurs a de quoi faire. Dans le domaine informatique, une puce électronique faite à partir de nanomachines aurait la même capacité de mémoire que les meilleures puces actuelles (12 Go), tout en étant 100.000 fois plus fine !

DES MÉCANIQUES NÉES DE LA CHIMIE : Le "piston-rotaxane", par exemple, illusire bien les formidables progrès réalisés par les mécaniciens du nanomonde. Structure moléculaire formée d'une tige d'atomes autour de laquelle coulisse un anneau, il est aujourd'hui une piece détachée banale de tous les "nanogarages". Il n'en a pas toujours été ainsi. "Quand il a été synthétisé pour le première fois, en 1967, la méthode était peu efficace, explique Frédéric Coutrot, codirecteur de l'équipe Supramolecular machines and architectures team de l'Institut des biomolécules Max-Mousseron (CNRS, Montpellier-II). On mélangeait des anneaux - alcanes cycliques - et des axes moléculaires - chaînes polycarbonées -, sans affinité l'un pour l'autre. Et pour les forcer à s'assembler, on devait répéter 70 fois la même procédure chimique, ce qui prenait beaucoup de temps pour un rendement de seulement 6 %... Puis, des chimistes comme Jean-Pierre Sauvage, Fraser Stoddart, ou plus récemment David leigh, ont découvert des astuces pour faire entrer efficacement les anneaux dans l'axe. Aujourd'hui, les étudiants les plus aguerris peuvent produire en bonnes quantités certaines de ces architectures entrelacées complexes, en quelques séances de travaux pratiques !"
Car pour construire des nanomachines, il faut d'abord se mettre à la chimie. Distillateurs, bonbonnes d'azote ou d'hélium liquide, hottes aspirantes, verrerie, becs Bunsen, étuves... tous les outils classiques sont réquisitionnés pour construire les nano-engrenages. Une fois synthétisées à partir de produits chimiques, ces pièces mécaniques se présentent sous forme de poudre, de cristal, ou diluées dans un solvant - les petits pistons-rotaxanes apparaissent comme une poudre blanche. L'oil ne suffisant pas à confirmer que ce produit est bien celui recherché, s'ensuit une phase de vérification : nouvelles réactions chimiques dont le résultat (coloration ou autre) indique la présence des molécules voulues, chromatographie en phase gazeuse pour séparer les différents types de molécules, spectrométrie de masse et diffraction X pour caractériser leur structure chimique, etc.

UNE FRÉNÉSIE D'INVENTIONS : Pour vérifier le fonctionnement des nanomachines obtenues, le nanomécanicien se tourne ensuite vers les outils du physicien (microscopes à effet tunnel ou à force atomique). Des outils dont il peut aussi se servir pour construire, atome par atome, ses molécules-machines et ses interconnexions. "La pointe de ces microscopes est comme le prolongement du 'doigt' de l'opérateur qui vient 'titiller' la molécule, l'animer et même parfois la modifier", décrit Christian Joachim, directeur du Groupe des nanosciences du Centre d'élaboration de matériaux et d'études structurales (CNRS), lauréat du prix Feynman en 1997 et 2005, l'équivalent du Nobel des nanotechnologies.
Grâce à cette rencontre entre la Chimie et la physique, toute une cohorte de nanomachines est peu à peu sortie des laboratoires. Et, vers le milieu des années 2000, la frénésie des inventions s'est accélérée : il existe désormais des dizaines des prototypes de ces machines, chacune pensée en vue d'une application en médecine, en chimie, en électronique, en science des matériaux... Reste aux ingénieurs à s'emparer de ces merveilles. Car pour l'heure, si ces machines moléculaires fonctionnent exactement selon les desiderata de leurs inventeurs, c'est dans le milieu contrôlé du laboratoire. Or, les contraintes industrielles sont autres : fabriquer en masse, à moindre coût et de manière rationnelle, des produits aux comportements prévisibles, prêts à l'utilisation et répondant à une demande potentielle forte. Du prototype au produit final rassemblant et organisant efficacement des milliards, voire des millions de milliards d'unités, il y a donc encore un fossé... que les chercheurs s'appliquent à combler. "Nous avons rempli de machines moléculaires les étagères des laboratoires, mais nous ne savons pas lesquelles seront choisies par les industriels, dont les contraintes diffèrent de celles de la recherche scientifique", résume Christian Joachim.
Les cinq prototypes à decouvrir (ci-dessous) ne sont qu'une avant-garde, le présage d'une incroyable révolution industrielle. En attendant, ces grosses molécules sont déjà à pied d'ouvre. Au fond des fioles ou posées sur leur substrat, elles roulent, tournent, pressent, plient, soulèvent... Et à les regarder de près, elles préfigurent ce à quoi pourraient ressembler les futures usines du nanomonde : avec elles, la matière passe à l'action.



R.I. - SCIENCE & VIE > Septembre > 2012
 

   
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