Les révélations des physiciens sur l'ADN, la photosynthèse, les enzymes...
Les biologistes l'ont amplement démontré : la vie est un prodige de réactions chimiques. Mais pas seulement ! Car de récents travaux révèlent que le vivant tire aussi ses pouvoirs d'effets quantiques. Lesquels seraient même la clé de l'ADN ou de la photosynthèse. Jusqu'où la vie est-elle alors quantique ? La question est posée.
La vie ? Posez la question à un biologiste et il répondra que trois facultés au minimum sont nécessaires pour qu'elle advienne. Celle de pouvoir s'alimenter en énergie, celle de ne pas être inerte et, enfin, celle de se reproduire. Il dira aussi que ces trois piliers du vivant sont régis par des acteurs chimiques que lui et ses 
confrères ont, au fil des années, parfaitement identifiés : c'est la photosynthèse qui permet aux végétaux d'extraire l'énergie de la chaleur du soleil, ce sont les enzymes qui accélèrent les réactions au sein des cellules, et c'est la molécule d'ADN qui porte l'hérédité. Mais voilà : si vous poussez ce biologiste dans ses retranchements, il avouera que cette chimie du vivant ne parvient pas à élucider certains arcanes de la vie qui, malgré tous les efforts de la biologie moléculaire, continuent de demeurer inaccessibles.
À commencer par l'étonnante efficacité de la photosynthèse, qui voit les végétaux convertir en énergie quasiment 100 % de la chaleur du Soleil. Un rendement prodigieux... que les biologistes ne s'expliquent pas ! De même, ils butent sur l'ADN : d'où vient la remarquable stabilité de cette molécule qui se transmet de générations en générations ? Mystère. Quant à l'activité enzymatique, son efficacité au sein des cellules laisse, là aussi, les chercheurs en panne de réponses.
Certes, la chimie n'a pas dit son dernier mot. Mais peut-être ne lui appartient-il pas. Car il se pourrait que la vie ne soit pas purement chimique ! Depuis quelques années, en effet, une série d'indices montrent que certains processus naturels - et parmi les plus vitaux - ne sauraient être entièrement décrits sans faire appel à des lois radicalement différentes de celles utilisées en biologie. Des lois très étranges puisque ce sont celles qui régissent les propriétés des atomes et des particules élémentaires. En un mot, le vivant serait aussi quantique !
DES SOLUTIONS QUANTIQUES
Prenons la photosynthèse : des expériences récentes indiquent que ce processus pourrait tirer son efficacité d'un des phénomènes les plus déroutants de la mécanique quantique, la superposition, qui autorise un objet à passer par plusieurs chemins à la fois, ou un chat d'être à la fois mort et vivant. La faculté des enzymes à faciliter les réactions chimiques serait, elle, une conséquence de l'étrange "effet tunnel", qui permet à un objet de traverser un obstacle a priori infranchissable. Quant à la stabilité de l'ADN, cette molécule reine de la biologie, elle serait, elle aussi, à mettre au crédit d'un processus purement quantique, l'intrication, cette mystérieuse faculté qui lie entre eux deux objets, au point que toute action exercée sur l'un modifie instantanément les propriétés de l'autre, quelle que soit la distance qui les sépare. Sans compter que d'autres facultés biologiques, comme l'olfaction ou le sens de l'orientation des oiseaux migrateurs, puiseraient elles aussi à la source quantique.
Cette toute récente intrusion de la physique fondamentale dans la biologie est une vraie surprise. Car, depuis la découverte de l'ADN en 1953, l'affaire semblait entendue : les mystères de la vie ne sont qu'une affaire de chimie. il suffit d'ailleurs d'ouvrir un livre de biologie pour s'en convaincre : l'explication des mécanismes en ouvre au sein d'une cellule se résume à une série de réactions entre molécules. ADN, protéines, enzymes... tous les acteurs de la vie peuvent être représentés par des petites boules, reliées par des bâtons. Et les processus biologiques qui animent l'ensemble renvoient aux interactions, transformations et changements de configurations de ces assemblages d'atomes.
Pour autant, les biologistes n'ignoraient pas que les lois quantiques se trouvent nécessairement à la base de cette chimie du vivant. De fait, chacune de nos cellules puise son essence dans une stabilité de la matière... qui ne s'explique que dans le cadre quantique, lequel indique quelles liaisons chimiques sont autorisées et avec quelle intensité. Oui, mais de la même manière que les ingénieurs en travaux publics ne font pas appel à la mécanique quantique pour construire un pont, les biologistes étaient persuadés qu'ils pouvaient se passer de ce formalisme. Ce fut même l'un des pères de la mécanique quantique qui, le premier, affirma haut et fort que la théorie qu'il avait enfantée ne concernait pas le vivant : dans son ouvrage prophétique "Qu'est-ce que la vie ?" publié en 1944, Erwin Schrodinger indiquait que l'échelle moléculaire devait être le niveau de description pertinent en biologie.
Sauf que ce dogme semble désormais vaciller. Ce qui pose une nouvelle énigme : par quel prodige des effets quantiques parviennent-ils à émerger au cour du vivant, alors que les étranges lois qui régissent le monde de l'infiniment petit ne s'appliquent pas à notre échelle - seul un chat quantique peut être à la fois mort et vivant dans sa boîte, pas le chat que nous caressons dans son panier ! Pour trouver la réponse, nul doute que biologistes et physiciens vont maintenant devoir travailler ensemble. Une union aussi inédite que sacrée qui pourrait bien ajouter un tout nouveau chapitre au grand-livre de la Vie.
L'éfficacité de la Photosynthèse |
Comment les végétaux peuvent-ils convertir 100 % de la lumière ? Une propriété quantique - la superpositions d'états - apporte enfin une réponse.
