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Virus Marins : le Climat dépendrait d'Eux

Virus Marins : le Climat dépend Peut-être d'eux

Inconnus il y a vingt ans, les virus marins apparaissent aujourd'hui comme un rouage essentiel de la machinerie climatique. Car les plus petites entités biologiques de la planète sont aussi les plus nombreuses dans les océans. À ce titre, en infectant la vie marine, ces virus pourraient contrôler les échanges de dioxyde de carbone entre l'atmosphère et l'océan. Or, comment vont-ils réagir au réchauffement climatique ?

Ces eaux cacheraient "une bombe"... Claire Evans, de l'Institut royal de recherche marine des Pays-Bas, ne mâche pas ses mots. Pourtant, sur le pont de l'Amundsen, le brise-glace de recherche canadien, tout semble calme. À quelques centaines de mètres seulement, l'océan glacial arctique, libre, est à peine agité de vaguelettes. La biologiste n'a pas l'air inquiète. Pourtant, elle n'est pas la seule à penser que sous la surface se cache une armée de terroristes en puissance. Leur nom ? Les virus marins : minuscules, ces véritables tueurs sont capables d'infecter et de décimer massivement la vie marine, toutes espèces confondues, et de libérer par la même occasion des tonnes de carbone dans l'atmosphère. Au risque de décupler l'effet de serre... Enfin, c'est une hypothèse. Car le rôle que jouent ces virus dans l'écosystème marin reste un mystère. Et il se pourrait qu'à l'inverse leurs victimes sombrent en emportant avec elles le carbone qui les constitue... Un casse-tête pour les scientifiques qui cherchent à mesurer l'importance de cette nouvelle clé de l'écologie océanique.

D'ÉNORMES CONCENTRATIONS

La scène se déroulait à l'été 2007. En attendant les résultats de cette virée au pôle Nord, Claire Evans a publié en 2009 ceux d'une précédente expédition, menée au sud de l'Australie. Avec son équipe, la biologiste a relevé des concentrations faramineuses de particules virales : de 6 à 20 milliards par litre d'eau de mer ! En infectant des micro-organismes mais aussi d'autres espèces plus volumineuses, ces virus rejettent 2 à 3 microgrammes de carbone par litre d'eau chaque jour. Et cela fait craindre le pire pour le climat mondial : avec le réchauffement, ce dégazage pourrait s'emballer.
En septembre 2009, une équipe italienne a en effet montré une nette corrélation entre la température des eaux de surface en Méditerranée et le développement de la "neige marine", des amas blanchâtres qui se forment à la surface des mers et sont de véritables pouponnières à virus. Avec le réchauffement et l'acidification des océans, c'est tout l'écosystème marin qui est en plein bouleversement. Or, au cour de celui-ci, on trouve les virus. Si l'activité virale change, le climat pourrait s'en trouver affecté, comme l'indique Laurent Bopp, spécialiste de modélisation climatique au Laboratoire des sciences du climat et de l'environnement à Gif-sur-Yvette : "L'océan absorbe près d'un tiers des émissions anthropiques de CO2, soit 2 milliards de tonnes de carbone par an. Cette pompe à carbone est aujourd'hui représentée en ne modélisant que les variations de la chimie et de la physique de l'océan. La biologie est au contraire représentée de façon très simplifiée dans les modèles... mais l'on sait que des variations de certains paramètres biologiques pourraient avoir un impact important sur cette pompe à carbone et donc sur l'évolution du climat."

1023 INFECTIONS PAR SECONDE

Pourtant, les virus marins ont longtemps été ignorés des scientifiques. Jusqu'au seuil des années 1990, où trois publications ont brisé le dogme. La première, en 1989, provenait du laboratoire de Gunnar Bratbak, un microbiologiste norvégien. Elle révélait l'incroyable abondance de virus dans les milieux aquatiques. Que Claire Evans illustre ainsi : "Si je prélève une cuillère à café d'eau de l'océan Arctique, pourtant froid, elle contiendra entre 4 et 16 millions de virus." Malgré leur petite taille, les virus marins sont 15 fois plus nombreux que les bactéries et les autres microbes... En 1990, deux autres articles du micro-biologiste américain Curtis Suttle, de l'université de Colombie-Britannique à Vancouver, enfonçaient le clou. En se basant sur des observations de terrain et en les extrapolant, il aboutit à des estimations monstrueuses : "Chaque seconde, environ 1023 infections ont lieu dans les océans. On estime que, chaque jour, les virus tuent ainsi 20 % de la biomasse marine vivante. Et cette hécatombe libère entre 100 millions et un milliard de tonnes de carbone dans les océans par jour."
Sur mer ou sur terre, les virus ont le même mode opératoire. Incapables de se reproduire seuls, ils détournent les outils reproductifs des cellules qu'ils infectent (virus en vert ->). Ils se collent à une cellule hôte et injectent leur matériel génétique à l'intérieur, qui s'y multiplie. Des centaines de particules virales filles peuvent alors s'y former, avant de quitter les lieux en faisant exploser la cellule hôte. C'est ce qu'on appelle la lyse virale. Résultat du carnage : une cellule au tapis, et des débris cellulaires en tout genre, morceaux de membranes, protéines, glucides, lipides... Bref, du carbone sous toutes ses formes. Ce fameux carbone qui soulève tant d'inquiétude chez les climatologues. Et dont les scientifiques ont reconstitué le sort.
En fait, tout dépend de la taille des débris. Les plus gros coulent, entraînés par leur propre poids, quittant (à raison de quelques mètres par jour) la zone éclairée pour rejoindre les profondeurs sombres de l'océan. Plus ils s'enfoncent et plus la probabilité qu'ils soient dégradés par des organismes (bactéries, plancton, etc.) et rejettent du CO2 diminue. Les plus petits et les moins denses séjoument dans la zone éclairée, grosso modo au-dessus des 100 m de profondeur. Là, ils peuvent être dégradés par le rayonnement solaire. Ou être consommés par les êtres vivants tels que bactéries, plancton, corail... Comme les êtres humains, ces organismes marins respirent : ils absorbent de l'oxygène, qu'ils utilisent pour casser les liaisons chimiques de la matière organique (les aliments), et expulsent du dioxyde de carbone. Respiration ou dégradation solaire ont le même résultat : les molécules carbonées, dépouillées de l'énergie de leurs liaisons chimiques, sont réduites à leur plus simple expression : de l'eau et du CO2. Lequel, une fois dissous, vient augmenter la pression de CO2 dans l'eau et réduire d'autant la capacité des océans à absorber celui de l'atmosphère (infographie ->).
Dans les conditions actuelles, les océans du globe se gorgent de plus de 2 gigatonnes de carbone sur les 8 émises par les activités humaines (le fameux puits de carbone océanique). Et justement, c'est ce puits que les virus marins menacent de boucher... ou pas.

