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Le Télescope E-ELT

Les Objectifs Scientifiques de l'E-ELT

LA RECHERCHE HS N°14 > Juillet-Août > 2015

Télescope : le Fabuleux E-ELT

Depuis 1990, la taille des télescopes les plus puissants du monde n'augmentait plus. Une quinzaine de géants se partageaient le ciel et les découvertes, épaulés par une armada de télescopes spatiaux. Pour pénétrer plus profondément dans l'espace et le temps, il faut maintenant agir sur la taille des instruments. Avec son projet E-ELT, l'Europe ouvre une nouvelle ère : celle des télescopes supergéants.

Imaginez, en haut d'une montagne isolée plus grande que le pic du Midi, au beau milieu du désert le plus aride de la planète, Atacama, un dôme de 100 m de diamètre, plus volumineux que la basilique Saint-Pierre de Rome ! Au centre de cette extraordianire coupole géante, un engin de 5.500 tonnes piloté avec une souplesse et une précision diabolique un miroir parabolique de 42 mètres parfaitement poli, capable de refléter la lumière d'étoiles mille milliards de fois plus pâles que la plus faible étoile visible à l'oil nu... Ne cherchez pas, c'est du jamais vu, un tel télescope n'a pas de précédent. Sa taille et sa performance sont d'un ordre de grandeur supérieur à tout ce qui existe aujourd'hui. "Une machine révolutionnaire". "L'oil le plus puissant du monde tourné vers le ciel". "Un progrès unique dans toute l'histoire de l'astronomie, depuis la construction de la première lunette astronomique par Galilée". Les astronomes et ingénieurs européens ne s'en lassent pas. Etourdis par l'ampleur du projet qu'ils ont lancé, ils s'émerveillent des dimensions inédites de ce télescope de tous les records. Ils semblent même surpris que ce soit la vieille Europe qui ose se lancer dans pareille aventure...
Pour l'instant, cet outil de rêve, baptisé E-ELT (European Extremely Large Telescope), n'existe qu'à travers une représentation tridimensionnelle hyperréaliste (voir ci-dessous). De quoi admirer sous tous les angles le projet que porte l'Observatoire européen austral (ESO), qui regroupe quatorze pays européens, plus le Chili. Le chantier de construction, lui, n'a pas encore été officiellement lancé. "La décision s'appuiera principalement sur le compte rendu de l'examen des plans détaillés, dévoilé à l'automne, explique-t-on au sein de l'organisme européen. Ce compte rendu dira si la machine peut être construite sans risques techniques excessifs". La majorité de la communauté astronomique internationale est convaincue que le projet va être lancé. La décision devrait intervenir avant la fin de l'année, pour un coût total prévisionnel d'environ un milliard d'euros et une entrée en service prévue pour 2018.

ENTRÉE DANS LA "BIG SCIENCE" : Le site retenu a même déjà été annoncé il y a quelques mois : ce sera le sommet de Cerro Armazones, une montagne de 3000 mètres d'altitude, au cour du désert chilien d'Atacama, bien connu des astronomes pour l'exceptionnelle pureté de son atmosphère. D'ailleurs, si l'E-ELT existe, il trônera juste en face du Very Large Telescope (VLT), déjà construit par l'ESO sur la montagne d'à côté. La rupture n'en sera que plus significative : car avec l'E-EL T, c'est dans l'ère de la "Big Science" que les astronomes vont entrer de plain-pied.
Big Science : l'expression a été inventée pour qualifier les mégas projets scientifiques, aux budgets pharaoniques, mobilisant des centaines de laboratoires internationaux, des milliers d'ingénieurs et de chercheurs autour d'une machine unique au monde. Et, jusqu'ici, ces projets à l'échelle planétaire étaient cantonnés à la physique des particules, comme l'accélérateur du Centre européen de recherche nucléaire, le Large Hadron Collider (LHC), ou encore le projet de démonstrateur de réacteur à fusion nucléaire ITER...
L'astronomie, de son côté, ne s'était jamais départie d'une relative modestie, tant dans son mode de fonctionnement régional que dans la nature quasiment artisanale de ses projets. Ainsi, la génération actuelle de télescopes géants compte-t-elle... une quinzaine d'unités, à peu près identiques, coûtant chacune un peu plus de 100 millions d'euros, soit moins du centième du prix de ITER ! Et Hubble direz-vous, lui qui a coûté près de 10 milliards d'euros ? En fait, il ne s'agit pas ici de Big Science, car le télescope spatial, clone civil d'un satellite espion américain, a bénéficié de transferts technologiques militaires et spatiaux massifs.