C'est un rêve d'ingénieur ! Imaginez un système capable de capter l'énergie solaire, de la transporter et de la convertir avec un taux de rendement de près de 100 % ! Un rêve hors de portée des fabricants de panneaux photovoltaîques puisque les performances des meilleurs dépassent à peine les 20 %. Un rêve, pourtant, que les végétaux et un nombre incalculable d'organismes unicellulaires accomplissent quotidiennement grâce à la photosynthèse.
L'ÉNERGIE LUMINEUSE EMPRUNTE PLUSIEURS CHEMINS À LA FOIS
Il y a plus de 3 milliards d'années, l'apparition de ce processus bioénergétique a changé la face du monde. Cette faculté à transformer l'énergie lumineuse en énergie chimique a permis aux organismes de forger des molécules organiques en exploitant la plus formidable des ressources énergétiques disponibles sur la planète ; la lumière du soleil. Et la vie a envahi la terre et les eaux. Mais quel est le secret de la redoutable efficacité de ce mécanisme ? Longtemps déroutés par cette ingénierie naturelle, les scientifiques commencent à penser que la réponse se niche dans l'une des plus grandes bizarreries de la mécanique quantique. A savoir la capacité d'un objet quantique à emprunter plusieurs chemin à la fois, ce qui optimiserait dès lors le transfert de l'énergie lumineuse vers les usines cellulaires.
Pour comprendre, il faut revenir au principe de la photosynthèse. Dans des cellules spécialisées, l'énergie lumineuse (les photons) est captée par des molécules photosensibles (chlorophylle ou carotène) organisées en un réseau appelé "antenne". Lorsqu'un photon frappe l'une de ces molécules, il lui transmet son énergie sous la forme d'une excitation électronique, laquelle circule alors à travers l'antenne jusqu'à un site dit "réactionnel", où un électron est libéré pour alimenter la chimie du vivant. Mais comment expliquer que la quasi-totalité de l'énergie du photon parvienne au site réactionnel, faisant du système photosynthétique le convertisseur
d'énergie le plus efficace au monde ? Dans la vision standard, l'excitation électronique devrait se propager au hasard dans l'antenne, chaque étape menaçant d'en voir une partie s'évaporer sous forme de chaleur ou de vibrations.
La réponse a commencé a se dessiner en 2007 ; Graham Fleming et son équipe, de l'université de Berkeley (États-Unis) ont isolé la protéine dite FMO (pour Fenna-Matthews-Olson), présente chez certaines bactéries chlorophylliennes et comprenant sept molécules de chlorophylle, et l'ont soumirent à une excitation lumineuse.
Surprise : l'excitation électronique, plutôt que d'emprunter un chemin parmi d'autres pour traverser la protéine, au risque de ne pas trouver le plus court, se comporta comme si elle se propageait à travers tous les chemins possibles en même temps. Magie pure ? Non : physique quantique !
Ce phénomène décrit parfaitement l'une des expériences les plus emblématiques de la physique quantique, l'expérience d'interférences, "dans laquelle une particule se comporte comme si elle avait le don d'ubiquité et pouvait passer en même temps à travers deux fentes percées sur un écran", détaille Nicolas Gisin, du
département de physique de l'université de Genève (Suisse). Car les curieuses lois quantiques l'affirment : sous certaines conditions, les objets peuvent être dans différents états en même temps. Une "superposition" quantique qui permet au célèbre chat de Schrodinger, enfermé dans une boîte, de narguer les physiciens en se présentant à leurs équations comme à la fois mort et vivant. C'est ce même phénomène qui autorise une particule à passer par différents chemins à la fois. Grâce à des protocoles très précis, les physiciens peuvent réaliser de telles superpositions. Mais est-il possible que n'importe quelle feuille ou algue exploite cette magie quantique via la photosynthèse ? L'expérience de Fleming ne permettait pas de l'affirmer : elle fut réalisée à une température peu propice à la vie de... -196°C.
Mais les choses n'ont pas tardé à se préciser. Début 2010, Greg Scholes, de l'université de Toronto (Canada), a réalisé une expérience équivalente à celle de Fleming, mais à température ambiante. En excitant deux protéines présentes chez deux algues unicellulaires comprenant huit molécules photosensibles, il a observé le même phénomène quantique. "Nous devons encore valider ce résultat, précise-t-il. Mais nous sommes presque certains d'avoir observé un effet de cohérence quantique", typique d'un état de superposition. Mieux, l'expérience de Greg Scholes suggère que cet effet dure anormalement longtemps : près de 400 femtosecondes (10-15 seconde), ce qui est quatre fois plus que le temps de cohérence observé sur une molécule unique. Or, les spécialistes de la mécanique quantique savent que plus un système physique est grand, plus il est soumis aux fluctuations de son environnement, qui mettent à malles fragiles états quantiques selon un processus appelé décohérence. Celui-là même qui fait que les effets quantiques ne se font pas sentir à l'échelle macroscopique. Il faut donc imaginer que la nature a sélectionné une conformation très particulière pour la protéine photosynthétique étudiée par les chercheurs de Toronto. Une conformation capable de prolonger l'état de superposition ! "Comme si les différentes molécules photosensibles se protégeaient contre la décohérence", suggère Alex Chin, de l'université d'Ulm (Allemagne). Comment ? Peut-être en oscillant de concert sous l'effet des perturbations de leurs environnements respectifs, même si ceux-ci sont aléatoires. Une hypothèse qui ouvre de belles perspectives aux ingénieurs tentés par le biomimétisme quantique, en particulier aux fabricants de panneaux solaires.
VERS DES PANNEAUX SOLAIRES QUANTIQUES ?
Des systèmes d'aération des termitières aux propriétés hydrophobes des feuilles de lotus, la reproduction par les ingénieurs des prouesses techniques de la nature dans des systèmes ou constructions artificielles ne date pas d'hier.
Aussi, la perspective d'effets quantiques en biologie ne manque-t-elle pas de piquer leur curiosité. Les recherches sur la photosynthèse en sont le meilleur exemple. "Ce que nous apprenons sur les aspects quantiques des systèmes photosynthétiques naturels pourrait être appliqué à la conception de cellules solaires plus efficaces", déclarait ainsi en mai dernier, Mohan Sarovar, du centre de recherche sur l'information et le calcul quantique, à Berkeley. Alex Chin, à l'institut de physique théorique de l'université d'Ulm, en Allemagne, est lui aussi persuadé que "la façon dont les systèmes biologiques protègent un état de cohérence pourrait être un élément clé vers la mise au point de dispositifs quantiques artificiels". L'enjeu est d'importance : alors que les meilleurs panneaux solaires actuels réussissent difficilement à convertir en électricité plus de 20 % de l'énergie solaire reçue, les feuilles des plantes vertes atteignent crânement les 100 %. La découverte des ressorts quantiques de cette prouesse naturelle tombe à point nommé, alors que les travaux sur la récupération de l'énergie solaire sont en plein essor : le département américain de l'énergie a ainsi mis en place en 2010 un "centre commun de recherche pour la photosynthèse artificielle", avec un budget de 122 millions de dollars sur cinq ans. |
LA NATURE A SÉLECTIONNÉ CE QUI LUI APPORTE UN AVANTAGE
Reste à comprendre l'intérêt d'une telle ingénierie quantique. En effet, la nature ne travaillant jamais pour rien, elle doit apporter un avantage certain pour que l'évolution l'ait sélectionnée. Ici, à nouveau, la réponse est à chercher du côté de la théorie quantique : comme l'ont suggéré divers théoriciens, le phénomène observé par Fleming et Scholes pourrait être une réalisation de l'algorithme dit de "marche au hasard quantique", qui décrit la façon la plus efficace d'explorer différents chemins. En se trouvant à plusieurs endroits en même temps, une particule en superposition quantique s'éloignera en effet plus rapidement de sa position initiale qu'une particule classique contrainte de se déplacer à l'aveugle. Et cette "marche au hasard quantique" serait la clé du rendement record de la photosynthèse. Elle expliquerait comment une excitation électronique trouve si efficacement son chemin dans le réseau d'une antenne jusqu'au centre réactionnel.
S'il est encore trop tôt pour affirmer que les chercheurs ont percé le secret de la parfaite efficacité de la photosynthèse naturelle, l'hypothèse se révèle en tout cas de plus en plus tentante : afin de tirer au mieux parti de l'énergie solaire, la nature semble avoir adopté la panoplie du parfait ingénieur quantique.

Pour gérer les milliards d'échanges chimiques nécessaires à la vie, les enzymes ont un secret. Lequel ? Il tiendrait en deux mots : effet tunnel.
Sans enzyme, la chimie de la vie serait tout simplement inerte ! Car les organismes vivants sont de véritables réacteurs chimiques dans lesquels des milliards de milliards de molécules se transforment en permanence en échangeant entre elles des atomes ou des groupes chimiques. Et les enzymes sont indispensables à ces bouillons de vie : bien qu'elles restent inchangées lors des processus chimiques, leur action permet aux réactifs de franchir la barrière énergétique qui sépare les états initial et final, tout en accélérant considérablement cette vitesse de réaction. Un peu à la manière d'une main secourable qui imprimerait de l'élan à un cycliste pour qu'il franchisse un col entre deux cuvettes. Or, désormais, les biochimistes en sont persuadés : une part du succès des enzymes est liée à un effet purement quantique, qui autorise une particule à jouer les passe murailles : l'effet tunnel.
Il est difficile d'imaginer qu'une balle de tennis puisse traverser le mur contre lequel elle est projetée. C'est pourtant le lot commun des objets, dès que l'on se rapproche des échelles microscopiques. Cet étrange effet tunnel résulte de la nature ondulatoire d'une particule quantique : alors qu'un corpuscule classique et ponctuel est incapable de sauter par-dessus une barrière trop haute pour lui, son alter ego quantique, parce qu'il se comporte comme une onde qui s'étend un peu partout dans l'espace, a une probabilité non nulle de se trouver derrière un obstacle pourtant a priori infranchissable. Telle est la magie de l'effet tunnel : la balle quantique ne traverse pas à proprement parler le mur ; elle a juste des chances non négligeables d'être déjà de l'autre côté... Aussi déroutant soit-il, cet effet est maintenant parfaitement connu et maitrisé. Au point que les physiciens ont même mis au point un microscope à effet tunnel, qui permet d'observer une surface avec une résolution inférieure à la taille des atomes.
LE TRANSFERT D'ÉLECTRON SE FAIT EN UN TEMPS RECORD
Cependant, pendant longtemps, personne ne soupçonnait qu'un tel effet pût jouer un rôle clé dans les réactions chimiques qui animent les cellules du vivant. Ce rôle a commencé à être soupçonné à partir de 1989, à la suite d'une observation réalisée par Judith Klinman, de l'université de Berkeley, aux États-Unis. La chimiste américaine étudiait alors le fonctionnement d'une enzyme appelée alcool déshydrogénase (ADH), que l'on trouve par exemple dans le foie, et dont le rôle est de dégrader les molécules d'alcool en les forçant à céder un ion d'hydrogène, c'est-à-dire un proton, la particule de charge positive qui constitue les noyaux atomiques. Et les mesures de dépendance de la réaction à la température, et à d'autres paramètres, qu'elle a réalisées l'ont menée à cette conclusion : tout plaide en faveur d'un transfert de ce proton par effet tunnel. Cette hypothèse a le mérite d'expliquer la capacité des enzymes à accélérer les réactions entre molécules : dans la cuisine chimique, ils joueraient le rôle de passe-plats hyperrapides. Imaginez deux molécules censées s'échanger un ion d'hydrogène - la réaction la plus courante de la biochimie. Si ces deux molécules s'approchent de la bonne enzyme, cette dernière facilite leur échange comme par magie : grâce à l'effet tunnel, le proton cédé à l'enzyme par la première molécule est immédiatement transporté vers la seconde. Et la réaction s'opère en un temps record !
CARBONE ET OXYGÈNE POURRAIENT AUSSI ÊTRE TRANSPORTÉS
L'observation de Judith Klinman est tout à fait inattendue. En effet, un proton est relativement lourd et l'efficacité de l'effet tunnel est inversement proportionnelle à la masse de la particule concernée. Si l'électron est coutumier de cet effet quantique pour transiter entre deux localisations séparées par une zone énergétiquement défavorable, il n'en va pas de même pour le proton qui est 2000 fois plus massif : son caractère ondulatoire étant moins marqué, on s'attend à ce qu'il soit assez peu sensible à ce jeu de passe muraille.
Reste que, depuis cette première expérience, d'autres observations, réalisées par différents groupes sur plusieurs enzymes, ont conduit à des conclusions similaires. Ce qui incite aujourd'hui Judith Klinman à persévérer dans sa vision quantique de l'activité enzymatique : "Je crois que l'évolution a sélectionné des protéines enzymatiques telles que leur site actif, là où se déroulent les réactions chimiques, favorise l'effet tunnel de protons. Et d'ajouter : "Nous avons même des résultats récents qui soustendent la pertinence de l'effet tunnel pour le transfert d'atomes plus lourds, telle carbone ou l'oxygène".
Une des difficultés pour trancher la question est que toutes ces expériences ne permettent pas d'observer directement l'effet tunnel. Leur principe consiste à remplacer les atomes dont on veut étudier le transfert par un de leurs isotopes, c'est-à-dire des atomes de masse différente, mais ayant exactement la même chimie : si les vitesses de réaction s'avèrent différentes, on en conclut que l'effet tunnel est impliqué, puisque c'est le seul effet censé être sensible à la différence de masses entre deux isotopes.
Aujourd'hui, la question de l'efficacité des enzymes est encore très débattue. Et pas moins d'une vingtaine d'effets pour l'expliquer ont été proposés. Si bien que, comme le précise Damien Laage, au département de chimie de l'Ecole normale, à Paris, "aujourd'hui, les spécialistes se battent afin de déterminer le rôle exact de l'effet tunnel dans la catalyse. Il est peu probable qu'il soit à 100 % responsable de la catalyse enzymatique, mais nul doute qu'il y contribue". Autant dire qu'il va falloir se faire à l'idée que le chaudron dans lequel se déroule la chimie du vivant est en partie un chaudron... quantique !
SENS DE L'ODORAT : SA SUBTILITÉ TIENDRAIT AUSSI À L'EFFET TUNNEL
Peut-être le plus intime de nos sens, l'odorat, vient-il de livrer la clé de sa sensibilité.
Si les récepteurs de l'olfaction sont connus depuis les années 1990, personne ne comprenait jusqu'ici leur fonctionnement. Or, voici que plusieurs études suggèrent que la résolution de l'énigme serait à chercher du côté du monde quantique. Le sens de l'odorat serait fondé sur des combinaisons d'activations de centaines de récepteurs différents nichés à l'extrémité des neurones olfactifs, dans la partie supérieure de la cavité nasale : ces récepteurs présentent des affinités plus ou moins fortes avec les molécules odorantes. Dans les modèles classiques de l'olfaction, la clé de la détection d'une molécule par un récepteur réside dans la reconnaissance de sa structure. Mais comment expliquer alors que des molécules à la géométrie similaire présentent des odeurs différentes ? Ainsi le pinanethiol (formule chimique C10H18S) sent-il le pamplemousse, quand le pinanol, à la formule chimique très proche (C10H18O), sent les épines de pin. Pour résoudre ce problème, Luca Turin, au collège universitaire de Londres (Grande-Bretagne), a proposé il y a 15 ans une nouvelle approche : la détection d'une molécule ne résiderait pas dans sa structure, mais dans sa vibration, une caractéristique qui varie dès que deux molécules diffèrent.
PAS D'OBJECTIONS PHYSIQUE
Le processus imaginé est plutôt sophistiqué. Il faut considérer le récepteur olfactif comme une sorte de cage dans laquelle se nichent les molécules odorantes. Cette cage possède un site susceptible de donner des électrons et un autre susceptible d'en recevoir, la distance entre ces deux sites étant suffisamment petite pour que les électrons passent de l'un à l'autre par l'effet tunnel. Sauf que cet effet ne fonctionne pas si la cage est vide. Car le premier site fournit des électrons à une énergie supérieure à celle que peut accepter le second. Pour que les électrons circulent, il faut donc qu'une molécule se trouve enchâssée dans le récepteur et que cette molécule possède un mode vibratoire à la bonne énergie, susceptible d'absorber le surplus énergie de l'électron. Tel serait le secret quantique de l'olfaction : le "courant" électrique ne passe dans le récepteur olfactif que si une molécule possédant les bonnes propriétés vibratoires, et non plus chimiques, se trouve dans le récepteur, molécule qui sera de ce fait identifiée.
Une explication tirée par les cheveux ? Pas pour Marshall Stonham, du département de physique et d'astronomie (Collège universitaire de Londres) : "ce mécanisme paraît très imaginatif dans le cadre de la biologie, mais il est parfaitement connu et documenté dans des systèmes physiques inertes". Et pour cause : il est à la base de la spectroscopie à effet tunnel, une technique inventée par les physiciens pour identifier des molécules via leur spectre vibrationnel. Est-il pour autant à l'ouvre dans l'olfaction ? Marshall Stonham et ses collègues se sont penchés sur cette proposition en 2007. "Nous nous sommes demandés s'il existait des objections physiques à ce mécanisme... Notre conclusion est que le modèle paraît robuste", résume le physicien. Des travaux théoriques qui, selon Markus Arndt, de la faculté de physique de Vienne (Autriche), "confèrent une viabilité conceptuelle à l'idée de Turin". Marshall Stonham compte maintenant mettre cette théorie à l'épreuve des faits : "nous aimerions développer un modèle complet incluant molécule odorante et récepteur. Si peu d'informations sont disponibles sur leur structure précise, cela ne semble pas irréaliste".
Il y a quelques semaines, une expérience à donner un nouveau poids à cette hypothèse : des chercheurs grecs ont montré qu'une mouche répondait différemment à l'odeur d'une molécule selon que des atomes d'hydrogène avaient été ou non remplacer par du deutérium, plus lourd, et donc à la fréquence vibratoire différente. Un indice de plus pour penser que nous avons au fond du nez de véritables microscopes à effet tunnel ! |

Dépositaire de la mémoire du vivant, la molécule d'ADN se doit de rester stable. Comment ? L'intrication quantique serait ici la clé de l'énigme.
Support de l'information génétique propre à chaque organisme vivant, l'ADN est la molécule centrale de la biologie moderne. Or, d'après les calculs réalisés par un groupe de physiciens, il se pourrait qu'elle doive la stabilité de sa structure en double hélice à l'une des plus mystérieuses propriétés quantiques : l'intrication. Soit la possibilité pour des objets a priori distincts d'exister dans un état tel qu'il n'est plus possible de les décrire séparément. Cette propriété est sans équivalent dans le monde macroscopique : malgré la distance qui les sépare, deux objets intriqués forment un seul bloc, au point que toute action entreprise sur l'un a des conséquences immédiates sur l'autre - comme s'il suffisait de nourrir quelqu'un pour que son jumeau soit rassasié.
DES NUAGES D'ÉLECTRONS MOBILES INTRIQUÉS
La stabilité de l'information génétique est absolument cruciale pour la reproduction de n'importe quel être vivant. Cette information doit être accessible tout au long de la vie, mais également être transmise intacte de génération en génération. Un cahier des charges drastique que la nature réussit pourtant à remplir depuis plus de 3 milliards d'années. Dès 1944, Erwin Schrodinger, l'un des pères de la physique quantique, s'émerveillait de la "durabilité ou permanence quasi miraculeuse" de l'information génétique. À l'époque, quelques années avant que la molécule d'ADN ne soit découverte, il avançait que cette stabilité génétique ne pouvait résulter que de liaisons chimiques. Il était à mille lieues d'imaginer que l'une des plus singulières propriétés de la mécanique quantique lui serait un jour associée.
Telle est pourtant la conclusion à laquelle Elisabeth Rieper et ses collègues du Centre des technologies quantiques de l'université de Singapour sont récemment parvenus en proposant un modèle simplifié de la molécule support de l'hérédité. Schématiquement, celle-ci est composée de deux brins faits d'un assemblage de molécules appelées bases. Ces brins sont liés entre eux par les liaisons électroniques que forment deux bases en regard l'une de l'autre, formant ainsi les fameux barreaux de l'échelle hélicoîdale à laquelle ressemble la molécule. Les chercheurs ont réduit chacun de ces barreaux à un modèle tout simple : un nuage d'électrons mobiles qui se répartissent au-dessus ou en dessous de charges positives fixes qui relient les deux brins. Ce faisant, chaque barreau est assimilé à un dipôle électrique en interaction avec ses deux plus proches voisins, la répartition du nuage électronique de l'un influencant celle des autres.
Plus précisément, les chercheurs ont montré que dans le cas (inexistant dans la nature) où l'ADN n'adopte pas de structure hélicoîdale, les nuages électroniques adjacents ne sont pas intriqués : ils conservent leur individualité. A l'inverse, si l'ADN forme une double hélice, les nuages électroniques forment un état intriqué : ils se soudent et oscillent de concert autour des charges positives fixes, comme si le cour de la molécule se mettait à battre. Dans ce cas, explique Elisabeth Rieper, "nous avons montré que lorsque des nuages électroniques se rapprochent l'un de l'autre, ce qui devrait classiquement conduire à une stabilité moindre de la molécule d'ADN, l'intrication induit au contraire une redistribution des charges telle que ces configurations électroniques restent favorables". Autrement dit, l'intrication est un facteur de stabilité de l'ADN, dont l'édifice moléculaire se révèle un très ingénieux creuset où, dans les conditions adéquates et à température ambiante, peut opérer la magie quantique.
Peut-on alors conclure que l'ADN doit sa stabilité à l'intrication de ses paires de bases ? À dire vrai, il existe d'autres mécanismes crédibles susceptibles de contribuer à donner sa forme à l'ADN, comme le peu d'affinité que les bases entretiennent avec le milieu aqueux qui baigne le noyau cellulaire. Mais pour Elisabeth Rieper, "parmi les différentes composantes qui déterminent la stabilité de l'ADN, l'intrication des paires de bases en est une".
ET SI LE CODAGE AUSSI ÉTAIT DE NATURE QUANTIQUE ?
