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À Quoi ça Sert, les Nombres ?

La réponse, direz-vous, est évidente : à compter. Et qui dit compter, dit comptes, ce qui nous entraîne très vite vers des concepts prosaïques comme "faire ses comptes", évaluer, vendre ou acheter. Oui, mais... Saviez-vous que, sept heures à peine après sa naissance, un bébé a le sens des nombres, qu'il sait distinguer le 2 du 3 ? Mieux, un poussin sorti de l'œuf a la même capacité. Un bébé ou un poussin n'ont pas de comptes à faire !

Les nombres ont en réalité plus de valeur qu'une addition au bas d'une facture. Ils sont essentiels, au point d'avoir été inscrits dans notre cerveau par l'évolution. Bien avant de marchander, nous explique le mathématicien Denis Guedj, l'homme a dû se poser la question du "combien" : combien y a-t-il d'étoiles dans le ciel, de jours et de nuits avant que le froid ne revienne, que mon enfant ne voie le jour ? Un questionnement qui, en amenant d'autres, a donné naissance, après un long et lent processus d'abstraction, à des symboles numériques autonomes et un système de numération décimal efficace et limpide, désormais universel.
Mais l'autonomie sitôt conquise, voilà que les nombres semblent réclamer l'indépendance, Et après que nous les avons inventés, s'inventer eux-mêmes. Les mathématiciens, examinant de près leurs créatures, leur découvrent d'étranges lois et propriétés. Ainsi la loi de Benford, capable de piper les dés du hasard : prenez des nombres dans une grande série quelconque, énonce-t-elle, il y en aura toujours plus qui commencent par 1 que par 2 ! Ou la suite de Fibonacci, que l'on retrouve dans la spirale des écailles des pommes de pin ou les capitules des fleurs de tournesol. Car cet arrangement est le plus efficace pour leur croissance.
Les nombres auraient-ils un pouvoir secret ? Les mystiques y voient une clef pour décrypter le monde, les amateurs d'occultisme, un instrument de divination. Mais s'il y a magie, dit Denis Guedj, elle est dans les nombres eux-mêmes, pas dans les élucubrations numérologiques. Dans les histoires extraordinaires qu'ils racontent, les champs immenses qu'ils ouvrent à l'intelligence et à l'inventivité humaine. Jusqu'à l'infini... ou plutôt les infinis, dont certains sont plus gigantesques que d'autres !
À quoi ça sert, les nombres ? À pousser, pourrait dire la pomme de pin ou le tournesol. À grandir, répond l'homme.

CHIFFRES ET NOMBRES
Les chiffres constituent l'alphabet de la langue des nombres, les unités avec lesquels on les écrit. Il faut remarquer que les quantités, les nombres, préexistaient aux chiffres. C'est parce que les nombres étaient là qu'il a fallu inventer les chiffres pour les représenter de façon ingénieuse. Dans de nombreux cas, on utilise à tort "chiffre" à la place de "nombre" : le chiffre d'affaires, le chiffre du chômage...

UN, C'EST L'IDENTITÉ, DEUX, L'ALTÉRITÉ, TROIS, LA MULTIPLICITÉ"

Depuis la préhistoire, raconte Denis Guedj, l'empire des nombres n'a cessé de s'étendre, jusqu'à ce qu'ils prennent aujourd'hui le pouvoir.

Qu'est-ce qu'un nombre ?
Il s'agit d'une notion première, on ne peut en donner une définition. Essayez ! Un nombre est une abstraction, ce n'est pas un objet matériel. Imaginez cette injonction : "Apportez-moi "trois" sur un plateau". Ce nombre n'existe pas en dehors de notre pensée. On peut toutefois tenter d'en approcher le sens, d'appréhender comment on "fait nombre".

De quelle façon ?
On met ensemble des objets qui forment un tout auquel on pose la question : "combien" ? Soit un troupeau de vaches. Pour pouvoir dire combien il y en a, je dois premièrement remarquer qu'elles sont différentes - sinon il n'y en aurait qu'une seule -, deuxièmement, ne pas tenir compte de leurs différences, sinon il ne serait pas possible de les compter ensemble. Autrement dit, voir ce qui est commun entre elles, comme dans la théorie des ensembles. J'ai appelé cela "le regard du nombre" sur le monde : le nombre regarde une totalité d'objets. Ils sont "les" mêmes, mais ils ne sont pas "le" même.

C'est pour cela que vous parlez du nombre comme d'une abstraction ?
Abstraire, c'est "oublier". Oublier certaines dimensions, certaines qualités d'une chose. Pour compter ces vaches, il faut que j'oublie tout ce qui les distingue. Sans oubli, pas d'abstraction, pas de pensée, pas de vie non plus. L'oubli est une condition nécessaire de la vie.

Comment joue cet oubli pour le nombre ?
C'est l'oubli de toutes les qualités d'un objet hormis le fait qu'il est et qu'il est un. Un, c'est l'identité, deux, l'altérité, trois, la multiplicité.

Quand l'homme a-t-il inventé les nombres ?
Une des questions premières que l'homme a dû se poser, c'est celle du "autant", qui a précédé celle du "combien". C'est le principe des entailles retrouvées sur des os préhistoriques. Un bison, une entaille, un bison, une entaille... Combien de bisons ? Je ne sais pas. Mais autant d'entailles que de bisons, cela, je peux le dire. Cette question du "autant" est aussi celle du "égal". Les enfants savent cela très tôt. Ils s'amusent à mettre des boules dans des trous et se rendent immédiatement compte s'il y a autant, plus, ou moins de boules que de trous, sans savoir combien il y en a.

Alors, quand le "combien est-il arrivé ?
On n'en saura jamais rien - même si je pense qu'il n'y a pas d'humanité sans usage de l'abstraction. Il est sûr que c'est une question fondamentale de l'esprit humain - "combien d'étoiles dans le ciel ?", "combien de jours entre deux menstrues ?" - et je récuse qu'elle soit soumise à la pure quantité commerciale. À une époque où l'histoire était cyclique, et non rectiligne, l'idée de période était fondamentale. Les événements importants sont ceux qui "reviennent", les saisons, la position des étoiles, les menstrues. Voilà longtemps que les femmes entretiennent avec les nombres un rapport... chamel. Combien de retards, d'avances depuis qu'elles ont découvert la régularité de leurs menstrues, depuis qu'elles ont découvert la durée de leur grossesse. On pourrait dire que les femmes ont les nombres dans le ventre ; elles les guettent, les souhaitent et les redoutent. Je pense qu'il faut cesser de réduire les nombres à de la pure quantité et de réduire le "combien" à "combien ça coûte" ? On dit souvent que ce sont les commerçants qui ont inventé les nombres, mais les commerçants ont surtout inventé le commerce. C'est parce que l'on confond le nombre parlé et le nombre écrit qui, lui, est effectivement apparu dans des sociétés de commerçants.

Comment est née l'écriture des nombres ?
L'écriture des nombres a très certainement précédé l'écriture des mots de quelques centaines d'années, à Sumer, il y a environ 6000 ans. Pour représenter les quantités, les Sumériens utilisent des jetons d'argile de différentes formes, les calculi, bâtonnets, disques, sphères, disques troués... Une transaction : cinq pierres précieuses échangées contre dix ovins. Afin d'en conserver une preuve, ils modèlent des bulles-enveloppes en argile. La Mésopotamie, c'est l'argile, l'argile, l'argile ! De l'argile, de l'eau, on pétrit. La boule est prête, le pouce pénètre pour l'évider. Chaque contractant insère les jetons représentant la quantité échangée et referme la bulle avant d'y apposer son sceau. Echange des bulles. Chacun détient à présent la preuve de l'apport de l'autre dans la transaction. Mais sous cette forme, la bulle est muette. Comment savoir ce qu'elle contient sauf à la briser ? Pour ne pas avoir à le faire, on inscrit sur la surface la marque des jetons enfermés à l'intérieur. Ces signes constituent sans doute la première écriture des nombres. On voit qu'ils sont liés à la présence matérielle des jetons. L'écriture n'est pas autonome. Puis, par étapes, ces signes vont se libérer des objets matériels pour devenir une écriture pure, détachée des liens avec les choses. Ecriture que l'on retrouve sur les tablettes d'argile.

Comment ces nombres sont-ils représentés ?
C'est tout le problème ! Depuis longtemps, l'homme s'est rendu compte que, des nombres, il y en a beaucoup, peut-être bien autant qu'on veut, peut-être bien plus qu'on peut en vouloir. Qui d'entre nous, enfant, n'a connu l'enivrement de compter 1, 2, 3... 104, 105, 106... 1001, 1002... jusqu'à perdre haleine, une jouissance physique ? On s'est alors demandé comment distinguer tous ces nombres, comment les représenter, leur attribuer un nom différent. Ainsi sont nées les numérations.

