S'interroger sur l'origine de la vie revient forcement à se poser la question du lieu de son éclosion. Alors, quel fut le terrain le plus propice ? Océan, atmosphère, espace : trois hypothèses se font jour, plus complémentaires que concurrentes. Des pluies acide, une atmosphère de dioxyde de carbone et de méthane, des océans dont la température oscille entre 50 et 80°C : le visage que présentait la Terre il y a 4 milliards d'années paraît franchement hostile. Ces conditions ont pourtant permis l'émergence de la vie. En effet, il semble que les plus anciens fossiles de bactéries, exhumés en Australie, sont âgés d'environ 3,5 milliards d'années. Ainsi, en seulement quelques centaines de millions d'années, la matière inerte s'est muée en une série d'organismes capables de se reproduire et d'évoluer. Reste à savoir comment. "Concernant la question de l'apparition de la vie, tout est spéculatif, affirme Marie-Christine Maurel, responsable de l'équipe Biochimie de l'évolution et adaptabilité moléculaire de l'Institut Jacques-Monod, à Paris. Bien que nos connaissances soient aujourd'hui très vastes, on ne peut espérer recréer en laboratoire la vie telle qu'elle a été engendrée à ses débuts". DANS L'ESPACE : DES MÉTÉORITES AURAIENT LIVRÉ SUR TERRE DES ACIDES AMINÉS Plus discrètes que la pluie, 10 tonnes de météorites tombent sur Terre chaque année. Il y a 4 milliards d'années, ce nombre était sans doute 1000 fois supérieur. Et encore cette estimation ne tient-elle pas compte des micrométéorites. Durant la période de bombardement intense, qui dura 200 millions d'années, il en serait tombé 5x1021 kilogrammes. Sachant qu'elles contiennent en moyenne 2,5 % de molécules carbonées et qu'on peut estimer que 20 % du poids de ces micrométéorites ne fond pas durant la traversée atmosphérique, c'est près de 2,5x1019 kilogrammes de kérogène (une substance intermédiaire entre la matière organique et les combustibles fossiles) qui ont été livrés sur Terre depuis l'espace ! Pour André Brack, au Centre de biophysique moléculaire, à Orléans, ça ne fait aucun doute : "La source extraterrestre est aujourd'hui la plus crédible pour amener sur Terre de la matière organique". En 1998, une équipe de chercheurs australiens a découvert dans la nébuleuse d'Orion, sorte de pouponnière stellaire semblable à celle qui a engendré le système solaire, une source de rayonnement polarisé. De quoi s'agit-il ? Comme dans le cas des molécules chirales, les champs électrique et magnétique associés à un rayon de lumière s'enroulent dans un sens ou dans l'autre le long de la ligne de propagation. On parle de lumière polarisée circulairement droite ou gauche. Quel lien avec l'asymétrie des acides aminés "vivants" ? Pour le savoir, des chercheurs ont soumis en 2005 un mélange d'acides aminés droits et gauches dans des proportions égales à un faisceau de lumière polarisée circulairement. Résultat ? "À l'arrivée, nous avons observé une asymétrie de 2,6 % entre les espèces droites et gauches", s'enthousiasme Uwe Meierhenrich. Certes, on est loin de l'asymétrie de 100 % constatée dans le vivant. Mais comme l'indique André Brack, qui a participé à ces expériences, "le vivant est caractérisé par des réactions autocatalytiques qui peuvent amplifier naturellement un écart initial, même faible, puis faire basculer tout le système". Afin de franchir un pas supplémentaire, Louis d'Hendecourt, responsable de l'équipe Astronomie et origine, à l'Institut d'astrophysique spatiale, à Orsay, mène actuellement une expérience visant à faire apparaître une asymétrie de chiralité dans des acides aminés directement à partir d'une poussière interstellaire artificielle irradiée par un rayonnement polarisé. Faut-il alors considérer l'espace comme le berceau de la vie ? C'est sans doute aller un peu vite en besogne. D'autant que si les météorites ont été un vecteur probable d'acides aminés, quid des autres molécules essentielles à la vie, et particulièrement de l'ADN ? Une molécule constituée d'un squelette d'acide phosphorique et d'un sucre appelé désoxyribose, sur lequel se greffent les quatre bases azotées dont la séquence détermine l'information génétique. Pour André Brack, "l'acide phosphorique n'est pas une difficulté. Il s'en forme facilement à partir de molécules plus simples présentes dans le milieu interstellaire. Idem pour les bases azotées. En revanche, le sucre pose un problème. Il n'y en a ni dans les comètes, ni dans les météorites. Et on ne comprend pas bien comment il s'est formé sur la Terre primitive". Déplaçant la question, Uwe Meierhenrich remarque : "En 2005, en plus des acides aminés, nous avons trouvé des acides diaminés dans nos analogues interstellaires. Des molécules que nous avons ensuite détectées dans des fragments de la météorite de Murchison." L'APN AURAIT PRÉCÉDÉ L'ADN Or, en 1991, l'équipe de Peter Nielsen, à l'université de Copenhague, avait utilisé ces éléments pour construire une molécule artificielle appelée APN, se distinguant de l'ADN par son squelette. Alors que le code génétique de la vie s'étire sur un squelette de molécules phosphorées, la colonne vertébrale de l'APN est constituée d'acides diaminés, les bases contenant l'information génétique restant les mêmes. "Ce n'est qu'une hypothèse, concède le chimiste allemand. Mais il est possible qu'une molécule comme l'APN, plus simple dans sa structure, ait précédé l'ADN et l'ARN comme molécule renfermant l'information génétique. Ce qui serait fantastique, c'est de trouver un organisme vivant renfermant de l'APN". DANS L'ATMOSPHÈRE : LA SYNTHÈSE DES ACIDES AMINÉS Y AURAIT ÉTÉ FAVORISÉE Si d'aucuns traquent les origines de la vie dans l'espace, d'autres se contentent de tourner leurs yeux vers le ciel. De fait, en 1953, le chimiste Stanley Miller obtient dans une expérience restée célèbre la synthèse spontanée de cinq acides aminés différents (glycine, alanine, acide aspartique, beta-alanine et acide alpha-amino-n-butyrique, mais seuls les trois premiers sont présents dans le vivant) dans un mélange de méthane, d'hydrogène, d'ammoniac et d'eau, censé reproduire l'atmosphère de la Terre primitive et soumis à des décharges électriques simulant la foudre. Hélas, on découvre dans les décennies suivantes que l'atmosphère de la jeune Terre contenait plutôt du dioxyde de carbone et de l'azote. Or un tel mélange, dit neutre, est bien moins propice à la synthèse d'acides aminés que celui originellement proposé par Miller. À moins d'y ajouter davantage d'hydrogène, nous dit la chimie. "On sait que sur la Terre primitive, de l'hydrogène se formait autour des sources hydrothermales, explique justement Robert Pascal, du Laboratoire organisation moléculaire, évolution et matériaux fluorés, à Montpellier. Mais on pensait que cet élément, très léger, s'échappait rapidement vers l'espace. Or, de récents calculs ont revu à la baisse l'agitation des molécules d'hydrogène dans la haute atmosphère primitive. Cet élément devait donc être présent en plus grande quantité, favorisant la synthèse d'acides aminés". LE SCÉNARIO DE LA POMPE PRIMAIRE Un scénario formalisé dans les années 1990 par Auguste Commeyras, professeur émérite à l'université de Montpellier et ancien directeur du Laboratoire organisation moléculaire, évolution et matériaux fluorés, sous le nom de "pompe primaire". Cette hypothèse accorde un rôle important aux bordures de continents soumises à une alternance de périodes sèches et humides en raison des marées. Pendant la période sèche, des acides aminés déposés sur les plages réagissent avec d'autres molécules de l'atmosphère, ce qui stimule leur réactivité. Au retour de la marée, ces acides aminés "activés" s'associent pour former des peptides et des protéines, à la faveur d'un changement de l'acidité du milieu. "Le scénario de la pompe primaire indique ainsi comment l'océan primitif aurait pu s'enrichir en protéines, s'enthousiasme Robert Pascal. Nous avons montré en 2003-2005 comment ces mêmes conditions permettaient des réactions chimiques très intéressantes en présence de nucléotides, des molécules qui codent pour l'information génétique dans l'ARN et l'ADN". Un scénario qui prévoit donc que l'océan lui-même ait joué un rôle majeur dans l'émergence de la vie. DANS L'OCÉAN : LES FUMEURS NOIRS AURAIENT FOURNI L'ÉNERGIE NÉCESSAIRE Car la vie a besoin d'un ingrédient essentiel pour s'épanouir : l'eau liquide, seul milieu dans lequel peut se dérouler la chimie complexe qui lui est associée. L'océan primitif est donc un candidat tout naturel pour cela. "Avant que la vie n'apparaisse, il faut un lieu de stockage de ses ingrédients. J'imagine assez bien une petite mer primitive alimentée par le lessivage des continents. Plus grande que la fameuse mare de Darwin, mais plus petite que les océans actuels", estime André Brack. Jusque dans les années 1970, les scientifiques pensaient essentiellement à la surface de l'océan ou à des étangs. Mais, en 1977, des sources hydrothermales ont été découvertes au fond des océans. Or l'eau qui s'en échappe, en provenance de la croûte océanique, charrie de l'hydrogène, de l'azote, du dioxyde de carbone ainsi que des hydrocarbures comprenant entre 16 et 29 atomes de carbone. Si l'on ajoute que ces "fumeurs noirs" étaient protégés des ultraviolets solaires et des impacts météoritiques, pourquoi ne pas imaginer qu'ils aient eu un rôle prépondérant dans l'essor d'une chimie prébiotique, voire dans l'émergence de la vie ? Selon Daniel Prieur, au Laboratoire de microbiologie des environnements extrêmes, à Brest, "si l'apport extraterrestre est indéniable et l'hypothèse atmosphérique plausible, le contexte hydrothermal est intéressant. De fait, pour engendrer la vie, il faut de l'eau, du carbone, un milieu protégé et de l'énergie. Et aux abords des fumeurs noirs ; l'énergie se trouve en abondance en provenance du centre de la Terre". UN AUTRE ATOUT : LA RICHESSE EN MINÉRAUX Dernière condition favorisant la piste des fumeurs noirs : les minéraux. De fait, les sources hydrothermales en regorgent. Or, en 1988, le chimiste allemand Gunter Wachtershauser a proposé que les anfractuosités microscopiques de sulfure de fer et de nickel aient pu servir de matrice, de catalyseur et de source d'énergie pour former des molécules biologiques. D'après ce chercheur, les premières formes de vie étaient même des systèmes moléculaires qui adhéraient aux surfaces de minéraux contenant du fer et du soufre. Ainsi, ces systèmes auraient tiré leur énergie des réactions chimiques qui produisent ces minéraux. Le chimiste en voulait pour preuve le fait que certaines enzymes (les molécules qui permettent aux systèmes vivants de convertir l'énergie) ont en leur centre des atomes de fer et de soufre. Et des expériences ont montré que les acides aminés - normalement détruits dans une eau à 200°C - se trouvent protégés par un simple ajout de sulfure de fer.
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