CHIFFRER LA NUISANCE DES VIRUS

La première raison est chimique : plus les eaux de surface contiennent de dioxyde de carbone dissous, plus leur capacité à en absorber diminue. La deuxième raison concerne la composante biologique du puits de carbone. Si le puits ne sature pas, c'est qu'une partie de la matière carbonée dissoute est intégrée dans les plantes marines. Ce sont des algues (phytoplancton) capables, comme les végétaux terrestres, d'effectuer la photosynthèse, c'est-à-dire d'utiliser le dioxyde de carbone pour fabriquer, avec l'énergie solaire, des substances carbonées plus complexes. À leur mort, ces organismes coulent jusqu'à atteindre des profondeurs où la densité et la pression sont telles qu'ils ne remonteront pas. Le carbone est ainsi stocké durablement. S'ils augmentaient la proportion de carbone dissous par rapport à celui qui est intégré dans des tissus vivants, les virus gripperaient la pompe biologique. C'est l'effet privilégié aujourd'hui par les spécialistes.
Mais pour l'heure, ceux-ci sont incapables de chiffrer le potentiel de nuisance des virus dans le domaine climatique. Car si leur principal effet peut être de court-circuiter la pompe biologique, ils ont aussi des effets contraires qui pourraient l'amorcer. Ainsi, quand un virus tue, un certain nombre des cadavres de ses victimes coule vers les profondeurs, des zones où la respiration, qui dégage du CO2, est fortement ralentie. Autre effet : parmi les débris laissés par l'infection, on trouve des éléments nutritifs essentiels pour le phytoplancton, comme du fer ou du phosphore. Si la lyse virale libère ces minéraux, elle favorise la croissance du phytoplancton qui, par la photosynthèse, consomme du CO2.
Enfin, troisième élément, les infections virales favorisent la naissance de neige marine. Des flocons sales, constitués de cadavres, de matière fécale, de détritus organiques, agglomérés par une sorte de mucus. Ces amas se forment en surface, puis coulent sous leur poids. Si la neige marine étouffe la vie sous-marine, elle permet aussi de faire couler une partie du carbone de surface. Toutes ces interrogations pourraient se résumer ainsi : quelle proportion des débris issus de la lyse virale reste en surface (et finit dans l'atmosphère où elle participe à l'effet de serre) et quelle proportion coule (et participe au puits océanique, ce qui atténue le réchauffement) ? Mais les choses ne sont pas si simples : d'autres pièces s'ajoutent au puzzle.

UN EFFET REFROIDISSANT ?

Prenez le rôle joué par le diméthylsulfide (DMS). Ce gaz se forme lorsque du phytoplancton est infecté et meurt. Il y a une vingtaine d'années, le biologiste James Lovelock avait fait l'hypothèse que ce composé, une fois dans l'atmosphère, facilitait la formation de nuages et participait au refroidissement du climat. Les infections virales auraient-elles un effet refroidissant ? "L'hypothèse est sérieuse, mais on ne sait toujours pas si le changement climatique va amplifier ou réduire les émissions de DMS par l'océan", soupire Laurent Bopp.
En cas d'augmentation de l'activité virale, lequel de ces phénomènes va l'emporter ? L'augmentation de la libération de CO2 dans l'atmosphère ou son contraire ? Pour Laurent Bopp, la réponse à cette question cruciale n'est pas pour demain : "Pour l'instant, le rôle des virus n'est pas pris en compte dans les modèles. On en est encore à recenser les virus, et à étudier sur le terrain comment les variations de l'intensité de la lyse modifient l'écosystème. Ensuite, il faudra modéliser cette modification sur une petite échelle spatiale, puis passer à l'échelle d'une région avant d'avoir une idée de leur effet à l'échelle globale."
La tâche est immense : identifier les virus, leurs hôtes, et connaître dans chaque cas et dans différents milieux la part de matière organique dissoute et de matière particulaire résultant de la lyse virale. C'est dans ce but que les expéditions en mer (voir encadré) se multiplient. Pour Markus Weinbauer, qui préside un groupe de travail international sur le rôle des virus dans les écosystèmes marins, "la plus grande partie du champ de l'écologie virale est inconnue. Mais ce qu'on sait, c'est que l'effet des virus sur les organismes en fait les régulateurs, voire les dirigeants ultimes de la vie à l'échelle nanométrique". Et peut-être, in fine, du climat.

LA CHASSE AUX VIRUS EST OUVERTE
Les virus marins suscitent les convoitises. Même Craig Venter, initiateur du projet de décryptage du génome humain, sillonne les mers à leur recherche. But de l'expédition qu'il dirige depuis 2006 : décrypter les génomes des virus et y trouver les codes de nouvelles protéines, futurs médicaments à forte valeur ajoutée. D'autres campagnes ont la volonté de comprendre comment le changement climatique modifiera le rôle des virus. C'est le cas du programme Polar Aquatic Microbial Ecology, mené par le Norvégien Gunnar Bratbak jusque fin 2010. Ce programme voguera en partie sur l'Amundsen au nord du Canada. Enfin, le 5 septembre 2009, la goélette Tara est partie de Lorient grossir la flotte des pêcheurs de virus. Les échantillons d'eau, prélevés à différentes profondeurs, sont de vraies pochettes-surprises. Lors des expéditions précédentes, plus de 90 % des virus pêchés étaient inconnus. Il s'agit donc de les distinguer, soit par leurs caractéristiques visuelles, soit par leur génome par des méthodes de séquençage. Il faut aussi les dénombrer, ce qui s'avère fastidieux, puisque le comptage se fait "manuellement" à travers l'oilleton du microscope. Il faut aussi évaluer leur capacité d'infection, en les comptant avant et après incubation. Et estimer d'après cela la quantité de carbone qu'ils rejettent chaque jour. Cela, à différentes profondeurs, à différentes saisons, dans différents milieux.

Anne Debroise - SCIENCE & VIE > Avril > 2010

Les Virus, Chefs d'Orchestre Aquatiques

Ils sont présents à raison de plusieurs millions de virus dans une cuillerée à café d'eau de mer ou d'eau douce ! Pourtant, on commence tout juste à apprécier l'importance des virus aquatiques dans la biodiversité bactérienne, voire le climat.

BACTÉRIOPHAGE à la longue queue typique. BACTÉRIE MASSIVE ainsi que les virus qui les entourent (petits points sombres ->).

Océans, mers, estuaires, golfes, lacs, rivières, lagunes, glaces, sédiments : les virus aquatiques sont partout. Qui plus est, en quantité phénoménale : de 1 million à 1 milliard de particules par millilitre ! Soit, pour une cuillerée à café d'eau marine ou d'eau douce, de 1 million à 1000 millions de virus... Pourtant, il y a seulement vingt ans, leur existence était considérée comme anecdotique. Il faut dire que les équipements permettant de repérer les plus petits des organismes aquatiques étaient alors peu nombreux et que les microbiologistes spécialistes d'écologie aquatique préféraient concentrer leurs efforts sur les bactéries, elles-mêmes peu connues dans ces biotopes.
Aussi, lorsque deux microbiologistes de l'université de l'Oregon, aux États-Unis, livrèrent en 1979 la première estimation semi-quantitative de virus présents dans les eaux de Yaquina Bay, au nord-ouest des États-Unis, leurs résultats ne reçurent pas grand écho. Il fallut attendre 1989 pour que soient publiées les premières données de microscopie électronique à transmission témoignant du foisonnement de virus dans différents milieux aquatiques.

Les virus sont qualifiés d'entité biologique la plus abondante de notre planète

Les auteurs de ces travaux, Mikal Heldal et ses collaborateurs de l'université de Bergen, en Norvège, avançaient alors le chiffre de 4 à 10 millions de virus par millilitre d'eau, qualifiant dans la foulée les virus d'entité biologique la plus abondante de notre planète : plus importante en nombre que les bactéries ! L'hypothèse fut validée dans les années qui suivirent, grâce à l'essor des techniques de dénombrement - la microscopie électronique à transmission, la microscopie à épifluorescence, ou encore la cytométrie en flux. Il apparut aussi que cette abondance varie considérablement selon la profondeur, l'éloignement des côtes ou encore le statut trophique de l'écosystème. Les scientifiques, s'ils furent surpris, furent également satisfaits par ces découvertes. Car, jusque-là, certains phénomènes de mortalité bactérienne échappaient à l'explication classique : il était impossible de les imputer uniquement à l'action prédatrice des eucaryotes ciliés ou flagellés du zooplancton. Les virus constituaient un coupable plausible. En effet, ils ont impérativement besoin d'un organisme hôte pour se reproduire, et les bactéries semblaient d'excellents candidats. D'une part, en raison de leur abondance. Dans l'océan, leur densité moyenne avoisine 108 à 109 par litre (beaucoup plus dans certaines zones, beaucoup moins dans d'autres), ce qui en fait les plus nombreux des hôtes potentiels. Sachant que la rencontre entre un virus et son hôte est le fait du hasard, cette abondance est un paramètre clé. D'autre part, les observations de terrain montraient que l'abondance bactérienne était le meilleur facteur prédictif de l'abondance virale.
Très vite, au début des années 1990, des particules virales furent effectivement visualisées au sein de diverses bactéries aquatiques. Et l'on estime aujourd'hui que les virus spécifiques des bactéries (les "bactériophages" ou, plus simplement, "phages") sont les plus nombreux des virus aquatiques. Ils ne sont toutefois pas les seuls : d'autres virus infectent les micro-algues du phytoplancton, c'est-à-dire les eucaryotes unicellulaires capables d'effectuer la photosynthèse. De tous ces virus, nous ne connaissons encore aujourd'hui qu'une infime fraction. Car l'expérimentateur est confronté au même problème que celui posé pour bien des virus et bactéries terrestres : la difficulté à les faire proliférer in vitro. Dès lors, comment les identifier ? Le développement de la "métagénomique" apporte une réponse. Cette approche d'étude de la biodiversité consiste à séquencer tout l'ADN présent dans un échantillon donné. La comparaison des séquences obtenues avec celles déjà répertoriées dans les bases de données met alors en évidence les organismes nouveaux.

BIOME VIRAL

Une telle investigation a été menée avec succès, en 2006, par des collègues américains et canadiens. Ils ont passé au crible 184 échantillons collectés au cours des dix années passées, dans 68 sites répartis dans la mer des Sargasses, le golfe du Mexique, les côtes de Colombie britannique et l'océan Arctique. Résultat : 91 % de toutes les séquences virales repérées étaient jusque-là inconnues ! Qui plus est, ils ont montré que la plupart d'entre elles étaient présentes dans les différents biotopes étudiés, mais en proportions variables. Voilà qui conforte l'idée que chaque région a son propre "biome viral" (on parle aussi de "virome"). L'adage selon lequel "tout est partout, mais l'environnement sélectionne" est ainsi vérifié. Pour les auteurs de l'étude, il existe probablement des centaines de milliers d'espèces virales dans l'océan, très largement distribuées à travers le monde, avec quelques régions contenant la majorité d'entre elles.
Des centaines de milliers d'espèces de virus à des concentrations souvent considérables ! Quel peut donc être leur impact sur les populations de bactéries ou d'algues infectées ? L'exemple des populations de Vibrio cholerae, bactéries responsables du choléra, est parlant. En 2005, Shah Faruque et ses collaborateurs de l'International Centre for Diarrhoeal Disease Research, à Dacca, au Bangladesh, ont étudié la dynamique de deux souches de cette bactérie pour mieux comprendre la saisonnalité des épidémies de choléra. Ils ont vu que l'augmentation de bactéries pathogènes correspond, dans un premier temps, à une diminution du nombre des virus spécifiques de ces bactéries. Dans un second temps, le nombre de phages augmente, suivi peu après par un déclin de l'épidémie. Puis la population bactérienne augmente à nouveau. Ce phénomène cyclique tient à l'augmentation exponentielle du nombre de virus une fois que la quantité de bactéries hôtes atteint un certain seuil. Arrive un moment où les phages finissent par avoir raison de ces bactéries, ce qui, indirectement, entraîne la baisse de leur propre population. Les inondations au Bangladesh, en provoquant le mélange entre eau potable et excréments, favorisent les épidémies de choléra. Les populations de bactéries cholériques sont régulées par des virus.
Voilà qui illustre un concept fondamental en écologie virale aquatique : "Que le vainqueur meure" ! Élaboré en 1997 par Frede Thingstad, de l'université de Bergen, en Norvège, il permet d'expliquer la coexistence, dans le temps, d'espèces bactériennes dominées avec des espèces dominantes. Le fait qu'une population bactérienne donnée ne puisse, à cause des phages, croître à l'infini lorsqu'elle se trouve dans des conditions favorables permet en effet la conservation d'une diversité bactérienne maximale en dépit des fluctuations environnementales favorisant tantôt une population, tantôt une autre. Pour Frede Thingstad : " Les virus, qui sont le plus souvent spécifiques de l'espèce, voire de la souche, sont donc les candidats privilégiés pour maintenir cette biodiversité planctonique, qui est longtemps restée une énigme scientifique". Parce qu'elle permet d'expliquer la survie de multiples espèces dans des milieux où les ressources sont souvent limitées et qu'elle a été plusieurs fois observée en conditions expérimentales, la théorie "killing the winner" est aujourd'hui largement acceptée par les aquavirologistes.

