P L A N È T E  G A Ï A 
 
   
   
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Énergie Noire

 La Grande Inconnue du Cosmos

L'expansion de l'Univers s'accélère sous l'effet d'une énergie inconnue, emportant les certitudes des astronomes. Des théories tentent d'expliquer le phénomène.

La course des galaxies (->) : L'analyse de la distribution et des mouvements de plus de 10 000 galaxies jusqu'à une distance de 7 milliards d'années-lumière, à l'aide de l'observatoire européen VLT au Chili, vient d'apporter une nouvelle confirmation qu'une "énergie noire" accélére l'expansion de l'Univers.

Il y a peut-être cinq milliards d'années qu'elle sévit, mais cela fait 10 ans seulement qu'elle a plongé les cosmologues dans la plus profonde perplexité. Un étonnement à la hauteur de son nom mystérieux, qui évoque le temps des alchimistes : l'énergie noire ! Alors que depuis Edwin Hubble, au début du XXè siècle, les astronomes s'étaient faits à l'idée d'une majestueuse et placide expansion de l'Univers, les voilà confrontés à une frénésie imprévue, une inexplicable accélération du mouvement. Quel moteur mystérieux s'est insinué dans l'histoire de l'Univers ? Quelle force répulsive est à l'ouvre, contrant l'interaction gravitationnelle qui a fait naître galaxies, étoiles et autres astres de notre monde ? Là où l'on cherchait le ralentissement d'un univers vieillissant, surgit la précipitation d'un univers dynamique !
C'est en 1998 que commence ce que l'on pourrait appeler la "grande dépression" des astronomes. Discrètement, d'abord. A cette date, le schéma officiel est simple : après la pichenette initiale du Big Bang, l'Univers est entré dans une phase d'expansion, très rapide durant la courte période initiale de l'inflation, puis de plus en plus lente, sous l'influence de la force de gravitation exercée par la matière. C'est précisément ce ralentissement de l'expansion au cours des derniers milliards d'années que deux équipes internationales indépendantes, le Supernova Cosmology Project et la High-z Supernova Search Team, veulent mesurer en 1998. Car une question les agite : ce mouvement de dilaxation pourrait-il un jour s'arrêter ? Le meilleur moyen de le savoir est d'utiliser des supernovae baptisées "chandelles standards" : il s'agit de supernovae de type Ia (encadré ci-dessous), des étoiles dont l'explosion atteint une luminosité intrinsèque parfaitement connue depuis les années 1970. Plus leur éclat est faible, plus elles sont lointaines... Or, rien ne se passe comme prévu.

LES CHANDELLES TÉMOINS
Les supernovae Ia
(Tycho ->) sont des explosions stellaires directement liées à la vie cruelle et prévisible de certains couples d'étoiles. Ces couples sont formés d'une naine blanche et de son compagnon. La naine blanche, cadavre ratatiné d'une étoile semblable au Soleil, arrache régulièrement des lambeaux de matière à son comparse... jusqu'à l'indigestion : lorsqu'un certain seuil de masse est franchi, la naine blanche explose. Elle émet alors un rayonnement puissant que les modèles stellaires actuels reproduisent avec une grande précision. C'est pourquoi on utilise ces évènements cataclysmiques comme "chandelles standards" : l'éclat intrinsèque de l'explosion étant connu, il suffit de mesurer sa luminosité observée, qui faiblit avec l'éloignement, pour en déduire sa distance. Mais des observations sont venues bousculer cette méthodologie : l'éclat mesuré de certaines supernovae ne correspondait pas au décalage vers le rouge de ces astres (la lumière des astres rougit à mesure que ceux-ci s'éloignent de nous). De toute évidence, ils étaient situés plus loin, comme si l'Univers s'était agrandi plus vite que prévu.

