Jamais le titre d'un hors-série n'aura autant fait réagir. "L'animal et nous ?", s'est insurgée la philosophe Elisabeth de Fontenay. Pourquoi ce "et" de séparation ?" ; "Pourquoi cette distinction ?", a renchéri le chercheur Jean-Baptiste Jeangène Vilmer. Nous aurions aussi bien pu - osons le jeu de mots - titrer : "L'animal est nous". Tant il est indéniable que l'homme en est un, d'animal - famille des hominidés, ordre des primates. Mais un animal toujours à se demander en quoi il est différent des autres...
Le fameux "propre de l'homme" est aujourd'hui proprement ébranlé. Depuis Darwin, les découvertes de la biologie et de l'éthologie ne cessent de nous ramener à notre condition de singe nu. Non seulement, comme le dit le paléoanthropologue Pascal Picq, "nous ne descendons pas du singe, nous sommes un singe", mais cet encombrant parent révèle de plus en plus de compétences qui nous semblaient réservées. Voyez les expériences inédites réalisées à l'université d'Aix-Marseille : là, des babouins volontaires, se prêtant selon leur humeur aux exercices proposés, se sont montrés capables d'associer des symboles par analogie, d'assembler des phrases, et même de repérer des fautes d'orthographe ! Plus déroutants peut-être, car si dissemblables de nous, ces rats témoignant de leur empathie face à la détresse d'un congénère ou ces éléphants enfouissant leurs morts sous des branchages.
Où commence la conscience en l'absence de langage ? La différence entre l'homme et l'animal est-elle de l'ordre du degré ou de la rupture évolutive ? C'est tout le débat qui oppose continuistes et discontinuistes depuis que l'homme a inventé la philosophie. Qui sait, avec ses mots, notre aïeul du paléolithique se posait-il ces questions face au loup gris - ancêtre de tous les Médor - qui, il y a 32.000 ans, devint son compagnon de chasse. Depuis ces temps préhistoriques, une chose essentielle a profondément changé : le pacte silencieux noué entre l'homme et la bête, fait d'un échange respectueux de services et de signes, a été rompu. Avec l'industrialisation de l'élevage et de l'abattage, la mise à mort s'est dérobée aux regards, la viande que l'on mange s'est dissociée de la bête qu'on élève. C'est l'avènement du monde esquissé par Descartes, celui de "l'animal-machine", dévitalisé, utilitaire. La souffrance animale commence pourtant à faire débat. Les livres, colloques, enquêtes à charge sur la viande à se multiplient. Un nouveau végétarisme, pas forcément strict mais se préoccupant du bien-être animal, se développe. Crise de conscience de riches ? Plutôt questionnement fondamental. "Repenser nos liens avec l'animal nous permet de réfléchir à notre responsabilité", dit encore Elisabeth de Fontenay. Et à notre humanité.
Cette humanité, ce n'est pas le moindre de ses paradoxes, conserve, après l'avoir réduit à néant ou presque, la nostalgie inavouée du sauvage. De ce temps fantasmé elle vivait en fusion chamanique avec l'animal, où l'ours roi dansait sur les fresques des cavernes. Continuité des imaginaires... Après s'être glissé dans la peau de l'ours lors des fêtes paiennes et des carnavals médiévaux, l'homme se déguise aujourd'hui en fauve et autres avatars sur les écrans vidéo. Bientôt, nous disent les spécialistes, grâce à des consoles sans manettes, les joueurs se laisseront aller à grogner ou battre des ailes ! Ne restera plus alors, au chien du foyer, qu'à se plonger dans Kant. Ou Descartes... ALINE KINER, Rédactrice en Chef.
A.K. - SCIENCES ET AVENIR HS N°170 > Avril-Mai > 2012 |
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"Nous avons Brisé le Pacte conclu entre nos Ancêtres et les Animaux" |
L'industrialisation de l'élevage a rompu le lien de proximité millénaire qui nous unissait aux bêtes. Il est urgent de les intégrer dans un nouvel humanisme.
Qu'est-ce qui vous a amenée, vous, philosophe (Elisabeth de Fontenay), à vous intéresser aux animaux ?
Avant de vous répondre, je voudrais revenir sur le titre que vous avez choisi pour la couverture de ce hors série : "L'animal et nous". Pourquoi érigez-vous les animaux humains - une expression que je réprouve, mais qui est utile ici - en une catégorie distincte des autres vivants au point que vous en arrivez à employer le mot de liaison, le mot de séparation "et" ? Ce "nous" implique une distinction là où il n'y en a pas. Nous devrions plutôt dire "nous les animaux, nous les primates, ou nous les mammifères".
Ce "nous" vous choque ?
En effet. Je ne vois certes pas une continuité sans saut qualitatif entre les animaux et les hommes, et je donne raison au bon sens qui reconnaît une certaine unicité au genre humain parmi les autres espèces. Mais il reste que l'expression "l'animal et nous" reconduit cette crispation métaphysique sur le propre de l'homme, cette anthropomanie dont je n'ai jamajs cessé de me démarquer. Pour répondre à votre question initiale, j'ai passé des vacances à la ferme durant la guerre. À 8 ou 9 ans, je n'avais pas la force de traire les vaches, mais je m'occupais d'elles, je les "changeais", je lavais leur pis, je les emmenais au pré... Et puis j'ai souvent fait du cheval, nous avons toujours eu des chiens de chasse... Bref, j'entretiens une certaine familiarité avec les bêtes bien de chez nous. Plus tard, j'ai été intéressée par la problématique du corps. Un sujet qui, à l'époque de mes études, était marginal en philosophie comme en psychanalyse. Je lisais Spinoza : "Nul ne sait ce que peut un corps" et Nietzsche : "Le corps est un grand système de raison". De là, j'en suis venue, comme naturellement, aux corps qu'on dit sans langage ou "seulement vivants" que sont les animaux.
Comment a évolué, selon vous, le rapport entre l'homme et l'animal ? Est-ce que, par exemple, nos ancêtres du paléolithique se sentaient à part ?
C'est surtout le néolithique qui représente une expérience primordiale dans l'histoire de l'humanité, le début de la domestication. Un phénomène très ambigu, car il signifie à la fois un extraordinaire rapprochement entre les hommes et les animaux, une sorte de confraternité - certaines espèces habitant avec les hommes et le début d'une domination organisée et d'une réduction des bêtes à des ressources alimentaires. Vous me demandez de parler des rapports qu'entretiennent les hommes et les animaux, mais je ne peux parler de façon valide que des représentations de l'animal. Et les confronter aux pratiques. Beaucoup de penseurs jugent que nous sommes sortis du néolithique, parce que, du fait de l'industrialisation de l'élevage et de l'abattage, nous avons brisé le pacte domestique.
Nos représentations n'ont-elles pas été forgées en grande partie par la religion judéo-chrétienne ?
Certains animalistes usent à outrance, et non sans bétise, du concept de judéo-christianisme. Pour eux, la Genèse, en offrant à l'homme de dominer la nature, "les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, le bétail" (1, 20-27), serait responsable de notre rapport utilitariste aux animaux. Mais les choses sont plus complexes. L'autorisation de manger de la viande est relativement tardive dans l'histoire des anciens Hébreux, puisqu'elle date d'après le Déluge, quand Dieu a compris que les hommes n'étaient pas bons et qu'on ne pouvait pas leur interdire de tuer pour manger. Mais cette autorisation s'accompagne de prescriptions alimentaires. Les Hébreux pensaient que le sang, c'était l'ame. Considérant qu'il est déjà terrible de voler sa vie à un animal, ils ne voulaient pas, de plus, lui prendre son âme. Il fallajt donc - rite commun au judaïsme et a l'islam - l'égorger, et faire couler entièrement son sang avant qu'il ne meure. C'est une pratique barbare contre laquelle je proteste en réclamant avec quelques rabbins et quelques imams l'étourdissement préalable. Mais ce rite cruel est motivé, au départ, par un sentiment extrêmement généreux, l'idée qu'il y a, non pas une continuité entre les hommes et les animaux puisqu'ils n'ont pas été créés le même jour, mais une grande parenté, une communauté. "Le sort de l'homme et le sort des bêtes est le même ; telle la mort de l'un, telle La mort de l'autre ; tous deux ont même souffle et la supériorité de l'homme sur la bête est nulle ; car tout est vanité. Tout va au même endroit, tout vient de la poussière et tout retourne à la poussière", est-il écrit dans l'Ecclésiaste, III, 21.
Est-ce alors le christianisme qui prive les animaux d'une âme ?