RÉGULATEURS DE POPULATIONS

Cette théorie vaut aussi lorsque les cibles de l'infection sont des micro-algues. L'équipe de Keizo Nagazaki, de la Fisheries Research Agency, au Japon, et l'un d'entre nous, alors dans l'équipe de Gunnar Bratbak, en Norvège, ont en effet montré que l'infection virale est, après la saisonnalité, l'un des facteurs les plus importants qui affectent la dynamique des algues, autrement dit la taille et la périodicité de leurs efflorescences. L'algue phytoplanctonique Heterosigma akashiwo constitue un exemple particulièrement frappant. Chaque année, sa prolifération dans la baie d'Hiroshima provoque la mort de milliers de tonnes de poissons. Mais chaque année également des virus ramènent les populations algales à des dimensions plus modestes, venant ainsi au secours des pêcheurs.
En régulant les populations, les virus contribuent donc au maintien de la diversité des bactéries et des algues. Mais il se pourrait bien qu'ils interviennent aussi dans la genèse régulière d'une nouvelle biodiversité. Comment ? En favorisant les transferts de gènes entre bactéries. En effet, la mort des bactéries, conclusion de l'infection virale, libère des fragments d'ADN bactérien qui peuvent être récupérés par d'autres bactéries. Par ailleurs, les virus qui infectent un hôte peuvent incorporer une partie de son matériel génétique au leur et l'injecter ensuite à une autre cible.

Un exemple particulièrement intéressant de tels transferts de gènes intervient entre les bactéries Prochlorococcus ou Synechococcus et leurs phages respectifs. Toutes deux jouent un rôle écologique de première importance : ces bactéries photosynthétiques, ou cyanobactéries, accomplissent une grande part de la photosynthèse océanique, laquelle représente la moitié de la photosynthèse de la planète. Or, en 2003, Nick Mann et ses collaborateurs de l'université de Warwick, en Grande-Bretagne, ont montré que les phages infectant Synechococcus pouvaient intégrer jusqu'à 8 % de l'ADN de leur hôte. Plus étonnant encore, ces phages possèdent deux gènes codant des composants clés de l'appareil photosynthétique de la bactérie. Ce constat vaut aussi chez Prochlorococcus, comme l'a fait apparaître en 2004 l'équipe de Sallie Chisholm, au Massachusetts Institute of Technology, aux Etats-Unis.
L'hypothèse la plus probable est qu'ils les ont récupérés chez leur hôte, puis les ont gardés. Il faut dire que l'expression de ces protéines codées par le génome viral permet aux cellules infectées de passer outre le phénomène dit de "photosensibilisation". Celui-ci se traduit par l'arrêt de l'activité photosynthétique bactérienne au bout d'un certain temps et, donc, par l'arrêt de toute activité métabolique. Le maintien de l'activité photosynthétique, induit par les deux gènes véhiculés par le phage, est donc tout bénéfice pour ce virus : il peut continuer à utiliser la machinerie cellulaire pour se répliquer jusqu'au dernier moment. Cela montre que, si les populations bactériennes peuvent se diversifier et évoluer gràce à leurs interactions avec les phages, l'inverse est aussi vrai. L'impact des virus aquatiques ne s'arrête pas là. En tuant de 10 % à 50 % de la biomasse bactérienne produite chaque jour, ils interviennent sur ces processus fondamentaux que sont les cycles biogéochimiques. En effet, bon nombre des bactéries qu'ils infectent sont au cour de ces cycles. Il s'agit des bactéries hétérotrophes : dépourvues de toute capacité photosynthétique, elles se procurent leurs ressources énergétiques en consommant une fraction importante des déchets du phytoplancton ou des débris générés par d'autres organismes. Ainsi nourries, ces bactéries prolifèrent et produisent du dioxyde de carbone (C02) qui est ensuite restitué à l'atmosphère.
Dès lors, on discerne l'impact potentiel des bactériophages : en tuant ces bactéries hétérotrophes, ils diminuent la quantité de C02 relargué dans l'atmosphère. Sans eux, l'effet de serre engendré par le C02 serait donc plus important qu'il ne l'est !
Peut-être exercent-ils également cet effet modérateur via leur action l'étale sur l'algue unicellulaire photosynthétique Emiliana huxleyi. Très abondante par endroits, par exemple dans l'Atlantique Nord, cette algue peut former de très grandes efflorescences bien visibles par satellite. Quand elle meurt, elle libère du sulfure de diméthyle, ou DMS, qui, une fois oxydé dans l'atmosphère, devient un aérosol sulfuré favorisant la condensation de gouttelettes d'eau dans l'atmosphère. Le DMS favorise ainsi la formation de nuages, qui exercent un "effet parasol" antagoniste de l'effet de serre. En tuant Emiliana, les virus contribueraient donc à l'effet parasol...
CES EFFLORESCENCES TURQUOISE de l'algue Emiliana huxleyi, au large des Cornouailles, ont été visuatisées par satellite, grâce à la lumière réfléchie par sa coquille calcaire. Sa destruction par certains virus aquatiques aboutit à la libération de sulfure de diméthyle, qui exerce un effet parasol antagoniste de l'effet de serre.

Certes, les données manquent encore pour déterminer l'impact des virus aquatiques sur la biodiversité d'une part, sur la machine climatique d'autre part. Quoi qu'il en soit il est à parier que les virus aquatiques seront bientôt considérés avec une attention digne de celle aujourd'hui réservée aux bactéries !

LE RÉSEAU TROPHIQUE

Les organismes du phytoptancton (en vert) sont à la base de la chaîne trophique classique : ils fabriquent leur propre matière organique en fixant le dioxyde de carbone atmosphérique par photosynthèse et puisent dans l'eau des minéraux (en orange). La matière organique dissoute qu'ils libèrent (en jaune) sert de nourriture aux bactéries hétérotrophes, incapables d'effectuer la photosynthèse.

Ces bactéries sont ensuite consommées par des nanoflagettés et des petits ciliés prédateurs, qui chassent aussi les plus petits organismes photosynthétiques (cyanobactéries et picoflagellés). Les petits prédateurs sont ensuite la proie de plus grands et ainsi de suite. À chaque stade, des débris organiques (non figurés ici) et des nutriments minéraux sont relâchés.

Les virus jouent un rôle fondamental dans cette chaîne : en détruisant les bactéries hétérotrophes, les cyanobactéries et certains autres organismes photosynthétiques, ils enrichissent le pool de matière organique dissoute.

Cet articte est la version relue et mise à jour par ses auteurs du texte paru dans le N°407 de La Recherche.
Stéphan Jacquet est chargé de recherche a l'INRA de Thonon-les-Bains. Il appartient au réseau Ravage, qui a pour objectif de faire connaître, structurer et promouvoir la recherche sur les virus aquatiques. jacquet@thonon.inra.fr
Sébastien Personnic achève sa thèse dans l'équipe de Stéphan Jacquet.


POUR EN SAVOIR PLUS
Edward DeLong, "Mille milliards de mille microbes", La Recherche, 07-08/2002.
Curtis Suttle, Nature, 437, 356, 2005.
Christon Hurst (dir.), Viral Ecology, Academic Press, 2000.
Le rôle des microbes aquatiques dans l'écosystème : virusecologie.free.fr/index.htm
Dynamique et évolution des communautés phytoplanctoniques : www.thonon.inra.fr/EWAPE1
Le premier congrès européen sur les virus aquatiques : www.bio.utk.edu/wilhelm/SCOR.html
Le comité scientifique international sur la recherche océanique : www.phage.org

S.J. et S.P. - Dossiers de la RECHERCHE N°28 > Août > 2007
 

   
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