Pour s'en assurer, il faudrait comparer le rôle relatif de ces différentes composantes. Or, comme l'admet la physicienne, "pour l'heure, les moyens expérimentaux n'ont pas la précision nécessaire pour discriminer ces différents effets". Il serait alors amusant de constater que, bien que l'information génétique repose sur la séquence précise formée par les bases le long de l'ADN, la stabilité de cette molécule dépendrait de la perte de l'individualité de ces mêmes bases... Et qui sait si l'on ne découvrira finalement pas que cette intrication joue aussi un rôle dans le processus de lecture de l'information génétique, révélant que son codage est de nature quantique.
Après tout, les physiciens théoriciens ont compris qu'un système de codage "quantique" de l'information serait beaucoup plus efficace que sa contrepartie classique. D'où les nombreux travaux réalisés depuis vingt ans pour mettre au point le fameux ordinateur quantique, qui reste encore un rêve d'informaticien, mais dont la puissance de calculs et la densité de mémoire ridiculiseraient les ordinateurs classiques. Concernant l'information génétique inscrite sur la molécule d'ADN, ces considérations ne sont encore que des spéculations... Mais le cas échéant, ce serait une révolution.
SENS DE L'ORIENTATION : SA PRÉCISION EST GUIDÉE PAR L'INTRICATION QUANTIQUE
Les ornithologues vont sans doute devoir s'y faire : c'est l'intrication quantique qui permettrait de comprendre la boussole magnétique des oiseaux migrateurs.
L'histoire commence au début des années 1970 à Francfort. Deux universitaires, les époux Wiltschko, montrent que les oiseaux sont sensibles à l'angle du champ magnétique terrestre par rapport à la verticale, un paramètre qui varie avec la latitude. Problème : l'énergie du champ magnétique terrestre est des millions de fois plus faible que celle associée à l'agitation des molécules sous l'effet de la seule température. Impossible donc que ce signal puisse induire une transformation chimique... Sauf qu'en 1978, Klaus Schulten propose une solution saugrenue. Ce biophysicien américain travaille alors sur des réactions chimiques particulières, dont les produits sont justement influencés par des tout petits champs magnétiques. "Ayant entendu parler de la boussole des oiseaux, j'ai proposé un mécanisme"... Qui mêle chimie et physique quantique. Le principe ? Sous l'effet de la lumière, une molécule absorbe un photon, ce qui excite un de ses électrons, lequel est transféré vers une seconde molécule (ou un autre parti de la molécule). Ce transfert induit une intrication entre la charge négative reçue par la deuxième molécule et la charge positive apparue sur la première, à la place de l'électron : selon la mécanique quantique, certaines caractéristiques de ces charges électriques deviennent intimement liées. Or, la configuration de ces caractéristiques quantiques intriquées est sensible à l'orientation des minuscules champs magnétiques. Et puisque la vitesse de retour de l'électron vers la molécule qu'il a quittée dépend de la configuration de ces caractéristiques, on aurait là la première étape d'un signal chimique dépendant du champ magnétique terrestre : le cerveau d'un oiseau migrateur déduirait sa latitude à partir de la vitesse à laquelle certaines molécules sensibles à la lumière et au champ magnétique terrestre reviennent à leur état initial. L'idée est brillante mais, à l'époque, impossible à corroborer. Jusqu'en 1999, ou la découverte d'une molécule photosensible, le cryptochrome, dans la rétine de certains oiseaux, fait à Klaus Schulten l'effet d'un coup de tonnerre. "Cette molécule présente une structure qui en faisait un bon candidat pour ma théorie. J'ai donc ressorti mes travaux d'un tiroir et fait une nouvelle publication en 2000". Depuis, les indices en faveur d'une boussole quantique se multiplient. En 2007, Margaret Ahmad, au CNRS, à Paris, démontre que si le cryptochrome est présent dans une plante, sa croissance est influencée par un champ magnétique - en l'occurrence plus intense que celui de la terre, mais le fait est là. De leur côté, une équipe américaine observe que des mouches dépourvues de cryptochrome ne réagissent pas aux champs magnétiques, à l'inverse de leurs cousines sauvages. Et en 2008, Peter Hore à Oxford, montre que le mécanisme deSchulten fonctionne même avec un champ magnétique terrestre, validant le modèle in vitro. Francesco Bonadonna, du CNRS à Montpellier, est ainsi aujourd'hui en mesure d'affirmer que "si le mécanisme de Schulten reste à confirmer, il est, à ce jour, le plus plausible". |
Une Nouvelle Vision du Vivant ? |
Jusqu'où le vivant exploite-t-il des propiriétés quantiques ? La question est désormais posée. Et, avec elle, celle d'un autre regard sur la vie.
Photosynthèse, activité enzymatique, structure de l'ADN, mécanismes de l'olfaction, sens de l'orientation des oiseaux... La biologie doit aujourd'hui faire face à une irruption tous azimuts des concepts quantiques dans son pré carré. Et la question se pose des conséquences d'une telle... "intrication". Est-elle le signe que, après cinquante ans d'un règne sans partage de la biochimie, les sciences du vivant sont à l'orée d'une révolution conceptuelle radicale qui, à terme, pourrait les amener à tomber sous la coupe de l'étrange physique du monde microscopique ? Ou bien s'agit-il d'un feu de paille n'éclairant finalement que quelques aspects du vivant, certes importants, mais en définitive locaux, et entretenus par des physiciens trop contents d'exporter leurs outils vers une discipline qui ne leur a rien demandé ?
L'AVÉNEMENT DU BIOQUANTIQUE ?
Une chose est certaine : depuis quelques années, de nombreux groupes de chercheurs à travers le monde se sont lancés dans l'aventure "bioquantique". "On ne peut pas encore parler d'une nouvelle communauté, indique Markus Arndt, à la faculté de physique de l'université de Vienne (Autriche). Mais c'est un fait : de plus en plus de scientifiques très respectés étudient désormais la pertinence des phénomènes quantiques dans les processus biologiques". Preuve de cet engouement, la multiplication, en trois ans, des colloques internationaux qui se tiennent sur le sujet. Dont le dernier, organisé en juin dernier à Harvard, a réuni une quarantaine d'orateurs. Quant au meeting annuel de la Société américaine de physique, qui s'est tenu en mars 2010 à Dallas, il a ménagé pour la première fois une session spécialement dédiée aux effets quantiques en biologie.
"Le domaine a explosé en 2007 avec la publication du papier de Graham Fleming sur l'observation de phénomènes quantiques associés à la photosynthèse", explique Alex Chin, à l'Institut de physique théorique de l'université d'Ulm (Allemagne), devenu spécialiste de cette propension des plantes à exploiter les propriétés les plus étranges de la matière. En plus d'éclairer un processus naturel essentiel dont l'efficacité, au demeurant, nargue les fabricants de panneaux solaires, l'article de Fleming révéla la fertilité d'une approche qui allie les outils théoriques des spécialistes du calcul quantique aux nouvelles techniques expérimentales mises en ouvre par les chimistes pour sonder la matière biologique aux minuscules échelles temporelles et spatiales. "Il en a résulté une approche interdisciplinaire d'une grande richesse", assure Elisabeth Rieper, au Centre des technologies quantiques, à Singapour. Surtout, voilà qui a remis en odeur de sainteté une convergence qui, depuis longtemps, sentait le soufre.
Car la rencontre entre les mondes biologiques et quantiques n'est pas tout à fait une nouveauté : durant le XX' siècle, de tels rapprochements avaient déjà eu lieu avec, pour ambition, de percer à jour la notion de "force vitale", de télépathie ou même de conscience. Des rendez-vous largement manqués et qui ont laissé comme un goût d'ésotérisme scientifique (encadré ci-dessous).
LES PREMIERS RENDEZ-VOUS MANQUÉS DU QUANTIQUE AVEC LA BIOLOGIE Quatre physiciens respectés ont, par le passé, tenter de marier quantique et biologique.
Le premier, dans les années 1930, fut le Danois Niels Bohr : dans une étrange résurgence de la "force vitale" que des savants du XIXè siècle attribuaient à la matière vivante par opposition à la matière inerte, ce pionnier du monde quantique comparait le rapport entre le corps et l'esprit de la dualité onde-corpuscule caractéristique du monde de l'infiniment petit. Puis vint le théoricien suisse Jurg Frohlich, qui propose en 1968 que le mode de vibrations des membranes des cellules pourrait être liés à un phénomène quantique similaire au condensat de Bose-Einstein, un état extrême de la matière où toutes les particules deviennent indiscernables. 20 ans plus tard le prix Nobel de physique Brian David Josephson, affirmer que, à l'instar des particules intriquées, deux organismes vivants spatialement séparés peuvent présenter des interconnexions - d'où sa croyance à la télépathie. Et l'année suivante, le célèbre mathématicien Roger Penrose d'avancer que seul l'indéterminisme quantique pouvait expliquer l'émergence de la conscience humaine et du libre arbitre, tout en pressentant l'existence au sein des neurones de condensats semblables à ceux décrits par Frohlich. Les contributions de ses prestigieux chercheurs ne crédibilisèrent pas le sujet. "Ces idées ont beau être très stimulantes intellectuellement parlant, elles sont à ce point spéculatives que ça n'en est plus de la science", commente le physicien Nicolas Gisin. D'autant plus qu'en 2009, une équipe de physiciens australiens a montré qu'un condensat de Frohlich, si tant est qu'il existe, ne peut se former qu'à une température comprise entre 100.000 et 10 millions de degrés. En ce qui concerne la télépathie, aucune expérience scientifique n'a jusqu'ici réussi à prouver son existence... Quant à la notion de force vitale, elle fut balayée par l'avènement de la biochimie - la toute récente irruption de la mécanique quantique dans l'équation de la vie rappelle d'ailleurs que matière vivante et matière inerte sont faites du même bois ! |
Et quand bien même le rôle de la mécanique quantique fut peu à peu pressenti pour expliquer des prouesses biologiques, telles que l'activité des enzymes, la subtilité de l'odorat ou la précision de la boussole des oiseaux, les deux disciplines n'étaient, semble-t-il, pas assez mûres pour être mariées. Ce qui ne serait plus le cas aujourd'hui. Pour Alexei Grinbaum, au Laboratoire des recherches sur les sciences de la matière, à Saclay, l'époque a en effet changé : "Aujourd'hui, la grande différence vient de ce que les recherches sur les liens entre vivant et mécanique quantique sont guidées par l'instrumentation, qui permet d'observer les molécules dont on parle au travail". Sous-entendu, elles ne sont plus guidées par de belles intuitions... Et Alex Chin d'abonder : "Désormais, on dispose de modèles théoriques qui permettent de faire des prédictions quantitatives testables". Bref, de discipline ultra-spéculative, la biologie quantique est devenue scientifique.
Encore faudrait-il connaître l'ampleur du phénomène : alors que de plus en plus de situations pratiques révèlent la pertinence de la mécanique quantique en biologie, cette dernière est-elle vouée à se convertir, à plus ou moins long terme, aux dogmes quantiques, ou tout cela ne concerne-t-il que quelques rares et exceptionnels phénomènes où les sciences de la vie et celles de l'infiniment petit se touchent du doigt ? Malgré son enthousiasme, Paul Davies, de l'université de l'Arizona, aux États-Unis, concède "qu'il est encore trop tôt pour savoir si la vie exploite quelques règles quantiques ici et là, ou si, au contraire, la physique quantique joue un rôle central dans le vivant". Mais le physicien est persuadé que le sujet a de l'avenir.
Plus prudent quoiqu'intéressé, Nicolas Gisin, grand spécialiste de la mécanique quantique au département de physique de l'université de Genève, en Suisse, demande encore à être convaincu : "Si on parvenait, par exemple, à se persuader définitivement que la photosynthèse utilise des propriétés quantiques, ce serait extrêmement important. Car si l'on observe de tels effets pour une fonction biologique, il serait très étonnant que cela reste une observation isolée. En plaisantant, cela signifierait que les étudiants en biologie moléculaire devraient à l'avenir faire de la mécanique quantique, alors qu'aujourd'hui, cette discipline est totalement classique. Plus sérieusement, ce serait surtout une invitation à ouvrir le paradigme".
Resterait alors à convaincre les spécialistes du vivant de l'utilité de cette évolution. Car si la biologie quantique fédère chimistes, biophysiciens et physiciens quantiques, il faut bien reconnaître que les biologistes sont pour l'heure les grands absents de cette communauté naissante. Et pas seulement parce que leur formation les éloigne rapidement de l'univers quantique. Ainsi, Michel Morange, directeur du Centre Cavailles d'histoire et philosophie des sciences de l'Ecole normale supérieure, à Paris, y voit des raisons plus subtiles : "Je conteste l'idée que la mécanique quantique soit la clé de tout ce que l'on ne comprend pas en biologie. Une telle position relèverait d'un réductionnisme un peu radical parfois récurrent chez certains physiciens qui veulent tout ramener à leur discipline. Or il est intéressant de noter que dès les années 1930, Erwin Schrodinger, l'un des pères de la mécanique quantique, s'élevait déjà contre cette tendance". Pour autant, une fois cette précaution prise, le biologiste d'ajouter : "La mécanique quantique peut sans doute aider à comprendre certains aspects de quelques phénomènes biologiques. Aussi toutes ces recherches sont-elles intéressantes". David Holcman, au département de biologie de l'Ecole normale supérieure de Paris, et spécialiste des modélisations mathématiques en biologie, est encore plus réservé : "La biologie est un monstre. Et en son sein, la mécanique quantique n'est qu'une tête d'épingle pour expliquer certains aspects un peu particuliers". C'est toutefois oublier que ces dernières années, plusieurs têtes d'épingles sont apparues. Dont certaines ont même reçu un début de confirmation expérimentale, tandis que d'autres sont reconsidérées avec sérieux via des modèles dont il est possible de tirer des prédictions quantitatives susceptibles d'être testées. Pour la première fois, il existe donc des arguments crédibles pour penser que l'étrange mécanique introduite par Heisenberg et Schrodinger participe directement au fonctionnement du vivant.
Fondamentalement, il faut dire que l'idée que la vie puisse trouver avantage à mobiliser des processus quantiques n'a rien d'extravagante. Comme l'explique Elisabeth Rieper : "Ces 20 dernières années, des résultats en information quantique ont montré que dans certaines situations, il était plus efficace de manipuler des états quantiques plutôt que leur contrepartie classique. Par conséquent, il serait curieux que le vivant, qui a eu des milliards d'années pour optimiser ses processus, n'en tire pas partie". Ce que Judith Klinman, de l'université de Berkeley, aux États-Unis, résume de la façon suivante : "Je pense simplement que le vivant utilise toutes les propriétés physiques possibles pour optimiser une fonction". Et pourquoi pas celles de la mécanique quantique... Comment l'évolution et son extraordinaire capacité à trouver de nouveaux mécanismes aurait-elle alors pu passer à côté de ce formidable potentiel ?
DE NOUVEAUX DÉFIS À RELEVER
Le problème, c'est que les physiciens, en pratique, n'ont toujours pas réussi à maîtriser l'ingénierie quantique. Bien qu'ils aient appris à créer de subtils états de la matière dans des états les plus divers, ils ont aussi pris conscience de leur extrême fragilité, celle-ci s'accentuant même lorsque la température augmente et que les interactions avec l'environnement deviennent de plus en plus intenses. Or, la vie, s'accommode mal de température proche du zéro absolu. Tandis que les systèmes biologiques sont rarement isolés de leur environnement, bien au contraire. Si bien que les spécialistes imaginent encore mal que des processus quantiques puissent perdurer plus de quelques nanosecondes et sur des distances de plus de quelques nanomètres dans le vivant. Comment des phénomènes théoriquement restreints aux échelles des particules peuvent-ils se manifester aux échelles des molécules - et a fortiori à notre échelle : chacun sait qu'il ne peut se rendre à son travail en empruntant tous les chemins à la fois afin d'arriver à l'heure alors que cette faculté de superposition d'états ne pose aucun problème aux particules ? Par quels prodiges la nature aurait-elle pu réussir à développer une ingénierie quantique aussi efficace ?
Passionnantes, vertigineuses, ces questions restent ouvertes. Mais de récentes études suggèrent que dans certaines configurations subtiles, des mécanismes d'interaction avec l'environnement peuvent préserver un état quantique de la destruction. Les systèmes biologiques sont bien souvent dans les conditions éloignées de l'équilibre thermodynamique, parce que cela leur permet d'échanger matière et énergie avec l'environnement. Or, ces conditions pourraient également permettre de refroidir notablement de microscopiques volumes au sein de l'organisme, où des processus biologiques quantiques pourraient alors s'épanouir plus facilement. De quoi peut-être même donner aux physiciens de nouvelles pistes pour exploiter les merveilles quantiques. De quoi surtout s'émerveiller devant l'ingéniosité de la nature capable d'exploiter tous les ressorts du monde, même dans ses échelles les plus microscopiques.
M.G. - SCIENCE & VIE > Avril > 2011 |
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