Les supernovae observées sont moins lumineuses, donc plus éloignées, que ce que les modèles annonçaient. Que se passe-t-il ? Ces astres, au lieu de ralentir leur course, auraient-ils accéléré ? Lors de l'annonce des résultats, les cosmologues ne sont pas nombreux et, parmi ces rares curieux, personne n'en croit ses oreilles. On parle d'erreur, d'artefact. Nul ne veut jeter ses modèles aux orties. Mais les faits sont là. En 2000, puis en 2003, les expériences Boomerang et Wmap confirment indépendamment l'énigme : l'Univers accélère bel et bien sous l'empire d'une énergie inconnue ! Plus ennuyeux encore, cette accélération semble récente : "Dans l'Univers primordial, l'énergie noire ne jouait aucun rôle, ce qui nous a permis d'établir la théorie du Big Bang, explique Pierre Astier, chercheur au laboratoire de physique nucléaire et des hautes énergies à l'université Paris-VI. Lorsque l'Univers avait la moitié de son âge, cette énergie noire ne représentait que 30 % de toute l'énergie de l'Univers. Mais à mesure que la matière se dilue, cette chose prend le dessus", souligne le chercheur. Aujourd'hui, elle atteint 72,1 % de l'énergie totale de l'Univers.
Pour nombre de cosmologues, cet écarteur d'espace a un goût de déjà-vu. Il rappelle étrangement une constante archi-célèbre, celle qu'Albert Einstein introduisit dans les équations de la relativité générale. En 1917, lorsque le grand physicien s'aperçoit que ses équations dessinent un Univers en mouvement (en expansion ou en contraction), il décide de reprendre les choses en main. A l'époque, l'idée qui prévaut est en celle d'un univers parfaitement statique. Pour figer les choses, il introduit alors une constante cosmologique lambda, avec la valeur ad hoc ! "Il a beaucoup regretté cet ajout, explique Michel Cassé, astrophysicien au Commissariat à l'énergie atomique, puisque l'expansion a été découverte dès 1929 par Edwin Hubble. Einstein s'est ainsi privé de la plus grande prédiction de tous les temps".
Cette constante cosmologique jouait déjà un rôle de force répulsive, à pression négative. Une aubaine à l'heur où la cosmologie se perd en conjecture. "Cette explication simple et cohérente est de loin la plus raisonnable", s'enthousiasme Carlo Rovelli, physicien italien professeur à l'université de Méditerranée, à Marseille. Ce qui était étrange jusqu'à présent, c'était que la valeur de lambda, la constante cosmologique, soit égale à zéro comme l'indiquaient les observations. La vraie nouveauté, ce n'est pas l'existence d'une force mystérieuse, c'est que maintenant nous pouvons donner une valeur autre que zéro à lambda. Je ne vois pas l'énergie noire comme quelque chose d'inconnu, puisqu'il y a une théorie qui la prévoit. Il n'y a pas de mystère énergie noire".
Mais d'autres voix s'élèvent, perplexes quant à la nature de cette constante. Quelles sont les propriétés de cette force de répulsion gravitationnelle à grande échelle qui s'intensifie à mesure que les objets s'éloignent, alors que la force gravitationnelle opère exactement à l'inverse ? Pourquoi une constante varierait-elle dans le temps ? "Les physiciens n'aiment pas ajouter une constante, rappelle Pierre Astier, car cela cache des choses inexpliquées. Une bonne théorie fait disparaître une constante fondamentale : là, on fait marche arrière, on renonce à expliquer".