Le christianisme puise dans l'héritage des Grecs. Il existait chez eux deux courants complètement opposés. D'une part, ceux qui étaient favorables aux animaux : les pythagoriciens qui croyaient à la métempsycose (la migration des âmes d'un corps à l'autre après la mort), et les sceptiques pour lesquels il n'y a pas de supériorité véritable de l'homme sur l'animal. Cette pensée sceptique sera relayée par Montaigne dans son "Apologie de Raimond Sebond" (Essais II, 12) qui reconnait non seulement une parenté entre les hommes et les animaux, mais encore la capacité de ces derniers a ramisonner et même discourir. Mais ces courants sont restés minoritaires. Car il y a eu, d'autre part, le grand courant des aristotéliciens et des stoïciens qui distinguaient l'homme de l'animal en ne reconnaissant à ce dernier que la voix, la phôné, alors que les hommes disposent du langage articulé. Ce langage est logiké (raisonnable) et politiké (politique). C'est cette famille de pensée qui a marqué le christianisme. Mais n'oublions pas qu'Aristote était par ailleurs un grand naturaliste. Et en dehors du langage articulé, il a conféré aux animaux une intelligence pratique extrêmement développée, qu'il appelle phantasia. Les plus anciens Grecs, ceux du temps d'Homère, le disaient déjà : la métis, intelligence presque calculatrice, caractérise à la fois Ulysse, le renard et le poulpe. Aristote a d'autre part reconnu qu'il y avait des sociétés animales, même si elles n'accédaient pas à la cité, à la polis, la civitas. Enfin, il accordait une âme aux bêtes : une âme végétative, une âme sensitive et quasi une intellective. La scolastique chrétienne a marché dans cette profonde trace jusqu'à Descartes (1596-1650) qui va mettre fin - si j'ose dire - à l'âme des bêtes.
C'est-à-dire ?
Ce n'est pas simple è résumer, et il ne faut pas s'empresser de diaboliser Descartes. À la suite de Galilée, il a voulu révolutionner la science, la fonder sur des idées claires et distinctes, éliminer tout ce qui n'était pas de l'ordre de la recherche des causes. Il lui fallait donc se débarrasser des âmes végétative et sensitive des animaux et, pour expliquer le vivant, le réduire méthodologiquement à du mécanique. Ce qu'on appelle la théorie des animaux-machines, ou encore le mécanicisme. Une partie du christianisme va s'emparer de cette théorie, en profitant pour ranimer un vieil argument de saint Augustin (354-430). Nous souffrons car nous avons pêché en Adam. Or, les animaux n'ayant pas pêché en Adam, Dieu serait parfaitement injuste de les faire souffrir. Donc ils ne souffrent pas. Ayant le monopole de la souffrance, les hommes ont le monopole de l'âme.
Le disciple de Descartes Nicolas Malebranche (1638-1715) allait encore plus loin que son maître dans cette vision mécaniste des animaux. Un certain abbé Trublet a raconté la visite que lui avait rendue le philosophe Fontenelle. "Une grosse chienne de la maison, et qui était pleine, entra dans la salle où ils se promenaient, vint caresser le P. Malebranche et se rouler à ses pieds. Après quelques mouvements inutiles pour la chasser, le philosophe lui donna un coup de pied, qui fit jeter à la chienne un cri de douleur et à Monsieur de Fontenelle un cri de compassion. 'Eh ! Quoi, lui dit froidement le père Nicolas Malebranche, ne savez-vous pas que cela ne sent point'".
L'image christique de "l'agneau de Dieu" est pourtant un magnifique hommage aux animaux ?
En réalité, elle marque plutôt une régression par rapport aux Hébreux et aux anciens Grecs. Chez eux, il existait une relation triangulaire entre Dieu, l'animal en sacrifice et l'homme. Pris dans cette relation, dans cette symbolique, l'animal avait un véritable statut. Il était tout sauf une chose. Or, chez les chrétiens, c'est le Christ qui est l'agneau de Dieu. Il assume à la fois le rôle de grand prêtre et d'animal qui s'offre en sacrifice. Et Saint Paul ne cesse de dire que cette immolation n'a eu lieu qu'une seule fois, alors que les sacrifices grecs et hébraïques se répétaient. Lorsque le Christ devient l'agneau de Dieu qui enlève les pêchés du monde, les animaux changent donc complètement, de régime. Ils deviennent des allégories. Voyez les quatre évangélistes : trois d'entre eux sont symbolisés par des animaux, Marc le lion, Jean l'aigle, Luc le taureau... J'aimerais aussi dire un mot du "gentil" saint François d'Assise. On l'évoque souvent comme un modèle de sollicitude envers la nature et les bêtes. Mais qui connait cette histoire ? Un jour où il se trouvait assez malade, un frère de son monastère lui demande : "Que pourrais-je faire pour vous réconforter ?" Et saint François de répondre : "Je mangerais bien un cuisseau de mouton". Le frère en question s'en va alors prélever la cuisse sur le mouton vivant... Une pratique assez courante à l'époque : on laissait l'animal survivre sur trois pattes !
Est-ce la représentatlon cartésienne de l'animal qui est à l'origine du statut du bétail dans notre société, ou les mutations économiques ?
On a toujours mangé des animaux. Le seul événement déterminant pour moi dans l'histoire de leur condition, c'est la création des abattoirs de Chicago en 1880. C'est vraiment la ligne de partage. Auparavant, on les tuait devant tout le monde, sur la place du village ou dans des abattoirs au cour des villes. À partir de cette date, on est pasé à la mise à mort industrielle, dans le secret... Les abattoirs de Chicago étaient constitués de bâtiments sur des dizaines de km², reliés par des trains. Nul n'est censé savoir ce qui se passe dans ce genre de lieu. La viande que l'on mange n'a plus aucun rapport avec l'animal qui a été mis a mort. On est là dans un système, "la filière viande", fondé sur ce que Florence Burgat appelle l'oubli de l'animal.
Ils ne sont plus alors des sujets ?
Ils n'ont longtemps pas été des sujets. C'est seulement depuis le début du XXè siècle et dans l'éthologie contemporaine qu'ils le deviennent. Mais dans la zootechnie, ils ne sont plus ni subjectivités, ni spontanéités, ni existences. Avec l'abattage et l'élevage industriels, il y a rupture du "contrat domestique" initié au néolithique, selon les termes de la philosophe Catherine Larrère et de son mari, Raphaël Larrère, directeur de recherche à l'Inra : nos ancêtres avaient passé un contrat avec les animaux qu'ils domestiquaient, un échange respectueux de services et de signes que l'on voit encore aujourd'hui dans les fermes artisanales.
Vous avez quelquefois rapproché les abattoirs des camps de concentration nazis...
D'autres que moi l'ont fait. Des écrivains et des philosophes juifs, obsédés par la souffrance animale après 1945. Je suis réservée par rapport à cette comparaison. Je n'accepte pas que des gens qui n'ont pas connu ces tragédies dans leur famille, dans leur histoire propre, dans leur chair, des gens qui n'en ont pas pris la mesure l'utilisent. Jacques Derrida en a parlé avec beaucoup d'audace dans une page de L'Animal que donc je suis, mais je maintiens pour ma part une certaine pudeur devant cette analogie.
Quelle continuité établissez-vous entre l'homme et l'animal ?
Il faut distinguer plusieurs registres. Les généticiens affirment que nous avons plus de 98 % de chromosomes communs avec les chimpanzés. Par ailleurs, les éthologues nous en ont beaucoup appris sur la symbolisation animale. On a découvert par exemple qu'il y a des transmissions culturelles entre chimpanzés. De ce point de vue, il y a continuité. Pourtant, bien que nous soyons une espèce animale, nous avons une particularité, probablement le fruit d'une mutation au cours de l'Évolution : c'est, comme le disait déjà Aristote, le langage articulé. Cette possibilité de parler et d'écrire nous a offert un monde symbolique d'une richesse infinie au sein duquel nous nous affirmons genre humain, et nous le déclarons publiquement. De manière explicite, en instituant par exemple des droits humains. Il y a donc deux registres qu'il faut absolument séparer : le premier est scientifique, et indique que nous sommes des Homo sapiens, seuls représentants actuels du genre Homo, espèce de la famille des hominidés appartenant à l'ordre des primates. La continuité entre l'homme et l'animal se situe là. Le second registre est politique - pas du tout métaphysique, théologique ou ontologique, mais bien politique. C'est le saut qualitatif rendu possible par le langage articulé : nous avons été capables de nous déclarer membres d'une cité, puis membres du genre humain. Ainsi, s'il y a un propre de l'homme, c'est, comme je vous l'ai dit, la capacité rhétorique qui ouvre la voie à la politique. Comme Aristote l'a montré, ce qui manque en fin de compte aux animaux, c'est tout ce qui a trait à la doxa, à la croyance, à la persuasion, à l'adhésion. S'ils usent d'un certain logos, ils ne disposeront jamais de la parole, de ce registre ou logique et linguistique s'articulent pour constituer l'espace public et humain de la délibération. En fait, c'est l'éthico-rhétorique plus que le rationnel qui fait la spécificité de l'humain.
Comment qualifieriez-vous cette aptitude ?
Plutôt qu'une exceptionnalité, je dirais qu'il s'agit d'une singularité. Il faut tenir sur les hommes, sur l'homme, un double discours, rester sur la corde raide. Je m'élève à la fois contre ceux qui prônent la fin de l'exception humaine, les réductionnistes qui liquident les sciences sociales au profit de sciences dures, et contre ceux - les métaphysiciens, les théologiens - qui voient en l'homme une exception radicale.
Est-ce l'absence du langage articulé chez l'animal qui a inspiré le titre de votre livre, Le Silence des bêtes ?
Oui, mais silence ne signifie pas absence de communication. D'une part, les bêtes ont un langage expressif, d'autre part, elles peuvent catégoriser et reconnaitre des objets différents. Ce qui caractérise la parole et le geste humains, c'est la capacité de montrer. Non pas pour demander, mais pour dire à l'autre : "Regarde", de façon non utilitaire mais contemplative, d'être capable d'étonnement et de partage.
Vous dénoncez le projet "Grand Singe", porté par le courant des antispécistes qui veulent étendre les droits de l'homme aux autres primates...
Oui, je suis très hostile à ce mouvement. Le problème, c'est que la plupart des primatologues y adhèrent. Lorsque l'on a croisé le regard d'un chimpanzé dans une situation expérimentale, disent-ils, on ne peut plus le prendre pour un animal. Je ne suis pas antispéciste, je ne veux pas que les animaux aient les mêmes droits que les hommes. Il faut plutôt élaborer des droits espèce par espèce. Ceux de la poule ne peuvent pas être les mêmes que ceux de la vache... Nous devons bien entendu sanctionner la consommation des chimpanzés et, l'expérimentation que l'on mène sur eux. Nous le devons pour les préserver individu après individu, puisque leur espèce est en voie de disparition. Mais c'est vouloir offenser le genre humain que de prétendre identifier leurs droits à ceux des hommes.
Vous parliez, au début de notre entretien, d'un contrat domestique rompu. Comment le renouer ?
Un pas important serait la suppression des élevages industriels gigantesques. Il faut sévèrement réglementer la manière dont on nourrit les bêtes et dont on les tue... Je ne suis pas très pro-européenne, mais l'Europe peut jouer un grand rôle dans la question du rapport aux animaux. La France, l'Espagne et l'Italie, pays catholiques, sont très en retard par rapport à l'Angleterre, l'Allemagne et les pays scandinaves. La question du droit des animaux est-elle éthique ou juridique ? J'aimerais qu'elle ne soit que juridique. La question de l'éthique animale, extrêmement frayée par les philosophes américains, j'y suis assez étrangère. Je ne vois pas à quoi cette voie peut mener. Aux bons sentiments ?
Faut-il s'interdire de manger de la viande ?
Dans l'absolu, oui, mais ce n'est pas mon cas. Et, penser que tout le monde puisse se convertir au végétarisme ou au végétalisme est une utopie. Tout est fait pour établir une distance, un écran de fumée opaque entre le consommateur et l'animal. Les méthodes d'élaboration de ce "produit animal" sont des quasi secrets d'Etat, sur lesquels veille la viande. La viande étant sous cellophane dans les supermarchés, les enfants ne savent même pas que c'est une partie d'une bête qui a été vivante. On a dévitalisé, on a desanimé ce qui était un animal, un animé.
Ce qui semble contradictoire, c'est que les animaux domestiques ont pris dans nos sociétés une place considérable...
Oui, pour moi, cela relève d'une énigme : comment peut-on être si attaché à un chien ou un chat et supporter l'abattage tel qu'il est pratiqué ? Comme si mon animal avait tous les droits et les autres, aucun. Je voudrais mentionner tout de même que les chevaux, et surtout les chiens et les chats - leur présence chaude et concrète, sensible et sensuelle - peuvent faire beaucoup de bien aux humains restés sur le bord de la route. Les thérapies et l'accompagnement par des animaux familiers sont un miracle de l'empathie.
Que pensez-vous de l'adage "Qui alme les bêtes n'aime pas les hommes" ?
D'abord, il n'est pas nécessaire d'aimer les animaux pour se conduire humainement avec eux. Ensuite, rappelons que le philosophe Plutarque appelait philanthropia les égards que l'on devait aux animaux dont il faisait un apprentrissage des devoirs envers l'homme. Enfin, je m'insurge contre ceux qui proclament que Hitler détestait les hommes mais adorait son chien, et plus généralement les animaux. Dire qu'il a supprimé la vivisection est une contre-vérité. Comme l'a exposé de façon magistrale Elisabeth Hardouin-Rugier, les nazis ont supprimé le mot de vivisection, mais non la chose. Trois laboratoires d'animaux fonctionnaient dans des camps de concentration, et de multiples expériences faites par les scientifiques nazis sur l'animal ont précédé les expériences sur des sujets humains. En aucune manière les nazis n'ont eu l'initiative des lois de protection animale : la première réglementation, anglaise, remonte à 1876 ; un acte de la République de Weimar date de 1930, et bien d'autres pays européens avaient pris des dispositions avant 1933.
Finalement, que nous apprend l'animal sur l'homme ?
Les animaux nous apprennent que, quand la subjectivité humaine triomphe, elle met toute chose à sa disposition, surtout les vivants qu'elle choisit et s'approprie comme des biens dont on use et abuse. Repenser les liens avec l'animal permet à l'homme de réfléchir à sa propre animalité, mais aussi et surtout à sa responsabilité. Cela rend possible l'élaboration d'un humanisme différent qui intègre les animaux dans notre monde... puisqu'ils en font partie.
PROPOS RECUEILLIS PAR ALINE KINER ET AZAR KHALATBARI
Elisabeth de Fontenay, Philosophe spécialiste de la condition animale, maître de conférence émérite à l'université Paris I, elle co-présente sur France Inter l'émission Vivre avec les bêtes. Parmi ses ouvrages : Le Silence des bêtes. La philosophie à l'épreuve de l'animalité, Fayard, 1998 ; Sans offenser le genre humain. Réflexions sur la cause animale, Albin Michel, 2008, Actes de naissance, entretiens avec Stéphane Bou, Le Seuil, 2011.
BÊTES DE PHILOSOPHES
Quel statut accorder aux bêtes ? Entre les défenseurs d'une égalité parfaite et les tenants d'une exception radicale de l'homme, inventaire des grands courants de pensée qui s'affrontent depuis toujours.
ANIMALISME : Courant qui promeut et défend le droit des animaux. Cette position dépasse le seul souci d'une conservation des espèces dans leur équilibre naturel (écologisme) et reconnaît à l'animal la capacité de jouir de sa propre vie. L'animaliste considère les animaux comme des individus et entend poser des règles pour leur traitement. Ce courant s'accorde avec les initiatives pour le bien-être et la protection des bêtes qui apparaissent dès le XIXe siècle : fondation de la Royal Society for the Prevention of Cruelty to Animals en 1824 et de la SPA en 1845... Mais le terme peut aussi avoir une acception militante et activiste, illustrée par la création en 1976 du Front de libération des animaux.
ANTISPÉCISME : Thèse qui pose, pour tous les êtres jouissant et souffrant, l'égalité du droit à une vie bonne. Pour l'antispécisme, l'appartenance à l'espèce ne définit aucun rapport de domination. Héritant des principes de l'utilitarisme, il condamne la souffrance animale. Le droit devant protéger les intérêts de tous, il est aussi illicite de faire souffrir un animal qu'un homme.
ANTHROPOMANIE : Cette expression désigne l'effort constant, sinon obsessionnel, pour définir ce qu'est l'homme. S'il valorise le plus souvent l'homme en pointant son caractère rationnel, créatif et doué de langage, il manifeste aussi un manque de considération pour les autres animaux et, finalement, une certaine ignorance à leur sujet.
CONTINUISME : Il marque le rejet de l'opposition homme/animal. Il n'y a pas de différence
de nature : l'homme est un animal parmi les autres et comme les autres, produit de la sélection naturelle. A ce titre, ses comportements sociaux sont un avantage sélectif. De manière plus générale, le continuisme nuance ou récuse la supériorité humaine. Ainsi Aristote accordait aux animaux une certaine connaissance empirique, fruit de l'accumulation des observations, Plutarque les disait doués de raison, tandis que Freud décrivait dans Malaise dans la civilisation ce processus inachevé d'une séparation de l'homme d'avec son animalité...
DISCONTINUISME : Cette position défend l'existence d'un propre de l'homme, en rupture complète avec les autres animaux. Le discontinuisme peut s'affirmer de deux manières. Au sens fort, il exclut l'homme du règne animal, à l'instar des créationnistes pour qui l'homme est à l'image de Dieu et domine les animaux. Au sens faible, il peut bien reconnaître une continuité biologique, ou même culturelle, avec les animaux, mais soutient que ce qui est propre à l'homme l'en distingue radicalement.
NATURALISME : Conception philosophique selon laquelle il n'existe rien en dehors de la nature. Le naturalisme caractérise les philosophies qui refusent toute transcendance divine susceptible de rendre compte de l'ordre du monde et des actions humaines.
SPÉCISME : Affirmation de la supériorité de l'espèce humaine sur les autres animaux. C'est une discrimination par l'espèce, connotée péjorativement.
UTILITARISME : Doctrine philosophique qui fait de l'utile, de ce qui sert à la vie ou au bonheur, le principe de toutes les valeurs dans les domaines de la connaissance et de l'action. Ce système cherche donc à maximiser l'intérêt, qu'il place au fondement du droit et de la morale. FRANÇOIS FOLLIET
SCIENCES ET AVENIR HS N°170 > Avril-Mai > 2012 |
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Cette Étrange Complicité qui Nous Unit |
Le rêve d'un dialogue entre égaux... Instants d'intimité partagés, saisis dans toute la France par le photographe Alain Rivière-Lecour.
Ils sont dresseurs, éleveurs, collectionneurs, seigneurs. Parfois juste fous d'animaux, épris de partage avec leurs compagnons de vie, passionnés par eux. Ces humains-là ont fini par ne faire qu'un avec l'animal sous l'objectif d'Alain Rivière-Lecour qui a consacré 5 ans a cette quête de connivences troublantes. Mû par le désir de cueillir l'instant saisissant qui condense l'intimité parfaite entre 2 individus. Car il transparaît bien de ces images une alchimie mystérieuse mais palpable. celle dont est fait le rêve inavoué - souvent inavouable ? - de l'homme depuis qu'il est sur Terre, celui de se fondre dans l'animal, d'y retrouver peut-être sa propre "animalité. Ce que le photographe a mis en scène grâce à un travail d'approche tissé de patience et de respect pour ses sujets, est la puissance d'un lien bâti sur la reconnaissance et l'acceptation des différences réciproques. Une complicité d'autant plus éblouissante qu'elle frôle, comme dans un rituel, les limites de ce que l'un peut tolérer de l'autre. Si nous frissonnons devant ces regards, ces gestes, ce silence aussi évocateur qu'un conte, c'est que le vou du photographe à l'égard des spectateurs s'est accompli : "J'aimerais qu'ils aient le sentiment que quelque chose nous a échppé sans que nous comprenions pourquoi, ni quand, ni comment... Une absence irrémédiable dont il ne nous resterait que l'empreinte.

Les 2 images à gauche ci-dessous.
1/ Un tête-à-tête chargé d'énergie virile : Alexandre Blondel retrouve son fidèle trotteur après un accident qui l'a longtemps empêché de monter.
2/ Une tendresse palpable unit Jean-Pierre Thénevant au chimpanzé avec lequel il a joué toute son enfance.
3/ Souvent l'animal fait partie de la famille. Il partage jusqu'aux plis soyeux d'un drap.
4/ L'accolade sereine mais impressionnante d'un grizzli et de Frédéric Chesneau, montreur d'ours.




ANDREINA DE BEI - SCIENCES ET AVENIR HS N°170 > Avril-Mai > 2012 |
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Humbles Serviteurs depuis des Millénaires |
Après le chien, il y a 32.000 ans, des dizaines d'espèces ont été domestiquées. Retour sur les origines d'un compagnonnage complexe.
Saumon, turbot, dorade, bar, esturgeon, crevette géante, mais aussi autruche, cerf, bouf musqué, bison d'Europe, crocodile et même lombric, oiseaux de volière et reptiles de compagni, souris de laboratoire et mouche du vinaigre mutant à qui mieux mieux au service des généticiens... Outre les incontournables veaux, vaches, cochons, on recense aujourd'hui plus de 200 espèces domestiques. Et la liste ne semble pas près de se clore ! Que s'est-il donc passé dans la tête de Sapiens sapiens, à l'origine strict chasseur-cueilleur prélevant sa nourriture dans l'écosystème naturel, pour qu'il se mette au néolithique a élever des animaux ? Autrement dit, à les maintenir dans des espaces clos, à les protéger des intempéries et des prédateurs, à subvenir à leur alimentation, à contrôler leur reproduction ? Une "action domesticatoire" qui, selon l'ethnologue Jean-Pierre Digard, directeur de recherche émérite au CNRS, ne semble pas devoir fléchir.
Voici 16.000 ans, alors que la dernière grande glaciation du quaternaire donne des signes de faiblesse, des chasseurs-cueilleurs nomadisant au Proche-Orient créent la culture natoufienne - référence au premier site découvert a Ouadi-en-Natouf, dans l'actuelle Cisjordanie. Ces groupes sédentarisés utilisent des faucilles à lame de pierre pour la cueillette et de lourdes meules, pilons et mortiers pour broyer céréales sauvages ou légumineuses. Ils édifient des "camps de base" comptant jusqu'a 10 maisons rondes et semi-enterrées, et se procurent de la viande en chassant les gazelles. Les provisions qu'ils stockent attirent déjà Mus muscutus, la souris. En guise d'animal domestique : le chien, depuis longtemps précieux collaborateur pour la chasse. Quelques millénaires plus tard, quand s'installe pour de bon l'holocène, dont le climat plus chaud et plus humide est encore le nôtre, les populations sédentaires du Proche-Orient se densifient et s'organisent. Elles fondent des villages, comme à Jerf el-Ahmar (Syrie) ou Gobekli (Turquie), où des maisons rectangulaires organisées autour d'un bâtiment collectif remplacent peu à peu les habitations rondes. Tout en continuant à cueillir et chasser, elles parviennent, par tâtonnements successifs, à cultiver un certain nombre de plantes d'intérêt alimentaire.
ET L'AUROCHS DEVINT VACHE : Historiquement, constate Jean-Denis Vigne, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de la domestication animale au Proche-Orient, "ce sont ces villageois-agriculteurs-chasseurs qui, avant même la poterie, ont inventé l'élevage des ongulés dans cette région il y a environ 11.000 ans". Les premiers foyers de domestication y sont attestés sur le versant méridional des monts Taurus, au sud-est de l'actuelle Turquie. C'est là que, prélevés dans la biodiversité de l'écosystème local, le mouflon oriental s'est transformé en mouton, le sanglier en porc, l'aurochs en vache, et que la chèvre sauvage aegagre est devenue chèvre domestique. Cette innovation capitale, lourde de conséquences sociales, économiques et culturelles, s'est propagée à l'est vers le plateau iranien et l'Asie, au sud vers l'Afrique via la Palestine et l'Égypte, et également vers l'ouest jusqu'à atteindre, il y a 9000 ans, les rives de l'Atlantique.
Grâce aux indices archéologiques (datation et analyses isotopiques des ossements d'animaux découverts lors des fouilles des premiers villages...), les spécialistes du néolithique distinguent six étapes dans le processus de domestication des ongulés de l'Ancien Monde. Un processus qui s'étale sur un millénaire et demi.
- 1 : capture d'animaux sauvages pour le prestige, mais pouvant également constituer une réserve de viande "sur pied" à proximité des villages, ce que les Anglo-Saxons nomment coralling.
- 2 : premières appropriations d'animaux, entrainant une réduction du dimorphisme sexuel et, pour cause de stress et de carences alimentaires, une légère décroissance de la taille - de quoi appuyer les thèses de Buffon qui voyait dans la "domesticité" des animaux une dégénérescence.
- 3 : premières acclimatations hors de l'aire de répartition initiale des ancêtres sauvages.
- 4 : extension à des zones périphériques du noyau anatolien initial, tel le Levant Sud.
- 5 : premières sélections volontaires d'ongulés engendrant, à la longue, de profondes modifications morphologiques. Par exemple, en quelques milliers d'années, le pelage ras du mouflon est devenu toison laineuse chez le mouton. Dix siècles après les balbutiements de la domestication, l'élevage prime sur la chasse dans l'approvisionnement carné des villageois.
- 6 : colonisation des confins désertiques par l'invention du nomadisme pastoral.
Cependant, la domestication des animaux sauvages n'a pas fait tache d'huile dans le monde entier à partir du seul noyau anatolien. Elle a émergé de façon indépendante, sinon simultanée, en plusieurs autres points du globe. Ainsi, précise Jean-Denis Vigne, "le poulet, le porc et le buffle ont aussi été domestiqués en Chine ; le cheval et le chameau, en Asia centrale ; le zébu, dans la région indo-pakistanaise ; le lapin et encore le porc, en Europe ; le dindon, en Amérique du Nord ; le canard de Barbarie, le cobaye, le lama et l'alpaga, en Amérique du Sud". Quoi qu'il en soit, poursuit l'archéozoologue, "la domestication des plantes et des animaux signe le passage d'une subsistance dépendant principalemt de la prédation à une économie de production. Elle est un fait majeur de la néolithisation et, de façon plus générale, de l'histoire de l'humanité et de la biosphère".
LAIT DE BICHE : Si, selon les zoologues, les "vrais" animaux domestiques "appartiennent à des espèces qui se reproduisent en captivité et se distinguent des espèces sauvages souches par des caractères génotypiques et phénotypiques résultant d'une sélection prolongée et délibérée de la part de l'homme", alors ce sont 26 espèces qui furent domestiquées au néolithique. Toutefois, Jean-Pierre Digard estime que, selon cette définition, "le renne, l'étéphant d'Asie et le chameau de Bactriane, qui subsistent tous plus ou moins à l'état sauvage sous des formes qui ne diffèrent guère des formes domestiques, ne devraient pas être comptés au nombre des espèces domestiques". Il vaudrait mieux, dans leur cas, parler de semi-domestication, et de sur-domestication pour le bombyx du mûrier dont on tire la soie, et qui n'a plus d'ancêtre sauvage dans la nature. Et puis, il y a les domestications avortées. Celles de la hyène tachetée, du chacal et de l'addax (une antilope) en Égypte ancienne, de la biche, dont les Romains buvaient le lait, de la genette en Europe médiévale, ou de l'élan, monté au XVIIIe siècle par les Suédois...
Sans compter qu'une espèce domestiquée est susceptible à tout moment de prendre le maquis pour rejoindre la vie sauvage. Ce que Jean-Denis Vigne formule en termes plus scientifiques : "Le déplacement écologique induit par l'homme dans son action de domestication est partiellement réversible, comme en témoigne le phénomène appelé marronnage, beaucoup plus courant qu'on ne le pense". Ainsi la chèvre fut-elle introduite à Chypre voici 10.400 ans. Curieusement, comme le montre la morphologie de ses restes - bêtes de plus grande taille, reprise de l'augmentation du dimorphisme sexuel, sex-ratio équilibré - retrouvés par Jean-Denis Vigne sur le site de Shillourokambos, elle n'y fut pas maintenue captive mais relâchée dans la nature et même chassée durant 800 ans... avant d'y être de nouveau domestiquée ! Ainsi les chevaux introduits en Amérique du Nord par les conquistadors devinrent-ils mustangs sauvages avant d'être "redomestiqués" par les Indiens des plaines. Ainsi les brumbies, chevaux retournés à l'état sauvage après leur abandon dans le bush australien par les colons européens, y pullulent-ils faute de prédateurs. Et que dire des chats harets qui, quittant volontairement ou non la chaleur et les croquettes de nos foyers, rejoignent un écosystème moins anthropisé et se mettent à chasser les musaraignes en dédaignant Mus musculus ?
COMPULSION MÉGALOMANIAQUE : Si les éléments ne manquent pas pour décrire l'évolution du processus domesticatoire, en déterminer les causes fait encore débat. Car les chasseurs-cueilleurs en cours de sédentarisation ne se sont pas lancés dans la domestication seulement pour disposer d'une reserve de viande fraiche. Il est très probable que l'appropriation du lait, source de protéines idéale pour des mangeurs de céréales, ait été une motivation tout aussi importante. Après tout, les grands pasteurs nomades que sont les Masaï ne mangent que très peu de viande, leurs troupeaux constituant surtout pour eux une source de prestige et de proteines laitières. Jean-Denis Vigne confirme que "des données archéozoologiques récentes - organiques retrouvés dans des poteries et preuves de l'abattage de jeunes animaux, qui libérait la mère de l'allaitement - font remonter au VIIIè millénaire av. J.C. l'utilisation des chèvres, moutons et bovins pour la production laitière".
Par ailleurs, l'hypothèse - évoquée dès les années 1960 - de changements climatiques contraignant les groupes humains "inventer" une économie de production n'est plus défendable. L'analyse de données paléoclimatiques, comme les fluctuations de l'isotope 18 de l'oxygène dans les calottes polaires, révèle en effet pour le Proche-Orient de l'époque un spectre de situations climatiques trop large pour être determinant. En revanche, il est probable que le boom démographique consécutif à la sédentarisation et aux débuts de l'agriculture ait déclenché l'action domesticatoire. Démographie et économie de production auraient donc mutuellement alimenté leurs progrès.
Reste une hypothèse qui gagne du terrain dans la communauté scientifique à mesure que l'archéologie apporte les preuves que la néolithisation s'est accompagnée d'un accroissement des inégalités sociales sans précédent : et si l'homme n'avait pas commencé à domestiquer l'animal dans le seul but d'en tirer des services ? S'il l'avait fait par curiosité intellectuelle, par compulsion mégalomaniaque de dominer ses semblables et la nature, ou encore pour le jeu, la compagnie, le prestige lié à la possession, la volonté aux dieux des sacrifices ? "Même quand elle sert à autre chose, conclut Jean-Pierre Digard en anthropologue, l'action domesticatoire contient sa propre fin". L'homme domestiquerait donc aussi pour... domestiquer ? Probablement. "Car en construisant l'animal, l'homme se construit lui-même. Il élabore sa culture, et se civilise".
DOMESTICATION DU CHIEN
Le "meilleur ami de l'homme" est également le premier animal à avoir été domestiqué. Les plus anciens restes de chien (Canis familiaris) connus à ce jour - ils ont été découverts dans les grottes de Goyet, en Belgique - remontent en effet à 32.000 ans, époque à laquelle Sapiens était encore chasseur-cueilleur. La génétique est formelle : c'est le loup gris (Canis lupus) et non le chacal doré - comme l'avançait l'éthologue Konrad Lorenz - que l'homme a patiemment transformé en chien de chasse. Dans la grotte Chauvet (Ardèche), d'émouvantes empreintes parallèles d'un enfant et d'un canidé attestent d'une familiarité entre les deux espèces il y a 30.000 ans... Deux espèces qui ont 18.000 gènes en commun. Depuis la plupart des sociétés humaines ont façonné le chien à leur idée. Un phénomène qui a explosé au cours des deux derniers siècles. Difficile d'établir un recensement précis, car les informations diffèrent selon les sources, mais du dogue allemand le plus lourd (plus de 100 kg) au chihuahua le plus gringalet (680 grammes), le meilleur ami de l'homme se déclinerait en près de 400 races. Pour le meilleur - chien de traîneau de berger, d'aveugle, de chasse, etc. -, mais aussi pour le pire - chien de combat, d'attaque, et de races tellement "pures" que ces animaux consanguins ne cessent d'accumuler les tares génétiques. La dérive la plus caricaturale liée à cette recherche de caractères extrêmes - au nom des "standards de la race" - est sans doute illustrée par le bouledogue. Avec ses gros yeux et son allure pataude, il ressemble certes à un - adorable - personnage de dessin animé, mais au prix de multiples pathologies congénitales : oculaires, auditives, respiratoires, immunologiques, neurologiques, locomotrices... Vivent les bâtards et les corniauds ! La sélection artificielle et multimillénaire dont le compagnon de l'homme a fait l'objet à eu pour corollaire un intense bricolage génétique tendant à la simplification. Ainsi, l'incroyable diversité physique des chiens ne relève que d'une cinquantaine de gènes, comme l'a récemment démontré le projet CanMap réalisé par plusieurs universités américaines qui porte sur l'analyse du génome de 900 animaux appartenant à 80 races. Mieux, en reclassant ces races selon leur proximité génétique, les scientifiques ont fait émerger 4 catégories. L'une d'entre elles, la plus proche génétiquement du loup, contient
le husky et le chow-chow, mais aussi le basenji, qui, comme son ancêtre, n'aboie pas.

DOMESTICATION DU CHAT
"Je suis le chat qui s'en va tout seul et tous lieux se valent pour moi", écrit Kipling dans ses merveilleuses Histoires comme ça où il raconte, de façon peu orthodoxe, comment les animaux, qui "se promenaient par les chemins mouillés du bois sauvage", furent domestiqués l'un après l'autre par l'homme. Pour Kipling, c'est en gobant la petite souris qui, dans la grotte, terrorisait déjà la femme que le chat gagna définitivement le droit de rester au coin du feu et de laper 3 fois par jour du lait tiède.
Aujourd'hui, les archéozoologues estiment que l'hypothèse de Kipling est la bonne. Ce sont effectivement les souris, devenues très tôt commensales de l'homme néolithique comme le prouvent les nombreux squelettes retrouvés lors des fouilles des premiers lieux de sédentarisation, qui attirèrent Felis silvestris lybica, le chat sauvage, peu à peu transformé en Felis silvestris catus. La plus ancienne preuve de cette domestication est attestée par la découverte à Shillourokambos, dans l'île de Chypre, d'une tombe vieille de 9500 ans où un chat repose aux côtés d'un être humain. Plus tard, les Égyptiens voueront un véritable culte au félin qui les débarrassait des souris et des serpents. Au point d'en faire une déesse : Bastet. Une déesse à tête de chat "patronne" de la ville de Bubastis, à l'est du delta du Nil. Les félins domestiques y étaient sacrifiés et momifiés au cours de cérémonies qui attiraient des foules nombreuses et faisaient la fortune de la ville. On recense aujourd'hui quelque 80 races de chats domestiques. Mais tous sont susceptibles de reprendre leur indépendance "par les chemins mouillés du bois sauvage". Ce sont les chats harets. On en rencontre partout dans le monde, dont 18 millions rien que pour la seule Australie. Comme si le marronnage était une seconde nature chez Felis silvestris catus.
HERVE PONCHELET - SCIENCES ET AVENIR HS N°170 > Avril-Mai > 2012 |
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Ils peuvent mentir, aider un plus faible, tuer un rival politique et même... faire des économies. Mais que reste-t-il du propre l'homme ? (Des Animaux pas si Bêtes)...
MENSONGE : "Cachons cette érection que le dominant ne saurait voir", semble se dire ce chimpanzé, en plaquant ses mains sur ses parties intimes en présence de son supérieur hiérarchique.
Nos plus proches cousins ne sont pas les seuls à tromper leurs congénères, comme le montre ce jeune macaque qui, assis à côté d'une femelle en train de manger, pousse brusquement un cri. Le reste du groupe houspille la femelle, pensant qu'elle a agressé le bambin... qui profite de l'incident pour lui voler son repas. Loin des primates : les cochons. Si l'on indique à l'un d'eux une cachette emplie de nourriture, et que l'on fait ensuite entrer ses compagnons dans l'enclos, il les enunénera sur de fausses pistes afin de pouvoir bâfrer en toute tranquillité.
POLITIQUE : Les hommes politiques n'ont rien inventé ! Chez les chimpanzés, les alliances, les retournements de veste, les coups d'État et même les assassinats politiques sont monnaie courante. Toutes les stratégies, mêmes les plus violentes, sont bonnes pour que les mâles gagnent cette place très convoitée de chef, au sommet de la hiérarchie. Dans le zoo d'Arnhem, aux Pays-Bas, s'est déroulée il y a plusieurs années une longue campagne "présidentielle" entre plusieurs chimpanzés, à l'issue de laquelle l'ancien mâle alpha, associé à un jeune prétendant, a violemment attaqué un rival pendant qu'il dormait. Celui-ci est décédé de ses blessures au petit matin.
ÉCOLE : Perchés sur une souche, cinq corbeaux calédoniens s'agitent. Dans le bec de certains, une tige de pandanus. Ce sont des apprentis qui, sous les yeux attentifs de leurs ainés, apprennent à manipuler ces hameçons.
Fait exceptionnel chez les oiseaux, les jeunes restent au moins deux ans aux côtés de leurs parents, qui les emmènent régulièrement crocheter les juteuses larves d'insectes cachées sous l'écorce des troncs. Ce qui expliquerait en partie leurs capacités cognitives très développées.
TRANSMISSION : Pouvait-on imaginer que, comme les primates et les cétacés, les poissons possèdent eux aussi des comportements culturels ? Pourtant, des études récentes montrent que des girelles à tête bleue, amenées par des chercheurs dans un récif corallien inconnu, s'inventent des sites de parade différents de ceux des populations déja installées. Mieux, elles se transmettent la localisation de ces lieux de génération en génération. Les variations génétiques étant quasi inexistantes, ces comportements ne peuvent être rangés que dans le tiroir culturel.
DEUIL : La matriarche d'une troupe d'éléphants est morte et tous restent à ses côtés, touchant délicatement la dépouille de leur trompe et de leurs pieds.
Un comportement qui n'est pas isolé. À de nombreuses reprises, les scientifiques ont pu l'observer chez les pachydermes, dont certains allaient jusqu'à recouvrir le cadavre de terre et de branchages, prémices d'ensevelissement retrouvés aussi chez les canidés. Sans aller jusqu'à qualifier ces actes de rites funéraires, il est désormais indéniable que les animaux entretiennent un rapport particulier avec la mort. Celle-ci engendre un stress post-traumatique, notamment mis en évidence chez des éléphanteaux ayant été témoin du massacre de leur groupe, ou par des femelles chimpanzés transportant près d'un mois durant les dépouilles momifiées de leurs rejetons décimés par une épidémie.
LIMITES : Nous connaissons globalement les limites de nos compétences. Cette capacité, nommée métacognition, que l'on pourrait considérer comme typiquement humaine, a pourtant été détectée... chez le rat. Pour l'un des tests, on a diffusé des sons en "demandant" aux rats qu'ils indiquent s'ils étaient longs ou courts. Aux deux extrêmités du spectre de durée, les animaux n'ont rencontré aucun problème. En revanche, au milieu, là où les longueurs sont plus difficiles à différencier, ils se sont abstenus plutôt que de prendre le risque de se tromper. Cette réflexion sur ses propres capacités serait liée à une forme de conscience de soi.
EMPATHIE : Placez un rat dans un enclos au milieu duquel se trouve, enfermé dans une boite en Plexiglas, un autre rat. Attendez. Après quelques tentatives, le premier parvient à ouvrir la trappe pour libérer son congénère. Si vous placez à côté une autre cassette remplie de chocolat, le libérateur va-t-il s'empiffrer avant d'exfiltrer son compère ? Pas du tout ! Il va libérer le prisonnier, puis ouvrir le coffre aux trésors et partager avec lui les sucreries.
Face à la détresse d'un des leurs, ces rongeurs font preuve d'une grande empathie, capacité retrouvée chez les primates comme le montre l'exemple d'Azalea, une femelle macaque rhésus trisomique que ses congénères toilettaient deux fois plus souvent et que sa sour portait pour l'aider à se mouvoir.
ÉCONOMIE : Cent yens ! C'est le prix à payer au distributeur automatique du centre de primatologie d'Inuyama (Japon) pour savourer au choix une banane, des myrtilles ou du raisin. Les clients ? Des chimpanzés.
Pour gagner cet argent, ils doivent associer à des couleurs ou des nombres les caractères kanji correspondants. Mais leurs stratégies diffèrent. A peine Aï a-t-elle acquis 300 yens que cette dépensière compulsive se rue vers la machine, tandis que Pendesa et Popo stockent leurs économies pour pouvoir déguster plus tard de pleines poignées de fruits d'un seul coup.
CONSCIENCE : "Miroir, mon beau miroir"... En placant une tache sur le front de grands singes mais aussi d'éléphants, les chercheurs ont montré qu'ils se reconnaissaient - et donc possédaient une conscience de soi - car ils effaçaient immédiatement la tache.
S'ils ne s'identifient pas au reflet, les cochons, en revanche, savent utiliser avec brio le miroir pour observer ce qui se passe dans leur dos. Lorsque des chercheurs leur montrent le reflet d'un bol rempli de nourriture, ils se retournent et le localisent en une poignée de secondes.
MATHÉMATIQUES : Concentré devant son écran d'ordinateur, un chimpanzé s'affaire. Une série de 9 chiffres s'affiche en désordre, puis disparaît aussitôt. À ce jeu de mémoire, si les humains peinent, les chimpanzés n'ont, eux, aucune difficulté à retrouver la place de chaque chiffre et à les classer par ordre croissant ou décroissant.
Ils ne sont pas les seuls à maîtriser les nombres. Le perroquet Alex avait compris la signification du zéro et, récemment, des pigeons se sont distingués en classant du plus grand au plus petit des groupes de 1 à 9 objets.
OUTILS : "L'homme, c'est l'outil", affirmait le philosophe allemand Friedrich Engels. Il n'avait sans doute qu'une piètre connaissance du monde animal, où les utilisations d'outils foisonnent, de la loutre (et son enclume de pierre pour briser des oursins) au percnoptère (une espèce de vautour qui ouvre les oufs à l'aide de cailloux tenus dans son bec), sans oublier les grands singes. Ces derniers sont passés maitres dans l'invention de nouveaux instruments. Ainsi, au Sénégal, des chimpanzés ont été observés en train de débusquer des galagos (genre de primates) dans les troncs creux à l'aide de branches.
Quant aux corneilles japonaises, elles auraient inventé le casse-noix pneumatique : on a en effet vu un individu profiter du feu rouge pour déposer ses fruits sur la chaussée, attendre qu'il passe au vert, puis récupérer ses noix cassées par les automobiles une fois le rouge revenu.
LANGAGE : "Il ne lui manque que la parole". Avec Chaser, la border collie du psychologue John Riley, on sait désormais qu'un chien peut mémoriser jusqu'à 1022 mots, comprendre les verbes et catégoriser.
Mais des chercheurs ont aussi montré la maîtrise de rudiments de syntaxe chez les étourneaux et l'existence de dialectes chez les mésanges charbonnières. Dans le brouhaha des grandes agglomérations, les mâles ont en effet modifié leur phrasé : chants plus courts, tempo plus rapide et abandon des notes graves, peu audibles. Quant aux étourneaux, une expérience du psychologue Tim Gentner (université de San Diego) a révélé que 9 des 11 oiseaux testés parvenaient à différencier le chant typique de leur espèce de celui auquel une phrase de gazouillis avait été ajoutée.
E. GRUNDMANN - SCIENCES ET AVENIR HS N°170 > Avril-Mai > 2012 |
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Dans l'Atelier des Babouins Volontaires |
À Marseille, grâce a un dispositif expérimental en libre accès, des singes témoignent de compétences cognitives jusqu'ici insoupçonnées.
"Et les singes se mirent à parler"... Délire de scénariste hollywoodien ? Pas si sûr. Dans le laboratoire de Psychologie cognitive de l'université d'Aix-Marseille, les dogmes sur la communication des primates non humains tombent les uns après les autres, si bien que la distance qui sépare l'homme de ses cousins s'amenuise de jour en jour. Une révolution scientifique rendue possible par la mise en place, il y a seulement 3 ans, d'un protocole expérimental inédit élaboré par le primatologue Joël Fagot, spécialiste de la cognition. "Le principe est simple, résume le chercheur. Il repose sur le volontariat : les singes exécutent les tâches que nous leur sourmettons quand ils en ont envie".
Dans le grand enclos de 750 m² qui leur est dévolu, les babouins sont absolument libres de leurs mouvements. Le groupe - une trentaine d'individus - conserve ainsi sa structure sociale, très hiérarchisée, avec notamment un dominant. Outre les séances d'épouillage collectif, les démonstrations de force du patron, les jeux avec les petits ou encore les parties de jambes en l'air, un curieux manège se déroule du côté des 2 bungalows installés au fond de l'enclos. Là, les babouins entrent, et sortent, à toute heure. À l'intérieur, 10 écrans tactiles placés chacun derrière un panneau comportant 2 ouvertures pour les pattes avant et une troisième pour que l'animal puisse voir l'écran. Quand le singe commence un exercice, il est automatiquement identifié grâce à une petite puce RFID implantée dans sa patte. "Nous savons quel individu est en train de travailler, souligne Joel Fagot. Nous pouvons donc lui proposer un test cognitif correspondant à son niveau, à ses compétences". À chaque essai, c'est-à-dire à chaque "question", le singe reçoit une récompense - quelques graines de céréales - s'il répond correctement. S'il se trompe, l'écran devient vert et l'expérience est bloquée quelques secondes avant de reprendre. Une version soft de la carotte et du bâton.
DÈS 6 HEURES DU MATIN : L'air de rien, cette installation modifie radicalement les conditions d'expérimentation. Car habituellement, lorsque des chercheurs veulent faire travailler des singes, ils doivent les déplacer de l'animalerie vers le laboratoire, les installer devant la tâche à accomplir et répéter les essais... jusqu'à ce que l'animal se lasse. La durée de la séance varie donc en fonction de ses envies et de son humeur. Avec le système développé à Marseille, il suffit simplement de prévoir quelle tâche le babouin devra exécuter. C'est lui qui choisit la durée de ses séances et leur fréquence. Et cela change tout ! En effet, contrairement à ce que l'on pourrait penser, les singes travaillent beaucoup plus. "Les moins actifs font 300 essais par four, précise Joel Fagot. Mais on enregistre pour la plupart jusqu'à 4000 essais quotidiens, y compris le week-end. Ce qui était jusque là inimaginable ! Certains vont s'y mettre dès 6 h du matin, d'autres multiplieront les passages dans la journée, d'autres encore, comme les mâles les plus soumis, des bungalows libres au moment du nourrissage pour y faire un tour en toute tranquillité... Nous avons donc en permanence 30 babouins susceptibles de participer à l'expérience. Certains jours, nous enregistrons jusqu'à 40.000 essais pour l'ensemble du groupe". Le temps de travail n'empiète pas sur la vie sociale. Il est pris sur les moments de jeu ou d'oisiveté. Comme si les écrans faisaient partie des distractions. Et ce n'est pas tout. Les animaux présentent une forme d'intérêt pour ces tâches. Les chercheurs marseillais ont exammé leurs choix face à des niveaux de difficulté différents. Si on leur propose deux exercices, l'un facile, l'autre de niveau intermédiaire, ils optent pour le second !
En travaillant plus, les singes apprennent aussi beaucoup plus. Or, l'apprentissage est à la base de ces recherches. En effet, si l'on s'intéresse aux capacités cognitives de l'animal, il faut les tester et vérifier que le babouin comprend ce qu'on lui demande de faire. Cet apprentissage exige ce que les chercheurs appellent un conditionnement opérant. Schématiquement, cela revient à exposer l'animal à un stimulus déclenchant de sa part une réponse qui, si elle correspond à celle attendue, délivre une récompense. Par exemple, un singe qui n'a jamais vu d'écran de sa vie se verra accorder une poignée de graines s'il le touche. Puis, s'il effleure l'objet qui apparait sur l'écran : grames. Puis, le même objet que celui présenté précédemment : graines. Le même objet mais de couleur différente : graines... Et ainsi de suite, jusqu'à l'habituer à des tâches de complexité croissante pour réaliser des expériences de plus en plus élaborées.
DEUX RONDS, UN CARRÉ, UNE CROIX : Jusqu'a présent, les conditions d'expérimentation ne permettaient pas d'aller aussi loin. "On considérait que si au bout de 10.000 essais, les animaux ne parvenaient pas à apprendre la tâche, c'est qu'elle était hors de leur portée, rappelle Joel Fagot. Avec les expériences menées dans l'enclos, on a pu constater que l'apprentissage de tâches plus complexes pouvait apparaitre au bout de 17.000 essais chez certains, 40.000 chez d'autres, etc. Et comme les singes font beaucoup plus d'essais chaque jour qu'ils n'en feraient en laboratoire, on peut leur permettre de s'exercer davantage. Nos singes les plus actifs peuvent réaliser de 50.000 à 60.000 essais par mois. Cela prendrait 10 fois plus longtemps avec les méthodes traditionnelles". En d'autres termes, les chercheurs ont enfin accès à des tâches - et donc à des processus cognitifs que l'on pensait hors de portée des primates non humains.
L'équipe marseillaise a ainsi travaillé sur la problématique des analogies. Le but est de savoir si les babouins sont capables d'associer des symboles en tenant compte des relations qui existent entre eux. Par exemple, un premier écran présente une paire de symboles : un rond et un triangle. L'ecran suivant propose deux paires : deux ronds d'un côté, un carré et une croix de l'autre. Un individu qui se focalise sur la forme choisira les deux ronds, en se basant sur la paire précédente qui comportait déjà un rond. En revanche, un individu centré sur la relation optera pour la paire "carré/croix", car elle est composée comme la précédente d'objets différents. Nous avons remarqué que le singe choisissait de traiter la relation et non la forme, ajoute Fagot. Or, cette même manipulation a été faite chez l'enfant. Petit, il associe d'abord les formes entre elles. Mais en grandissant, il va plutôt privilégier les relations... Comme nos babouins". Alors que certains psychologues croyaient ce processus cognitif déterminé par le langage, l'expérience montre qu'il en est indépendant ; les mots ne font qu'aider à traiter la relation.

Ces travaux paraissent a priori très éloignés des préoccupations du commun des mortels. Et pourtant l'analogie nous sert quotidiennement pour inférer des relations entre des objets ou des événements, par exemple pour comprendre les relations entre un graphique boursier et un yoyo. La flexibilité cognitive est une autre de ces aptitudes du cerveau que les psychologues considèrent souvent, comme spécifiquement humaines. Elle est en quelque sorte notre capacité à nous adapter à des situations mouvantes, notamment en changeant de stratégie. Là encore, les babouins privent un peu plus le "singe nu" de ses attributs exclusifs. Récemment, l'équipe de Joel Fagot a montré que les primates de l'enclos pouvaient eux aussi s'adapter à des conditions variables. L'expérience présente 3 formes, de 3 couleurs possibles. Le singe apprend à choisir l'objet vert, quelle que soit sa forme. Subitement, l'expérimentateur change la règle. La bonne réponse est désormais le triangle, quelle que soit la couleur. Le singe doit donc apprendre cette nouvelle règle. Si certains persistent dans l'erreur, d'autres parviennent très vite à trouver ce qui est désormais la bonne réponse. Mais les instructions peuvent encore se complexifier, par exemple lorsque le singe doit apprendre à choisir 2 formes de couleurs identiques puis deux formes différentes quelles que soient leurs couleurs. Les jeunes s'adaptent davantage que leurs ainés... Comme chez l'homme !
Ces expériences ont très vite suscité l'intérêt de psychologues mais aussi de linguistes, qui voient dans le singe un formidable modèle pour comprendre les processus cognitifs humains, notamment ceux qui lui sont vraiment propres. Arnaud Rey, spécialiste du langage, a ainsi rejoint l'équipe de Fagot. Il voulait tester certaines thèses du grand linguiste Noam Chomsky, le premier a avoir développé une étude quasi mathématique du langage. L'une de ces thèses considère que l'homme se distingue du singe par la récursivité - la capacité a emboîter entre elles de manière infinie des structures linguistiques (sujet, verbe et complément). Ainsi, à partir des 2 propositions suivantes : "l'antilope courait comme un escargot" et "le lion a mangé", l'homme peut former une nouvelle phrase compréhensible : "l'antilope que le lion a mangée courait comme un escargot". Et chez le singe ? "Nous avons appris aux babouins à considérer 6 paires de symboles - en l'occurrence des lettres grecques - comme des mini-phrases, reprend Fagot. Ils devaient comprendre que dans chaque paire, l'ordre des symboles est essentiel, puisque le premier représente en quelque sorte le sujet et le dexième le verbe. Ensuite, nous leur avons appris à emboîter 2 mini-phrases comme nous le ferions pour que cela soit compréhensible dans notre langage. Nous avons constaté que les babouins assemblaient les phrases comme nous", explique Arnaud Rey. Adieu la thèse de Chomsky ! Mais il aura fallu quelque 50.000 essais pour qu'ils apprennent l'exercice.
PAS PLUS D'ERREURS QUE LES HOMMES : La récursivité n'est pas le seul attribut strictement humain que les babouins nous ont piqué. Les tout derniers travaux de l'équipe marseillaise portent sur... l'orthographe ! Le psycholinguiste Jonathan Grainger s'est lui aussi converti à la méthode Fagot. Sa question était simple : qu'est-ce qui, chez l'homme, permet de distinguer un mot (par exemple table) d'un non-mot (par exemple "tbult") ? Une question iconoclaste, tant la distinction nous paraît évidente. Mais pour les psycholinguistes, elle a une importance capitale, car la plupart considèrent que la connaissance du son d'un mot est un préalable à l'apprentissage de sa représentation graphique, l'écrit arrivant toujours en dernier dans le développement.
"D'où l'expérience que nous avons menée chez le singe, raconte le chercheur. Peut-il comprendre que telle forme visuelle est un mot et pas un non-mot ?" Jonathan Grainger et Joel Fagot ont donc appris aux singes à reconnaître des mots présentés parmi 8.000 non-mots. Premiers résultats : certains babouins retiennent jusqu'à 307 mots, le moins performant en mémorisant tout de même 81. Plus étonnant, les singes rangent des mots qu'ils voient pour la première fois dans la bonne catégorie. Stupéfiant ! Intuitivement, on pouvait s'attendre à ce que ces signes inconnus soient systématiquement considérés comme des non-mots. L'explication réside probablement dans la fréquence de certains assemblages de lettres composant les mots d'une langue. Par exemple, le mot table est composé de quatre bigrammes : ta, ab, bl, le. Ces bigrammes sont plus fréquents dans les mots que dans les non-mots. Lors de leur apprentissage, les singes perçoivent donc peut-être, comme l'homme, cette subtilité de l'orthographe. Mais ce qui a surpris plus encore les chercheurs, c'est que dans cet exercice, les singes étaient aussi forts que les hommes lorsque l'on faisait varier la similarité entre mots et non-mots. Par exemple, entre "toble", plus proche de "table" que "tbult", les singes font statistiquement autant d'erreurs que les hommes en considérant "toble" comme un mot. Plus ces non-mots sont similaires à de vrais mots, plus les erreurs sont fréquentes chez le singe comme chez l'homme.
Les babouins, et probablement les grands singes, ont donc des capacités cognitives bien supérieures à ce que nous imaginions jusqu'à présent. Seront-ils un jour capables de réaliser le vieux fantasme du singe qui parle ? "Cela reste de la science-fiction, répond à demi-mot, Arnaud Rey. Mais il faut avouer que l'on y pense". En étudiant le tractus vocal du singe, Louis-Jean Boé, chercheur en sciences de la parole au GipsaLab (Grenoble Image Parole Signal et Automatisme, université de Grenoble), a montré qu'il a les moyens de vocaliser. Reste à savoir si le cerveau suivra..
UNE AIDE POUR DE FUTUR MÉDICAMENTS ?
Lorsqu'un médicament est testé sur un singe en phase pré-clinique, il est difficile d'évaluer son impact sur les performances cognitives. Entre autres parce que les tâches à exécuter pour le mesurer sont hors de portée des primates non humains. "Le protocole expérimental élaboré par Joel Fagot devrait ouvrir de nouvelles perspectives dans ce domaine, par exemple dans l'identification des effets de certains traitements sur l'attention, la mémoire ou la motricité", explique François Lachapelle, chargé du bureau Expérimentation animale à l'lnserm. Ce protocole, basé sur l'apprentissage et l'exécution de tâches complexes, devrait permettre d'observer des éléments indétectables en contexte ordinaire. En outre, les conditions de semi-liberté permettront également de voir si les nouvelles molécules ont un impact sur la vie sociale. Les neurosciences, elles aussi devraient bénéficier de cette nouvelle approche. Au moyen d'un casque sans fil permettant d'enregistrer l'activité neuronale, il devient en effet possible d'observer le fonctionnement du cerveau de l'animal à tout moment de la journée, notamment lorsqu'il interagit avec ses congénères ou qu'il effectue une tâche particulière. |
OLIVIER HERTEL - SCIENCES ET AVENIR HS N°170 > Avril-Mai > 2012 |
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Chez les Primates, on Cache bien ses Divergences |
99 % de gènes communs à l'homme et au chimpanzé. Certes... Mais l'agencement des chromosomes fait toute la différence.
"L'homme ne descend pas du singe... l'homme est un singe", s'amuse André Langaney, généticien, ancien directeur du laboratoire d'Anthropologie biologique du Musée de l'Homme et grand pourfendeur d'idées reçues dans le petit monde de la paléontologie. Confirmant l'intuition de Charles Darwin, la révolution génétique a permis - et ce n'est pas fini - de préciser la parenté de l'homme et de son plus proche cousin le chimpanzé. D'abord dans les années 1990, lorsque l'on mit dans une même éprouvette les ADN découpés en petits fragments de Pan troglodytes, le chimpanzé, et celui d'Homo sapiens : ils s'hybridèrent à plus de 99 % ! Puis quelques années plus tard, lorsque les généticiens, désormais en possession des séquences complètes des deux génomes - 2003 pour l'homme et 2005 pour le chimpanzé - ont pu réaliser une comparaison de l'ADN codant, c'est-à-dire des gènes actifs des deux espèces. Le taux de similitude s'élevait à 99,9 %.
Et pourtant ! Si le chimpanzé a "inventé" le cassage des noix avec un percuteur et possède une organisation sociale complexe, il n'a ni découvert les lois de la gravitation universelle, ni imaginé les innombrables mythes expliquant l'origine du monde, ni peint la grotte de Lascaux, ni conquis la Lune... et il continue de grimper aux arbres. Pour tenter de mieux comprendre la raison de nos différences, le biologiste Svante Paabo, directeur du département de Génétique de l'institut Max-Planck de Leipzig - l'homme qui a levé le voile sur le génome de Neandertal a patiemment comparé l'expression des gènes au niveau des organes (foie, poumon, cour, etc). Résultat : il a constaté une similitude quasi totale chez les deux espèces, sauf... pour ceux qui s'expriment au niveau du cerveau, et donc déterminent les capacités cognitives. Bingo ! Plus de 99 %. Un tel degré de parenté au niveau du matériel génétique s'avère confondant. Mais pour mieux comprendre pourquoi nous sommes malgré tout si différents, il convient de regarder ailleurs.
De prendre de la hauteur. En étudiant la géographie de l'ensemble des chromosome - le caryotype - du chimpanzé et de l'homme, et non plus en zoomant à mort sur la molécule d'ADN. C'est ce qu'a fait Bernard Dutrillaux, directeur de recherche au Muséum national d'histoire naturelle à Paris. Première différence, le génome du chimpanzé compte 48 chromosomes organisés en 24 paires ; celui de l'homme concentre la même quantité de matériel génétique, mais en 46 chromosomes et 23 paires seulement. Treize paires étant rigoureusement identiques. Deuxième différence, en observant mmutieusement les deux caryotypes, l'équipe de Bernard Dutrillaux a découvert une douzaine de remaniements - positionnement différent d'un gène ou inversion de sens - entre les chromosomes de l'homme et ceux du chimpanzé. Par ailleurs, en comparant les caryotypes de l'homme, du chimpanzé et du gorille, il apparait que certains chromosomes communs aux 2 premiers diffèrent chez le troisième. D'autres chromosomes, semblables chez le gorille et le chimpanzé, s'avèrent distincts chez l'homme. Le n°15 est même commun à l'homme et au gorille, mais non au chimpanzé !
Que deduire de ces observations ? Que si l'homme et son plus proche cousin disposent d'un matériel génétique presque identique, c'est bien dans la géographie des chromosomes que se nichent les dissemblances. Tel un Big Bang, ces changements de géographie ont dû se produire d'un coup - voici 6 à 9 millions d'années - et non graduellement, par accumulation de mutations ponctuelles, comme l'imaginait Darwin. À cette époque, tout s'est joué entre les descendants d'un ancêtre commun - toujours inconnu au bataillon des fossiles - dont nos 3 mousquetaires de l'évolution des primates ont gardé le patrimoine génétique de base. Pour André Langaney, la messe s'est dite au sein de ce qu'il nomme joliment une "patate évolutive". Dans cette patate vivaient les descendants de l'ancêtre commun qui, bien que génétiquement différents, demeuraient interféconds. Ils ont donc pu échanger leurs gènes durant quelque 2 millions d'années. Un peu comme si Tarzan avait fait des petits aussi bien avec Jane et Chita, qu'avec madame King Kong ! