La génétique n'est pas la seule à expliquer les phénomènes biologiques ! Des travaux montrent que le vivant n'échappe pas aux lois de la mécanique. Pressions, étirements, tensions... cellules et organismes sont façonnés par la physique. La preuve en 6 exemples. "Le vivant n'est pas au-dessus des lois de la physique. Tout au long du XXè siècle, on a cru que les phénomènes biologiques étaient tellement raffinés que les lois de la physique ne pouvaient pas les expliquer", poursuit Vincent Fleury, biophysicien à l'université Paris Diderot-Paris-VII. Aujourd'hui, à l'aube du troisième millénaire, et après un siècle passé à se regarder en chiens de faïence, les sciences de la vie et la physique se réconcilient enfin. Des phénomènes biologiques toujours plus nombreux, allant du développement embryonnaire à la cancérisation, se révèlent dirigés par des forces mécaniques. Trouvant à la lumière de la physique un éclairage nouveau, qui permet de comprendre ce que la biochimie et la génétique, seules, ne parvenaient pas à élucider. UNE INTUITION VIEILLE D'UN SIÈCLE C'est un fait indubitable : les forces sont partout dans l'organisme. Contraintes, frottements, ruptures, contractions... Chaque tissu, chaque cellule, chaque molécule y est confronté, et en produit en retour. Comment cette omniprésence de tensions, de pressions, d'étirements et d'écrasements pourrait-elle n'avoir, aucune incidence sur la physiologie des organismes ? Cette remarque de bon sens a longtemps fait loi. Ainsi, "au tournant du XXè siècle, la mécanique était encore très dominante en biologie", raconte Matthieu Piel, biophysicien à l'Institut Curie. Une tendance qu'illustrait en 1917 le célèbre ouvrage de D'Arcy Thompson, Forme et croissance, dans lequel le savant écossais rapprochait des formes biologiques de phénomènes physiques, en comparant par exemple l'aspect des méduses à celui des chutes de gouttes d'eau. DÉPASSER LE SEUL CODE GÉNÉTIQUE Des avancées qui tombent à pic, alors que la génétique entre dans une impasse. Malgré le séquençage de génomes entiers et l'identification de nombreux gènes, les biologistes commencent en effet à réaliser qu'ils sont encore très loin de percer tous les secrets du vivant. Et que le code génétique n'en détient pas toutes les clés : il faut les chercher ailleurs. Or, "l'amélioration des techniques de microscopie, combinée à l'usage de protéines fluorescentes, permet enfin de suivre des processus en continu", raconte Michel Labouesse, chercheur à l'Institut de génétique et de biologie moléculaire et cellulaire d'Illkirch (Alsace). Visualiser des phénomènes mécaniques devient donc aisé. DEUX DISCIPLINES COMPLÉMENTAIRES Le mouvement ne fait en tout cas que s'amplifier. "De plus en plus de physiciens veulent devenir biologistes", affirme Matthieu Piel. "Aujourd'hui, la majorité des physiciens, à Paris, fait de la biologie", confirme Bruno Andreotti, lui-même physicien spécialiste de la morphogenèse à l'université Paris Diderot-Paris-VII. "Tous les problèmes intéressants en physique, en ce qui concerne les phénomènes visibles à l'oil nu, se rattachent de près ou de loin à la biologie", explique-t-il. Cette dernière a tout à gagner de cet afflux de nouveaux cerveaux. "La physique permet d'expliquer de nombreux phénomènes que l'on ne comprenait pas", s'enthousiasme Donald Ingber. Face à un tel mouvement de fond, les biologistes n'ont pas vraiment le choix... "IIs devront se mettre à la physique s'ils ne veulent pas être dépassés", prévient Michel Labouesse.
Issues de la division d'une cellule mère, ces deux cellules filles tirent de toutes leurs forces sur le dernier lien qui les unit... afin de rester accrochées ! C'est l'étonnante découverte que vient de publier l'équipe de Matthieu Piel, à l'institut Curie (Paris). "Au départ, je pensais que le pont, la dernière jonction entre deux demi-cellules sur le point de se séparer, se rompait comme un élastique : à cause de la tension, explique le biophysicien. En fait, le phénomène est inverse". Des gels remplis de billes fluorescentes ont permis d'observer les forces à l'ouvre : la tension exercée sur le pont empêche sa rupture en inhibant l'action de "ciseaux" internes, des molécules capables de couper le lien de l'intérieur. "On ne s'attendait pas à voir ces ciseaux moléculaires fonctionner après la disparition de la tension", s'enthousiasme le chercheur. Les cellules filles éviteraient ainsi d'endommager leurs tissus par un violent effet élastique. "C'est contre-intuitif mais, tant qu'elles tirent, les cellules peuvent se rassembler et empêcher la division". La mécanique révèle le secret d'une rupture réussie : c'est quand la tension se relâche que la division peut avoir lieu.
Les vaisseaux sanguins de cet embryon de souris sain (marqués par des protéines fluorescentes en vert) se forment et se remodèlent grâce à la seule puissance de l'écoulement. En comparant, en 2007, des embryons de souris sains et des embryons mutants ayant une très faible circulation sanguine, des chercheurs américains ont constaté que les vaisseaux ne se forment pas en l'absence de pression sanguine. L'équipe a ensuite remplacé le sang par un liquide ayant la même viscosité, mais pas de cellules sanguines : les vaisseaux se sont développés normalement. Conclusion : "Seule la force physique exercée par le sang en mouvement permet de façonner le réseau", assure Mary Dickinson, qui a dirigé les expériences. "Le sang lui-même n'est pas utile, martèle la scientifique. La circulation de globules rouges est nécessaire, non pas parce qu'ils transportent de l'oxygène et délivrent des signaux chimiques, mais uniquement parce qu'ils déforment les cellules qui constituent la paroi interne des vaisseaux". La vie utilise parfois des stratagèmes d'une simplicité déconcertante pour arriver à ses fins : elle laisse à la mécanique des fluides le soin de dessiner les vaisseaux sanguins.
A priori, rien de commun entre ces deux photos. Pourtant, elles montrent les deux destins d'un même groupe de cellules. La seule différence ? La rigidité du milieu sur lequel elles reposent, qui se révèle donc un facteur essentiel de sélection des cellules. C'est ce qu'a démontré, en 2006, une équipe de l'université de Pennsylvanie (États-Unis), en cultivant les deux principales cellules du cerveau, neurones (en rouge) et astrocytes (cellules protectrices des neurones, en vert), sur des gels simulant la souplesse d'un cerveau sain ou la rigidité d'un cerveau atteint de lésions. Résultats : plus le support est rigide (en haut), plus il est envahi par les astrocytes ; à l'inverse, plus il est souple (en bas), plus les neurones se développent. "La force exercée par une cellule sur son support varie selon la rigidité du milieu, et cette différence détermine sa croissance et sa différenciation", explique Paul Janmey, auteur de l'étude. Le programme de développement des cellules n'est donc pas confié à la seule biochimie : une partie est prise en charge par la physique des matériaux.
"Cette image montre bien la force que peuvent exercer les neurones", s'enthousiasme Amir Ayali, de l'université de Tel Aviv (Israël). Le neurone (à droite) tire tellement fort... qu'il en arrache une touffe de nanotubes de carbone de leur socle (à gauche) ! Par ce dispositif expérimental, le chercheur a pu mettre en évidence, il y a trois ans, l'importance des forces d'étirement dans le développement des réseaux de neurones. Car, lorsque les axones - les fibres nerveuses qui conduisent les messages - s'accrochent, que ce soit aux nanotubes de carbone ou à d'autres neurones, ils exercent immédiatement une tension qui permet de tester la résistance de la connexion. Ainsi, quand les neurones ont développé plusieurs connexions, les plus résistantes sont conservées, tandis que les autres sont éliminées. "C'est une toute nouvelle manière d'envisager le développement des réseaux neuronaux, puisqu'on pensait jusqu'à présent que seuls les messages chimiques échangés au niveau des synapses déterminaient l'avenir des connexions neuronales", s'enthousiasme Amir Ayali.
La mécanique est bien huilée : plus du liquide s'accumule entre nos cellules, plus les vaisseaux servant à son évacuation (ici, en vert et rouge) gonflent et s'allongent. C'est ce qu'a montré, il y a deux ans, une équipe de l'université Heinrich-Heine de Düsseldorf (Allemagne) en étudiant les vaisseaux lymphatiques, chargés d'évacuer l'excès de liquide dans lequel baignent nos cellules, sur un embryon de souris. Lorsque la pression exercée par le fluide autour des vaisseaux augmente, ces derniers l'absorbent et gonflent. Ce qui étire des cellules internes chargées de leur expansion, lesquelles activent une molécule qui les aide à se renforcer et se diviser (noyaux blancs sur la photo). Or, plus elles sont nombreuses... plus les vaisseaux s'allongent ! "La pression, dont nous avons démontré le rôle, est la première explication biophysique de l'a formation des vaisseaux lymphatiques", commente Lara Planas-Paz, l'une des auteurs de l'étude. Des tuyaux qui grandissent à mesure qu'augmente le flux des déchets... Grâce à cette incroyable sensibilité des cellules à la pression, notre organisme est traversé de réseaux adaptés à ses besoins. Tout naturellement. Ou plutôt, tout physiquement.
Dans un côlon de souris légèrement compressé (à droite), la concentration de la protéine "myc" (en jaune), qui favorise les cancers, explose. La preuve que, si les forces physiques régulent les processus physiologiques, elles peuvent aussi les déréguler. Emmanuel Farge, physicien aujourd'hui spécialiste du développement de l'embryon et de la cancérisation, l'a montré, en 2008, pour un type particulier de cancer du côlon. À l'institut Curie, il a étudié des côlons de souris porteuses d'une mutation (à l'origine, chez l'homme, d'une forme héréditaire de ce cancer). Une légère pression sur ces tissus, équivalente à celles pouvant se produire naturellement lors du transit intestinal, provoque systématiquement l'expression de gènes qui favorisent la prolifération anarchique des cellules, caractéristique des cancers. Aujourd'hui, le rôle des forces de pression est confirmé dans de nombreux autres cancers. "Cela permet d'envisager de nouveaux traitements, basés sur le blocage du signal de pression mécanique envoyé aux cellules, et non plus juste sur des messages biochimiques", explique Emmanuel Farge. Voilà que la physique permet maintenant, aussi, d'inventer de nouveaux médicaments...
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