Qu'est-ce qu'une numération ?
C'est un procédé de représentation des nombres. Toutes les civilisations ont créé les leurs. Il faut différencier les numérations écrites et les numérations orales, qui ne fonctionnent pas du tout de la même façon. Les premières utilisent le plus souvent des signes spécifiques, des signes numéraux, qui ne font pas partie du vocabulaire de la langue parlée. Autant on peut écrire un nombre de cent chiffres (avec de la patience), autant il est impossible de le dire. Par ailleurs, toutes les numérations ne se valent pas. Certaines sont astucieuses, puissantes, d'autres poussives, chétives.

Un exemple de numération poussive ?
La numération romaine. Vous en connaissez les chiffres, I, V, L C, D, M, etc. Toute la question porte sur ce "etc". Comment écrire "un milliard de milliards" en romain ? Eh bien, il faut créer de nouveaux chiffres. Pour tout nombre supérieur à ceux déjà représentés, je dois ajouter de nouveaux chiffres. Et la taille de la collection de signes, la base, ne cesse de croître. Elle croît à la mesure de la grandeur du nombre que l'on désire représenter. C'est là une faiblesse fatale. Or, le projet de toute numération est de "faire beaucoup avec peu", faire beaucoup de nombres avec peu de chiffres.

Et une numération astucieuse ?
C'est la numération indienne de position avec un zéro, celle dont nous avons hérité, qui accomplit le prodige de "faire tout avec peu". Avec peu de chiffres, dix exactement, elle peut représenter tous les nombres du monde ! Elle est indépassable, et elle n'a pas été dépassée depuis les VI/VIIè siècles, date à laquelle elle a été finalisée par les astronomes-mathématiciens indiens. Je dis prodige, parce que chaque mot de la langue numérique représente une quantité et une seule, et que réciproquement, chaque quantité, chaque nombre, est représenté par une et une seule écriture : le nom du nombre. Il y a bijection entre l'ensemble des nombres et celui des noms des nombres, c'est pourquoi il est si difficile pour nous de distinguer entre le mot écrit "1789" et le nombre 1789.

Vous évoquez une numération de position. De quoi s'agit-il ?
C'est une numération dans laquelle la valeur d'un chiffre dépend de ce qu'il est, bien sûr, mais aussi de sa position dans l'écriture du nombre. Ainsi, dans 222, le premier 2 vaut deux, le second vaut vingt, le troisième, deux cents. Difficile d'imaginer à quel point cette idée est révolutionnaire : considérer que la valeur d'une chose n'est pas pérenne, qu'elle dépend de la position dans laquelle la chose est placée. Ce type de numération a imposé la nécessité de ce qu'on a appelé le zéro.

Pourquoi ?
Parce qu'il faut donner de façon précise l'information de la position. Imaginez que je veuille écrire 2 centaines et 2 unités, comment dois-je faire ? Les dizaines n'étant pas sollicitées, je ne les mentionne pas. J'écris donc 2, puis 2, autrement dit 22. J'ai tout faux. Ce n'est pas parce que les dizaines n'ont pas été sollicitées que, au sens littéral, elles ne "comptent" pas. Dans la numération de position, la place compte. Absentes ou présentes dans la définition du nombre, les dizaines interviennent par leur place, elles gèrent leur place et ne permettent pas qu'on l'oublie. Mais comment manifester cette place vide ? Pour éviter que le 2 des centaines et celui des unités ne se "collent", les Babyloniens ont, au IIIè siècle av. J.-C., créé un signe, le premier zéro. Cela me fait penser au stent implanté dans les artères des opérés du cœur afin d'empêcher les parois de l'artère de se refermer. Pour que le sang puisse circuler, il faut conserver ce vide. Le zéro est un stent numérique, le nombre de vie de la numération.

On écrit alors 202 ?
Oui. Au début, ce zéro était un simple signe de ponctuation, une sorte de virgule chargée de ménager un espace. Il représentait la place vide. Quelques siècles plus tard, avec les Indiens, il s'est enrichi, il est devenu le résultat d'une opération. Les Indiens disaient que " ôter le même du même", ôter 2 de 2, n'était pas chose impossible. On obtient une quantité comme une autre, la quantité nulle. En tant que figurant cette quantité, le zéro est nombre. Voilà présentées les deux fonctions du zéro : signe d'écriture, il est chiffre ; quantité, il est nombre. Chez les Indiens, le vide se dit sounia, traduit en arabe par sifr, qui a donné zefiro en italien, qui a donné "zéro". Et également "chiffre". C'est tout de même une belle histoire de science que le dernier arrivé dans la fanillie des chiffres ait donné son nom à la famille entière.

Qu'est-ce qui distingue le zéro babylonien du zéro indien ?
Les Babyloniens disposaient d'un zéro, mais leur numération de position, bien qu'extrêmement performante, souffrait d'une faiblesse provenant de la graphie qu'ils avaient mise au point. Elle était ambiguë, parce qu'elle utilisait des suites de barres pour représenter les premiers nombres. I pour un, II pour deux, III pour trois. Cela ne posait aucun problème aux Romains, pour qui III signifie trois et rien que trois. Mais dans une numération de position, qu'est-ce que peut bien signifier III ? Cent onze : une centaine, une dizaine, une unité ? Cent vingt ? Cent deux ? Vingt et un : deux dizaines, une unité ? Trois : trois unités ? Inacceptable. Regardons comment la numération indienne fait sauter cette ambiguïté. Les graphies des dix chiffres indiens sont indépendantes les unes des autres : aucune ne peut être le composé de deux autres. Ainsi 3 ne peut être vu comme une suite de trois 1, ni comme cent onze ni comme vingt et un. De plus, elles ne sont pas figuratives, ce sont vraiment des signes symboliques, arbitraires.

Pourquoi le système décimal s'est-il imposé ?
La main et les dix doigts lui confèrent une légitimité et une maniabilité comptable indiscutables. De plus, un système numérique s'apprécie dans le rapport quantité de chiffres de la base/longueur des nombres représentés. Les Babyloniens, qui utilisaient la base 60, auraient dû connaître 60 chiffres. Impraticable pour un usage quotidien, même pour les spécialistes. Ils ont d'ailleurs créé une base intermédiaire, la base 10. Pour quatre-vingts, par exemple, ils écrivaient une fois 60 + deux fois 10.

Et la base 12, n'a-t-elle pas ses avantages ?
Elle l'a parfois emporté sur le 10, elle est mathématiquement plus intéressante. Elle admet six diviseurs, (1, 2, 3, 4, 6, 12), alors que 10 n'en admet que quatre (1, 2, 5, 10). Sa bonne divisibilité est mise à profit dans de nombreux usages, douzaine d'œufs, douzaine d'huîtres, avec des demis, des tiers, des quarts, des sixièmes. Mais surtout, elle l'emporte dans ce qui se rapporte au "cercle", mesure du temps, mesure des angles : 12, 24, 60, 90, 360 appartiennent à la lignée du 12. En fait, le vrai combat ne se joue pas entre le 12 et le 10, mais entre le 60 et le 100.

Y a-t-il des nombres plus remarquables que d'autres ?
Tous les nombres sont " égaux". À ce titre, on peut parler de démocratie numérique, chaque nombre est unique et différent de tous les autres. Vu leur quantité, cela confine au prodige. Les nombres se suivent et ne se ressemblent pas. On ne peut rien savoir de 5 à partir de 4, à part le fait que 5 doit être impair parce qu'il vient juste après 4. Les pythagoriciens ont été les premiers à "travailler" dans les nombres. C'est tout simple - en apparence : ils ont distingué deux grandes catégories de nombres, les pairs et les impairs. Les doubles, les non doubles. Par ce seul fait, ils inventaient l'arithmétique, la science des nombres entiers, et lançaient l'exploration du champ des nombres. Ils ont commencé à établir des vérités générales : pair + pair = pair, pair + impair = impair, impair x impair = impair, etc. Vérités ne concernant pas des nombres particuliers, mais des ensembles infinis ! C'est une extraordinaire ambition que de vouloir établir des vérités à propos d'infinités d'objets ! Pour y parvenir, on ne peut se passer d'une méthode. Cette méthode, c'est la démonstration, le génie des maths grecques, canon universel et omnipotent des mathématiques depuis des siècles.

Hors les pairs et les impairs, quels sont les autres ensembles infinis de nombres ?
Premièrement, l'ensemble des entiers, que nous appelons naturels, auquel s'adjoignent les fractions, le tout constituant les nombres rationnels. Et s'il y a des nombres rationnels, c'est que d'autres ne le sont pas : les irrationnels, comme √2. Ils ont été la cause d'un véritable drame numérique qui a bouleversé les pythagoriciens. Ceux-ci avaient élaboré une mystique selon laquelle les nombres sont la mesure de toute chose. Ainsi, le carré, forme on ne peut plus simple, est entièrement défini par la donnée de son côté. Mais aussi de sa diagonale. L'un et l'autre entretiennent un lien indiscutable. Question naturelle : connaissant le côté, quelle est la longueur de la diagonale ? Dit autrement : quel nombre dit ce lien ? La réalité de la diagonale ne pouvait être contestée : elle existe géométriquement au même titre que le côté. Elle peut donc être mesurée. Les pythagoriciens vont prouver qu'il n'existe aucun nombre qui mesure la diagonale. Ainsi éclata la crise des irrationnels. Pour tenter d'en sortir, les Grecs ont bâti une théorie des grandeurs irrationnelles. Des grandeurs, j'insiste, et non des nombres irrationnels... Ils n'ont jamais osé les définir comme des nombres irrationnels. Il y avait là sans doute quelque chose que leur pensée n'était pas prête à accepter : deux nombres n'ayant pas de rapport, c'est-à-dire pas de commune mesure. Deux nombres incommensurables !
Il faudra attendre les IX-Xè siècles, chez les Arabomusulmans, pour que naissent les nombres irrationnels, dont le plus emblématique, et celui par lequel la crise a éclaté, est "racine carrée de 2", défini comme un nombre dont le carré est 2. Toute l'épopée de ce que j'ai appelé "l'empire des nombres" est l'histoire de la création de nouveaux nombres et de l'extension continue du champ des nombres.

Avez-vous d'autres exemples ?
Les nombres négatifs, les imaginaires, les quaternions, les transcendants, comme Π, les p-adiques, les transfinis.

Pourquoi Π est-il qualifié de transcendant ?
Parce qu'il n'est pas la solution d'une équation algébrique, type d'équation simple, la plus commune, telles ax + b = 0, ax² + bx + c = 0... Il faut savoir que les mathématiciens ont choisi de lier les formes d'équations à des catégories de nombres de la manière suivante : on considère l'ensemble des nombres solutions d'au moins une équation algébrique ; il constitue l'ensemble des nombres algébriques. Ainsi, -2 est la racine de l'équation x + 2 = O. Dit autrement, on considère -2 comme produit par l'équation x + 2 = O. À remarquer aussi, √2 est algébrique, car ce nombre est solution de x²-2=0.
Les nombres qui échappent à l'algébricité sont appelés transcendants. Π est-il un nombre algébrique ? La réponse est non. Il a fallu attendre la toute fin du XIXè siècle pour que le mathématicien allemand Ferdinand von Lindemann le démontre. Ce résultat a mis fin à la bimillénaire recherche de la quadrature du cercle (la construction d'un carré ayant la même aire qu'un cercle donné) qui a enflammé tant de générations. Il en a établi l'impossibilité.

Connaît-on beaucoup de nombres transcendants ?
Oh non ! Très peu, incroyablement peu. C'est bien cela l'étonnant. Pour établir la transcendance d'un nombre, il faut se lancer dans une démonstration d'impossibilité, souvent ardue. Pour Π, par exemple, il faut démontrer qu'aucune équation algébrique ne l'admet comme racine ! Un résultat de Georg Cantor dans sa théorie des transfinis a éclaté comme un coup de tonnerre : les nombres transcendants sont en quantité infiniment plus grande que les nombres "familiers, entiers, algébriques"... Les transcendants peuplent l'empire des nombres. Si je prends un nombre au hasard, il a, théoriquement, une infinité de chances d'être transcendant. Or on n'en connaît qu'une poignée : e, base des exponentiels, e+Π, eπ, log 2... Cela signifie que l'univers des nombres nous est quasiment inconnu. Pour moi, c'est l'un des plus beaux résultats des mathématiques.

Certains nombres, comme le 3 et le 4 chez les pythagoriciens, sont devenus des symboles ésotériques. Pourquoi ?
Un peu partout dans le monde ont été créées des mystiques numériques. Ayant à leur disposition la richesse inépuisable des nombres, les peuples ont cherché à les employer pour donner un sens aux choses et aux événements, un sens caché. Je n'ai aucune attirance pour cette vision magico-religieuse. Pour moi, le merveilleux est dans les nombres eux-mêmes. Je ne le cherche pas dans des interprétations de textes, en particulier de textes sacrés.

Ces interprétations sont-elles dues au fait qu'en grec, en hébreu, en arabe... les lettres de l'alphabet ont été utilisées pour nommer les chiffres ?
L'intérêt de l'alphabet, c'est qu'il offre des symboles présentés dans l'ordre : aleph, beth, gimel, dalet... Ce qui a incité à calquer l'ordre des nombres sur celui des lettres. Le problème, c'est qu'une fois arrivé au bout de l'alphabet, il faut monter en puissance, mais jusqu'où ? Ces numérations alphabétiques sont faibles mais poussent à l'interprétation. Dans tel nombre, je reconnais le nom de Dieu... Moi, je dis : si vous aimez les nombres, entrez dans les nombres.

Auxquels pensez-vous ?
Tout bêtement aux nombres premiers ! Un nombre est dit premier au sens où il n'admet aucun autre diviseur que 1 et lui-même : 1, 2, 3, 5, 7, 11... c'est-à-dire qu'il n'est le multiple d'aucun autre nombre qui le produit. En revanche, tout nombre peut être décomposé en facteurs premiers : 30 = 2 x 3 x 5... et cette décomposition est unique. C'est le grand résultat de l'arithmétique, qui souligne leur importance capitale. En un mot, avec les seuls nombres premiers, on peut reconstruire l'ensemble des entiers. Ils sont les briques de l'architecture des entiers. Plus on avance dans les nombres, moins il y en a. Mais il y en a toujours, il y en a une infinité ! À rebours de ce que l'on aurait pu imaginer. Le rêve des mathématiciens : élaborer une formule permettant de tous les "calculer". Une usine à nombres premiers ! On ne l'a pas trouvée. Mais on est parvenu à établir une loi qui indique la densité des nombres premiers dans un intervalle donné.

Vous nous avez donné une vision jubilatoire des nombres, mais n'ont-ils pas une face sombre ?
Oui, il y a une dictature du nombre, il est onmiprésent : numéro de sécurité sociale, de carte d'identité, de carte de crédit, de portable... Par ces nombres, nous sommes à la merci des grands systèmes de contrôle social. Identifiés, donc repérables, localisables. De surcroît, les nombres sont de plus en plus utilisés comme des armes dans un système d'équivalence généralisée.

Que signifie ce terme d'équivalence ?
Le lien d'équivalence est par exemple le prix. Un prix est un nombre, point. Une chemise vaut 50 €, une consultation médicale, 25 €. L'équivalence consiste à déclarer qu'une chemise vaut deux consultations. Chemise et consultation réduits à une marchandise deviennent interchangeables, et le sont aussi avec les autres marchandises. La réduction s'est opérée par les nombres et la modalité de l'échange se fait via les opérations arithmétiques. Cette équivalence abolit les dîfférences, elle ne reconnaît que les rapports quantitatifs qui incitent à hiérarchiser.

Est-ce une tendance de notre société ?
Oh oui. L'une des forces redoutables des nombres est leur opérationnalité immédiate et leur côté apparemment objectif. Il n'y a pas de nombres réac ou fascistes, aucun n'a une sale gueule. Ils se prêtent à tout. Parés d'un habit d'impartialité et de neutralité, ils sont difficilement contestables. C'est aussi indiscutable que 2 et 2 font 4 ! Sauf que 2 et 2 ne font pas 4 partout. Ils font ce qu'on leur dit de faire et où on leur dit de le faire. Un nuage délétère obstrue l'horizon, les nombres, se libérant des choses, jouent leur partition dans la sphère autonome des quantités. Leurs effets rejaillissent quotidiennement dans nos vies, provoquant de sévères dégâts. Il est temps de se libérer de l'emprise des nombres. Cette numérisation, quantification, marchandisation participent du refroidissement du monde. Nous voici au cœur du politique.

PROPOS RECUEILLIS PAR ALINE KINER

LE RETOUR DU BINAIRE
En binaire, il n'y a que deux chiffres, le 0 et le 1. Leibniz rêvait d'un langage universel permettant un représentation exacte de "toutes réalités". Le binaire aurait été ce langage. Mais cette solution est la plus coûteuse en lourdeur d'écriture. Un exemple : en binaire, 203 s'écrit 11001111. Dans la vie quotidienne, l'utilisation de, cette base serait invivable. C'est l'arrivée des ordinateurs qui l'a sauvée.

SCIENCES ET AVENIR H.S. > Octobre-Novembre > 2009
 

   
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