Monde ANIMAL (Eucaryotes Invertébrés) : ARTHROPODES, Hexapoda,
Insecta : Près de 1,3 million d'espèces (près de 10.000 nouvelles espèces inventoriées par an).
Pterygota, Neoptera, Holometabola, Hymenoptera (entre 1 et 5 millions d'espèces, une centaine de familles)
Hyménoptères, Apocrita, Aculeata, Formicidae (358 genres, + de 12000 espèces) |
Pourquoi les Insectes vont Conquérir le Monde |
Des Armées Sans Chef : Leur efficacité Collective les rend Capables de Tout |
Leur réussite écologique, les fourmis la doivent à une exceptionnelle aptitude à coopérer ensemble au sein de la colonie. Une faculté qui leur vient de leur système social hyperorganisé : dénué d'autorité centrale, il impose, en effet, à chaque individu d'ouvrer inlassablement à la survie et à la prospérité du groupe.
Alors que la plupart des espèces animales ont un mode de vie solitaire, certaines ont choisi de vivre en société. Ce mode d'organisation, né à l'ère secondaire (-245 à -65 millions d'années), existe à des degrés très divers. Le stade considéré comme le plus avancé est l'eusocialité, regroupant notamment les fourmis, mais aussi les guêpes, les abeilles, les termites et même quelques vertébrés comme le rat-taupe. Les trois critères de l'eusocialité sont le partage des tâches de reproduction (certains se reproduisent et d'autres non), l'élevage en commun des jeunes sur un même site et la coexistence, au sein de la société, d'au moins deux générations.

Il pleut sur le Texas depuis des semaines. Dans les prairies qui bordent le Mississippi, l'agitation est à son comble : chiens de prairie, chouettes des terriers ; marmottes à ventre jaune... tous se préparent aux inondations qui menacent. Au même moment, une colonie de Solenopsis Invicta s'adonne à une étrange activité : 200.000 ouvrières de ces redoutables "fourmis de feu" se regroupent autour de la reine et des larves, se liant les unes aux autres par les pattes. Une incroyable mobilisation, qui aboutit bientôt à la formation d'une gigantesque boule vivante. Mais déjà le fleuve déborde et sa crue commence à noyer la prairie... Sur l'eau, un radeau insolite se met alors à lentement dériver : grouillant de fourmis, c'est la colonie tout entière que les ouvrières, par un prodigieux effort collectif, viennent de sauver de la noyade.
SEUL MOT D'ORDRE : COOPÉRER !
On le voit, la solidarité dont font preuve les fourmis peut atteindre des sommets. Mais elle se manifeste aussi au jour le jour. Quotidiennement, les ouvrières remplissent, en effet, leurs missions avec le même engagement : tandis que les major (ouvrières soldats) montent la garde, les minor récoltent de la nourriture, entretiennent le nid, etc. Autant de missions essentielles à la prospérité de la colonie, dont le succès repose sur l'entraide permanente qui existe entre les ouvrières. Pour chacune, il ne semble d'ailleurs y avoir qu'une seule raison de vivre : la survie de la colonie. Et pour cause : "Leur organisation sociale repose sur un élément fondamental : la répartition des tâches de reproduction, explique Luc Passera, spécialiste en biologie évolutive des insectes sociaux à l'université Paul-Sabatier de Toulouse. Les ouvrières, stériles, n'ont donc d'autre solution que de coopérer entre elles pour assurer la survie de la reine, seule apte à procurer une descendance à la colonie". Résultat : les fourmis ont développé une remarquable efficacité collective à l'origine de leur succès écologique. Cette aptitude à coopérer, les ouvrières l'utilisent en premier lieu pour assurer l'approvisionnement. Dans la fourmilière, la reine et les larves doivent, en effet, être nourries en permanence et les ouvrières fourrageuses ont ici pour mission de partir en quête de nourriture et de la rapatrier au nid au plus vite, avant qu'un autre animal ne s'en empare. Oui, mais sur de vastes étendues, seule une stratégie collective peut venir à bout d'un tel défi. La solution ? La phéromone, cette "molécule de la communication" qui, une fois déposée au sol, permet de mobiliser les forces vives de la fourmilière sur le lieu des festins : chaque fourmi suiyant une piste chimique dépose à son tour de la phéromone, attirant alors à la rescousse d'autres fourrageuses. Autant de "mandibules supplémentaires" qui aideront à récupérer la nourriture, voire à organiser un transport collectif dans le cas de prises volumineuses (chenille, sauterelle...). Mieux : les fourrage uses stockent cette nourriture dans leur "estomac social" (le jabot) pour la régurgiter, si besoin, dans
l'estomac des ouvrières restées au nid. Un comportement, dit "trophallaxie", qui permet à nombre d'ouvrières de se consacrer au nid sans avoir elles-mêmes à fourrager...