UN ARRÊT DANS LA CROISSANCE : Au début des années 2000, lorsque les chercheurs ont commencé à imaginer la future génération de télescopes, il leur a fallu se rendre à l'évidence. Pour voir plus loin dans le ciel des lumières plus faibles avec plus de précision, il leur faudrait construire des télescopes beaucoup plus grands. Et, à l'instar de leurs collègues physiciens, il leur faudrait concentrer les budgets et les moyens, l'astronomie mondiale ne pouvant pas se permettre de s'offrir plus d'un ou deux instruments "supergéants".

Les règles en la matière sont en effet simples : la puissance d'un télescope est directement fonction du diamètre de son miroir. Depuis Galilée, chaque génération d'ingénieurs et d'astronomes se contentait grosso modo de multiplier la taille par deux... Ainsi, en 1900, les plus puissants télescopes du monde mesuraient 1 mètre de diamètre, puis 2,5 mètres en 1925, 5 mètres en 1950, 10 mètres en 1990... Or, en 2010, on en est toujours là, la communauté scientifique internationale disposant d'une grosse douzaine de télescopes mesurant de 8 à 10 mètres. Pourquoi cet arrêt dans la croissance de la taille des instruments ?

LA NÉCESSITÉ DU CHANGEMENT : Parce qu'au cours des décennies 1980 et 1990, l'astronomie a connu ses deux plus grandes ruptures depuis Galilée : d'abord avec l'invention de la caméra électronique CCD, qui a multiplié par dix la puissance de n'importe quel télescope, et ensuite avec l'accès à l'espace, permettant d'obtenir un autre gain d'un facteur 10 par rapport aux appareils terrestres, handicapés par l'atmosphère turbulente de notre planète - le télescope spatial Hubble, dont le miroir ne mesure que 2,4 mètres de diamètre, réussit à concurrencer les géants terrestres actuels de 10 mètres... En sus, les astronomes ont imaginé d'autres astuces, comme la mise en réseau de plusieurs télescopes.
Ces ruptures techniques ont amené des progrès scientifiques prodigieux. C'est bien la génération actuelle d'astronomes qui a découvert les quelque 500 exoplanètes connues et qui a élaboré le modèle décrivant l'évolution de l'Univers à partir du big bang. Mais aujourd'hui, le besoin d'un changement d'échelle se fait de nouveau sentir, car la génération actuelle n'a plus grand-chose à découvrir. Non pas parce que les mystères de l'Univers sont tous révélés, mais simplement parce que les télescopes sont incapables de les résoudre, du fait de leur surface collectrice de lumière trop limitée. Existe-t-il d'autres Terre dans l'Univers ? Comment se sont formées les premières étoiles ? Quelle est la nature des énigmatiques matière noire et énergie sombre ? Quelle est l'histoire de l'Univers juste après le big bang ? Pour résoudre ces énigmes, il faut construire un télescope plus puissant. Or, surprise, ce ne sont pas les États-Unis qui ont relevé le gant, mais l'Europe, via l'une de ses plus grandes structures scientifiques.
Pour comprendre le défi fou que représente l'E-ELT, il suffit de le comparer aux plus puissants télescopes actuels. Le record est - déjà - européen : il s'agit de Grantecan, un instrument espagnol mis en service voici quelques mois à La Palma, aux Canaries, avec un miroir de 10,4 mètres de diamètre. Le miroir de l'E-ELT offrira une surface seize fois plus grande. La masse mobile de Grantecan est de 500 tonnes. E-ELT sera plus de dix fois plus lourd ! Par surcroît, afin de garantir un suivi rigoureux des astres, ce géant de 50 mètres de haut devra déplacer les 160 tonnes de son miroir principal avec une précision de quelques dizaines de nanomètres...
Comment un tel engin est-il seulement envisageable ? Après cinq années d'études de faisabilité, le conseil scientifique de l'ESO a bien conscience des risques technologiques inhérents à la Big Science.

984 MIROIRS HEXAGONAUX : Le LHC est tombé en panne le lendemain de sa mise en service en raison d'un défaut de fabrication, et ceci plus d'un an durant. Quant à ITER, le coût de fabrication de cette installation pilote a été multiplié par trois en dix ans...
Paradoxalement, la pièce maîtresse du télescope, son âme, sa raison d'être ne donne pas de sueurs froides aux ingénieurs. Car la technique choisie pour construire le spectaculaire miroir de 42 mètres de diamètre est déjà maîtrisée par les opticiens : il s'agit de juxtaposer 984 miroirs hexagonaux de 1,45 m de côté, chacun contrôlé en temps réel par ordinateur afin qu'il suive la course des astres dans le ciel tout en formant continuellement avec ses voisins une surface parabolique, proche de la forme sphérique, de presque 1300 m². Cette même technique en mosaïque a déjà été exploitée pour le télescope Grantecan, mais avec seulement 36 miroirs à synchroniser.
Ce futur chef-d'ouvre, quoique mis en concurrence dans toute l'industrie européenne, ne devrait pas échapper aux opticiens allemands et français ; avec la production des éléments de vitrocéramique dévolue à l'entreprise allemande Schott, située à Mainz, et le polissage des miroirs par Reosc, située à Saint-Pierre-du-Perray, non loin de Paris. Reosc, un département de Sagem, a déjà produit les optiques de 7 des 14 plus grands miroirs du monde. L'ESO lui a donc logiquement confié l'étude de faisabilité de ceux de l'E-ELT, qui mettent les ingénieurs devant un défi radicalement nouveau, étant donné le rythme effarant de production... Car il faudra à Schott et Reosc produire un miroir par jour pendant trois ans, alors que le rythme de livraison pour les hexagones du miroir de Grantecan n'était que de deux par mois !
La terra incognita que constitue l'entrée de l'astronomie dans la Big Science, c'est ce changement d'échelle inédit. Multiplier par quatre le diamètre du miroir, c'est multiplier d'un facteur 10 les volumes et les masses. L'un des défis de la construction est d'ailleurs de pouvoir mesurer, puis compenser les fantastiques torsions que subit la machine lorsqu'elle tourne, ainsi que les effets du vent ou des microséismes sur les mouvements de l'ensemble. Les astronomes ont cependant l'habitude de prendre en compte tous ces phénomènes parasites avec ce qu'ils appellent "l'optique active". Henri Boffin, astronome de l'ESO, ne pense pas le défi insurmontable : "Nous avons déjà l'expérience des très hautes précisions optiques, grâce au mode interférométrique du VLT, qui mélange la lumière de télescopes situés à des dizaines de mètres les uns des autres, et nous pouvons étudier les effets du vent sur les antennes de radiotélescopes existantes, plus grandes encore que l'E-ELT".

LE PREMIER TÉLESCOPE ADAPTATIF : L'enjeu décisif est en fait ailleurs : "Ce sera le premier télescope adaptatif", résume Henri Boffin. Pour comprendre, il faut savoir qu'en parallèle de l'optique active, les astronomes expérimentent depuis une vingtaine d'années ce qu'ils appellent "l'optique adaptative" : alors que la première technique se concentre sur les tensions subies par la machine, la seconde, inventée conjointement par les opticiens astronomes et militaires, revient à corriger en temps réel les turbulences de l'atmosphère terrestre. Le principe consiste à appliquer la correction sur un petit miroir mince, déformé plusieurs centaines de fois par seconde par un réseau de minuscules actuateurs - moteurs commandés par un ordinateur, lequel donne ses instructions après avoir analysé la turbulence atmosphérique sur une image d'étoile ou sur une étoile artificielle dessinée dans le ciel par un puissant laser.

LES CAPRICES DE L'ATMOSPHÈRE : Cette optronique de l'extrême, une spécialité française, a été défrichée depuis les années 1980, entre autres laboratoires par l'Office national d'études et recherches aérospatiales (Onera). Et c'est Cilas, une PME orléanaise qui a déjà fourni la plupart des miroirs adaptatifs des télescopes géants japonais Subaru, européens VLT et américains Cemini, qui, sans surprise, s'est vu confier par l'ESO une étude sur l'optique adaptative de l'E-ELT. Sauf que l'engin doit être prévu, dès sa conception, pour épouser cette technique. Le dispositif ne sera plus un "accessoire" installé derrière le télescope, comme cela reste le cas jusqu'ici, mais sera directement intégré au télescope, via des miroirs relais de 2,5 mètres de diamètre (->). Une première. Ainsi, telle roseau de la fable, le véritable secret de l'E-ELT sera sa souplesse : l'instrument n'offrira pas de résistance au vent, aux microséismes, à la turbulence atmosphérique, il s'y adaptera continûment, au rythme fou de la vibration de sa myriade de miroirs.
Car cette rupture technologique s'accompagne d'exigences vertigineuses sur la vitesse d'adaptation des miroirs aux caprices de l'atmosphère : plus le télescope est puissant, plus son optique adaptative doit être précise. Henri Boffin explique : "Des optiques adaptatives actuelles, qui comptent, comme Naco, sur le VLT, 180 actuateurs corrigeant la turbulence 500 fois par seconde, nous allons passer sur l'E-ELT à... 6000 ou 7000 actuateurs corrigeant 1000 fois par seconde !" Et il est d'ores et déjà prévu pour la seconde génération d'instruments de l'E-ELT l'utilisation de 40.000 actuateurs corrigeant l'image 3000 fois par seconde, un prodige actuellement hors de portée technologiquement.
Un autre défi consistera à coordonner toutes ces commandes. Si la canalisation d'un tel flux d'informations est ingérable aujourd'hui, de nouveaux logiciels et des processeurs plus puissants sont à l'étude. "Les volumes de données sont de plusieurs ordres de grandeur plus grands que ce avec quoi on travaille pour le moment, confie-t-on à l'ESO. Cela dit, si les instruments sont complexes, les consortia qui les conçoivent ont une très grande expérience en la matière". Et le dernier défi consistera, bien sûr, à construire le télescope tout en haut d'une montagne escarpée, isolée en plein désert. Pour que les astronomes puissent un jour dire que du haut de Cerro Armazones, 13,7 milliards années nous contemplent...
Face à un projet d'une telle ampleur, l'observatoire européen, prudent, a adopté une démarche incrémentielle : "L'ESO construit actuellement une nouvelle génération d'instruments d'analyse, destinés au VLT, qui vont nous permettre de tester les techniques choisies pour l'E-ELT. D'ailleurs, nous allons aussi transformer l'un de nos quatre télescopes de 8 m en télescope adaptatif"... note Henri Boffin. L'Europe est-elle prête à se lancer dans la grande aventure ? La réponse ne devrait plus tarder. Parions qu'elle sera positive.

S.B. - SCIENCE & VIE > Octobre > 2010
 

   
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