D'autres se tournent vers la deuxième théorie reine de la physique du XXè siècle, la mécanique quantique. Cette force inexplicable serait-elle en réalité due à la fameuse "énergie du vide" ? Selon la physique de l'infiniment petit, le vide n'a rien d'un néant absolu, au contraire. Il s'agit d'un milieu turbulent, dans lequel naissent et meurent sans cesse particules et antiparticules. Un monde virtuel qu'on ne saurait ignorer : à ces "fluctuations du vide quantique" est en effet associé un niveau fondamental d'énergie, la fameuse "énergie du vide" mise en évidence en 1948 par l'expérience du physicien néerlandais Hendrick Casimir. Voilà qui fait un bon coupable.
Mais, décidément, les faits résistent aux désirs des cosmologues. "Il y a un gigantesque désaccord entre les physiciens des particules et les cosmologues, reconnait Michel Cassé. Dans un centimètre cube de vide quantique, il y a de l'énergie que l'on peut calculer. Mais lorsque les physiciens appliquent ce chiffre à l'échelle de l'Univers, ils obtiennent un chiffre extravagant, 10120 fois plus grand que ce qui est nécessaire pour expliquer l'accélération cosmique ! C'est la plus grande contradiction jamais rencontrée en astrophysique". L'énergie du vide quantique n'a d'ailleurs peut-être rien à voir avec une hypothétique énergie du vide cosmologique. La cosmologie doit-elle ignorer la physique des particules, inadaptée aux grandes échelles ?
Surtout, comment peut-elle s'accommoder du très embarrassant problème de la coïncidence ? Alors qu'elle semble avoir joué un rôle négligeable pendant presque toute l'histoire de l'Univers, que son effet se réveille il y a environ 5 milliards d'années, pour devenir sensible seulement récemment, précisément au moment où les hommes sont là pour le mesurer ! Les physiciens américains Eric Linder et Saul Perlmutter, de l'université de Californie à Berkeley, estiment la probabilité d'une telle coïncidence à 2 sur 1028... Et voilà le principe anthropique - selon lequel l'Univers est ce qu'il est afin de permettre à la vie d'apparaître - qui pointe le bout de son nez. De fait, si l'énergie moire avait exercé son pouvoir répulsif plus tôt, la matière n'aurait pu s'organiser selon les lois de la gravitation et nous ne serions pas là pour en parler. Une explication qui ne satisfait pas nombre de physiciens, allergiques aux coïncidences.
C'est de cette "grande frustration" qu'ont jailli un grand nombre de théories plus ou moins exotiques. Selon certaines, un champ scalaire, la "quintessence", modifierait la densité de l'énergie du vide au fur et à mesure de l'expansion de l'Univers. Ce même champ pourrait être à l'origine de l'inflation, cet épisode de l'enfance de l'Univers au cours duquel il s'est agrandi d'un facteur 1026 en seulement 10-33 s. "A moins que nous ne nous soyons trompés dans les calculs, remarque Pierre Astier. Les calculs de la relativité générale sont compliqués et la modèle d'expansion suppose que l'Univers est homogène en tout point et toute direction. Mais ce n'est peut-être pas vrai. Dès les années 1920, Alexandre Friedmann et Georges Lamaitre ont mené des calculs sans faire l'hypothèse d'un univers homogène. Si c'est la cas, des calculs valables dans un endroit ne le seraient pas forcément à un autre. L'apparance d'une accélération serait alors une illusion, simplement due à une augmentation des contrastes à mesure que les structures se formaient dans l'Univers.
Lorsqu'on regarde la carte de l'Univers primitif, peu après la recombinaison des atomes, celui-ci apparait presque parfaitement homogène, à peine perturbé par fluctuations d'un cent-millième. Pourtant, à mesure que l'Univers grandit et vieillit, de grandes suuctures se forment : galaxies, amas, grands murs de matière (schéma ->). A petite échelle, celle du système solaire ou de la Terre, nous constatons chaque jour "l'inhomogénéité" de l'Univers. Dès lors, si l'Univers est "inhomogène" à plus grande échelle, l'énergie noire n'est plus nécessaire. "Il y aurait des régions denses, qui auraient les propriétés d'un univers fermé, en contraction, d'autres, vides, auraient celles d'un univers ouvert en expansion accélérée", explique Michel Cassé.
Ce modèle séduisant, comme les dizaines d'autres qui fleurissent, depuis dix ans dans la littérature scientifique, n'a pas encore passé les tests de l'expérimentation. Rien ne permet aujourd'hui de les départager. Les scientifiques pataugent, et cela se mesure à la quantité et la variété des hypothèses proposées. "Nous sommes dans une phase de digestion des observations, note Jean-Philippe Uzan, théoricien à l'Institut d'astrophysique de Paris. Le patient est malade, mais on ne sait que faire pour le soigner".
Du coup, le "grand flou" des cosmologues a jeté un épais brouillard sur l'avenir de l'Univers. Avant 1998, il y avait trois scénarios pour dépeindre le futur cosmologique. Si l'Univers avait une densité supérieure à une certaine limite, la force gravitationnelle devait prendre le dessus et le mener au Big Crunch, une contraction infinie sur lui-même. Si l'Univers avait une densité inférieure à cette limite, il continuerait infiniment son expansion. Enfin, s'il avait une densité idéale, son expansion ralentirait peu à peu pour se maintenir à l'équilibre.
Aujourd'hui, puisque l'Univers se dilate à toute vitesse, l'hypothèse du Big Crunch semble obsolète. Rien n'est moins sûr, comme le remarque Michel Cassé : "Si l'énergie noire correspond à l'énergie du vide, on ne peut exclure que celui-ci soit dans un état excité. Si tel est le cas, son énergie pourrait descendre à zéro et même devenir négative ; il acquerrait alors une vertu attractive et l'Univers s'effondrerait sur lui-même". Les astres s'écraseraient les uns sur les autres et bientôt tout serait, détruit.
Si, en revanche, l'énergie noire continue à exercer son pouvoir répulsif de la même manière qu'aujourd'hui, alors l'Univers est voué à une mort thermique, un scénario baptisé Big Chill (le Grand Gel, schéma ->). L'expansion accélérée entraine en effet un refroidissement infini, les étoiles, une fois leur combustible nucléaire épuisé, se refroidissent et un vide glacial sépare les galaxies. A ce rythme, tout sera éteint dans quelque mille milliards d'années.
Ce noir scénario est presque réjouissant à côté de celui du Big Rip (la Grande Déchirure), qui nous promet une mort bien plus douloureuse. Ce modèle a été proposé en 2003 par l'Américain Robert Caldweld. Pour ce chercheur du Dartmouth College (New Hampshire), le taux d'expansion de l'Univers pourrait encore augmenter de manière phénoménale sous l'influence d'une énergie "fantôme", dont l'effet augmenterait avec le temps. Peu à peu, les amas, les galaxies et les étoiles seraient disloqués par cette énergie. A terme, les atomes eux-mêmes seraient déchirés, signant la fin fantastique de notre Univers.

L'ÉNERGIE PESANTE DE L'HYPOTHÈSE AWE
"La découverte de l'énergie noire ne remet peut-être pas en question le contenu de l'Univers, mais plutôt les lois de la gravité
, remarque Jean-Michel Alimi, directeur du laboratoire Univers et Théories à l'observatoire de Paris-Meudon. Il faut se pencher sur les lois de la relativité générale qui échoueraient à l'échelle cosmologique". La physique actuelle, en effet, repose sur le principe d'équivalence, qui suppose que tous les corps tombent de la même façon. Ce principe découle de l'expérience réalisée au siècle, en Italie, par Galilée. L'astronome italien laissa tomber en même temps, du haut de la tour de Pise, deux objets de nature et de poids différents. Comme ces objets atteignirent le sol exactement au même moment, Galilée en conclut que la vitesse des corps en chute libre dans le vide est indépendante de leurs masses pesantes, le fameux "principe d'équivalence". Quelques siècles plus tard, la relativité générale donna un sens à cette propriété de la nature et le principe d'équivalence est aujourd'hui vérifié 10-12 près. Mais si ce n'était pas toujours le cas ? Cette question a donné naissance à l'hypothèse AWE (Abnormally Weighting Energy), qui interprète les effets de l'énergie noire comme les conséquences d'une énergie anormalement pesante, qui ne tomberait pas comme la matière ordinaire et violerait ainsi le principe d'équivalence aux échelles cosmologiques. "Cette composante inconnue pourrait être liée à la matière noire, dont la chute différente expliquerait l'accélération de l'Univers, souligne Jean-Michel Alimi. Cela explique pourquoi la relativité générale s'applique à notre échelle locale, ou plus précisément à toutes échelles où la quantité de matière ordinaire, les baryons, est dominante sur la matière noire". Problème : l'énergie noire s'intensifie avec le temps, ce qui induit que la masse des particules AWE varie elle-même, alors que celle des particules baryoniques demeure inchangée. "Dans l'hypothèse AWE, la présence d'un champ scalaire explique que l'on ressente la gravité de façon différente en tous points", constate le théoricien. L'intérêt de l'hypothése AWE est d'envisager une description unifiée de l'énergie noire et de la matière noire, ce qui permettrait de résoudre d'un coup deux mystères bien ennuyeux.

LES INSTRUMENTS DE L'ENQUÊTE
Afin d'élucider le mystère de l'énergie noire, la Nasa a decidé en 2006 d'explorer l'Univers, à la recherche de nouveaux indices
. Trois concepts de missions spatiales sont à l'étude : Adept, Destiny et Snap. Le premier ambitionne de localiser quelque cent millions de galaxies et de découvrir environ mille nouvelles supernovae. Le deuxième est un petit télescope spatial infrarouge destiné à traquer des milliers de supernovae de tous types et de mesurer ainsi le taux d'expansion de l'Univers avec une précision dix fois supérieure aux mesures terrestres. Enfin Snap (->) qui implique de nombreux organismes scientifiques français, projette d'enregistrer la distance et la vitesse d'éloignement de 2000 supernovae de type Ia par an. En outre, grâce à son télescope de deux mètres de diamètre, il pourrait cartographier avec une résolution sans précédent une vaste région du ciel, de manière à mesurer les effets de l'énergie noire sur les grandes structures de l'Univers.

Sylvie Rouat - SCIENCES ET AVENIR > Juin > 2008
 

   
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