Cette solidarité des fourmis n'est pas moins exemplaire dans la défense de la colonie face à un intrus : araignée, lézard... ou même fourmis d'une colonie étrangère. Grâce à la sécrétion de phéromones dites d'alarme, les soldats accourent sur les lieux de l'incursion et linent bataille, jusqu'à la mort parfois. Et quand il faut migrer, après une bataille perdue ou pour trouver d'autres terrains de chasse, de nouvelles stratégies de coopération sont mises en oune. Ainsi, pour faire passer la colonie au-dessus d'une cavité, les fourmis légionnaires Eciton forment un pont vivant ! Une structure qui peut rester en place des heures durant, le temps que toute la colonie traverse !
"Ponts, radeaux, échelles... la formation de telles structures 'd'auto-assemblage' reste encore très mystérieuse ! admet Guy Theraulaz, du Centre de recherche en cognition animale à l'université Paul-Sabatier de Toulouse.
On ignore ainsi comment les ouvrières identifient le bon moment pour se désassembler." Quoi qu'il en soit, ce sont bien de telles stratégies qui ont permis aux sociétés de fourmis de se développer jusqu'à basculer dans un véritable "âge industriel" de la coopération, régi par une fine division du travail. À preuve, les colonies de fourmis Atta, qui instaurent de véritables chaînes de travail afin de cultiver, dans la foumilière elle-même, un champignon dont elles tireront subsistance : de la découpe des feuilles à l'entretien du substrat, de cinq à sept catégories d'ouvrières interviennent pour réaliser le processus ! Une main d'ouvre zélée, à l'activité totalement coordonnée, et qui peut mobiliser jusqu'à huit millions d'individus... Ces soldats Atta rapportent au nid des bouts de feuilles découpées, qui serviront de substrat pour cultiver un champignon indispensable à leur alimentation.->)
VIE ET MORT D'UNE COLONIE
Pour une colonie, un moment crucial est l'épisode annuel du vol nuptial, lorsque les mâles et les reines vierges prennent les airs. Chaque reine, fécondée par plusieurs mâles (dont elle conserve plusieurs années les semences dans une poche de son abdomen), se coupe alors les ailes et creuse un trou dans le sol, fondant ainsi sa propre colonie. Elle n'engendre au début que des ouvrières. Puis des mâles et des reines vierges apparaissent, et s'envolent bientôt pour le premier vol nuptial de la colonie. L'épisode se répète au fil des ans jusqu'à la mort de la reine (cinq ans en moyenne). La colonie décline alors rapidement et meurt, à moins qu'elle ne soit "polygyne", c'est-à-dire dotée de plusieurs reines : elle est alors virtuellement "immortelle" (c'est généralement le cas des supercolonies). |
"CHEZ ELLES, L'ALTRUISME EST DU PUR ÉGOÏSME"
Mais comment une coopération entre un si grand nombre d'ouvrières peut-elle avoir lieu sans le moindre dysfonctionnement ? "Par le fait qu'il n'y a pas de chef chez les fourmis !", répond le Pr Jean-Louis Deneubourg, spécialiste des comportements collectifs des insectes sociaux à l'Université libre de Bruxelles. Car chez elles, tout se gère à l'échelle de l'individu : "L'ouvrière se contente de répondre, à son niveau, aux informations qui lui parviennent de son environnement immédiat, par des comportements très simples." Par exemple, lors des processus de défense collective, chaque soldat se borne à réagir à la découverte d'une piste marquée de phéromone d'alarme en la suivant tout en y déposant à son tour de la phéromone afin de renforcer le signal d'alerte. Ce comportement très simple suffit, au final, à mobiliser un grand nom bre de combattantes. Que la colonie fonctionne avec une dizaine d'ouvrières ou plusieurs millions, cette gestion exclusivement "locale" des événements permet in fine aux ouvrières de coopérer avec la même efficacité. Une organisation si huilée qu'elle inspire d'ailleurs informaticiens et industriels : "La modélisation des comportements collectifs de fourmis a servi à élaborer des algorithmes de routage dits 'par colonie de founnis', explique Jean-Louis Deneubourg. Ils pennettent de rendre plus efficaces les transits de données au sein de réseaux de télécommunications... (ci-dessous).
QUAND LA FOURMI INSPIRE L'HOMME
Qu'il s'agisse de l'approvisionnement ou de la défense de la fourmilière, mais aussi de la construction du nid, la capacité des fourmis à résoudre collectivement les problèmes qui se posent à l'échelle de la colonie sans nul recours à la moindre autorité centralisée - une aptitude appelée "intelligence collective" ou "intelligence en essaim" - ne pouvait qu'inspirer les scientifiques et, plus particulièrement, les informaticiens. Ainsi, la modélisation du comportement collectif des fourmis a déjà abouti à la mise au point d'algorithmes de routage dits "en colonie de fourmis" ayant pour mission d'optimiser le transport des données au sein des réseaux de télécommunications, fréquemment saturés. Des logiciels dont le principe repose sur la circulation de paquets d'informations assimilés à des "fourmis virtuelles", et émettant une sorte de "phéromone artificielle". Les nouds de ces réseaux, les routeurs, peuvent ainsi identifier instantanément les branches du réseau les moins congestionnées et y orienter au plus vite les données. D'autres applications ont également vu le jour, comme la création, par la société Eurobios, d'outils de simulation à destination des entreprises, et servant à optimiser la gestion de stocks ou encore à aider à la mise en place de chaînes de production, lors de l'implantation d'activités dans de nouveaux pays. |
À quoi tient réellement le secret d'une telle coopération ? Pour les chercheurs, il résiderait d'abord dans le fait que les fourmis ont, un beau jour, "accepté" d'être stériles, au profit de la reine. Car, issues de la même "mère", les ouvrières d'une même colonie, toutes sours, possèdent 75 % de leur patrimoine génétique en commun... alors qu'elles n'auraient que 50 % de gènes en commun avec leur progéniture si elles n'étaient pas stériles. "Il s'agit d'une sorte de 'dissymétrie génétique' liée à la spécificité du mode de reproduction, dit 'haplodiploide', des hyménoptères [les fourmis, mais aussi les guêpes et les abeilles, Ndlr]", précise Luc Passera. Le secret du dévouement sans borne des ouvrières pour leurs reines tient donc au fait qu'elles ont "accepté" d'être stériles, car c'est par leurs sours que leurs gènes étaient propagés le plus efficacement. "Chez les fourmis, l'altruisme est du pur égoïsme !", conclut en souriant Luc Passera. Dite "sélection de la parentèle", cette thèse fut formulée, dès 1963, par un jeune étudiant britannique, William D. Hamitton, avant d'être popularisée par le biologiste Edward O. Wilson, fondateur de la sociobiologie.
Reste qu'il "ne suffit pas que des individus génétiquement proches se regroupent pour qu'il y ait coopération, note Guy Theraulaz. Il faut aussi une certaine prédisposition à la coopération." Une prédisposition que les fourmis auraient héritée de leurs ancêtres, les guêpes solitaires du crétacé, sans que l'on sache encore comment cet insecte au mode de vie solitaire pendant des millions d'années a pu engendrer l'insecte social le plus évolué de la planète. Car du passage de la guêpe à la fourmi, on sait bien peu. "On imagine que la guêpe solitaire a commencé à ramener des proies, paralysées grâce à son aiguillon, à l'endroit où grandissait sa progéniture, qui a pu ainsi se développer sans avoir à sortir du nid", expose Luc Passera. Les guêpes auraient alors peu à peu abandonné leur mode de vie solitaire pour tenter la grande aventure de la vie en société. La fourmi serait "une guêpe qui a réussi", résume Bruno Corbara, du Laboratoire de psychologie sociale de la cognition, à Clermont-Ferrand.
Un passage à la vie sociale qui, chez l'individu, a peu à peu entraîné la sélection de caractères propices à ce nouveau style de vie. Notamment ceux favorisant la communication : au fil de l'évolution, les descendantes des guêpes solitaires ont ainsi vu leur corps se doter de glandes chimiques capables d'émettre des phéromones toujours plus diversifiées.
Et demain ? Une chose est sûre : les colonies peuvent virtuellement se développer ad libitum sans que ne soit perturbé leur fonctionnement interne. En témoigne l'apparition de supercolonies où coopèrent parfaitement des millions d'individus. Quant à d'éventuelles variations environnementales, "les fourmis développeront de nouvelles stratégies pour y faire face", estime Jean-Louis Deneubourg. En fait, un seul facteur pourrait limiter leur développement : leur propre croissance, à l'instar des supercolonies qui appauvrissent peu à peu les écosystèmes sur lesquels elles prospèrent. Mais si l'une ou l'autre de ces espèces disparaissait, comme ce fut le cas à d'innombrables reprises au cours de l'évolution, la place serait de toute façon reprise par une autre des 12.000 espèces de fourmis peuplant la planète... Un cas de figure qui ne s'appliquera pas à l'homme, représenté, lui, par une espèce unique.
LA FOURMILIERE EST-ELLE UN SUPER-ORGANISME ?
L'extrême répartition des tâches qui règne au sein des colonies a conduit certains chercheurs à considérer la fourmilière non plus comme une simple association d'individus, mais comme un super-organisme, au sein duquel la reine serait le germen (cellules reproductrices d'un individu, transmettant les caractères héréditaires) et les ouvrières le soma (cellules non reproductrices : sanguines, osseuses...). Les ouvrières étant, par exemple, l'équivalent des globules blancs (défense du nid par les soldats) ou des cellules de la paroi digestive, chargées d'assurer le transfert de la nourriture vers le sang (fourrageuses régurgitant la nourriture aux individus restés au nid). Une comparaison qui comporte aussi ses limites, car des conflits à l'intérieur d'une colonie peuvent apparaître. Chez la fourmi de feu, les ouvrières, partisanes d'une descendance à majorité femelle, s'opposent ainsi fréquemment à la reine, adepte d'une plus grande équité.
"Elles ne peuvent pas décider de modifier leurs sociétés". Au vu du succès écologique de la fourmi, certains sont tentés de dresser un parallèle avec l'homme. Ce dernier se comporterait-il pour autant comme la fourmi ? Chez nous, les humains, il y a quelque chose qui n'existe pas chez les fourmis : nous avons la possibilité de décider de modifier nos sociétés. Au XXè siècle, il y a des pays qui ont changé de système à de nombreuses reprises, et c'est quelque chose d'inimaginable dans une société de fourmis. Mais c'est également un inconvénient si l'on décide d'un changement qui s'avère catastrophique. Et dans ces cas-là, le conservatisme bourgeois des fourmis apparaît bien plus enviable ! L'homme détient donc cette capacité d'intervenir sur le destin des sociétés dans lesquelles il se trouve, et peut-être saura-t-il prendre des décisions positives pour répondre aux défis qui l'attendent ? Car pour l'instant, force est de constater que son développement constitue en soi la sixième grande extinction affectant la planète, après celle de la fin du crétacé... On est loin de pouvoir en dire autant des fourmis ! Pierre Jaisson, Pr d'entomologie à Villetaneuse.


À ces fourmis tisserandes oecophylla forment une véritable chaîne vivante afin de recourber une feuille qui servira de paroi pour leur futur nid. Lorsqu'une quantité suffisante de feuilles est réunie, une fourmi soldat s'approche des végétaux, tenant délicatement une larve dans ses mandibules, et "coud" les feuilles entre elles grâce à la soie sécrétée par la larve. Quelques heures plus tard, la colonie prend possession de sa nouvelle demeure. cette technique de construction permet à ces fourmis de pallier, depuis des millions d'années, la rareté des abris naturels spacieux.
Pourquoi les insectes vont conquérir le monde
1/ Le phénomène des fourmis
2/ Une résistance à toute épreuve
3/ Des armées sans chef
4/ Un duel avec l'homme ?
5/ Ces autres insectes à l'affût
N.Revoy - SCIENCE & VIE > Juillet > 2003 |
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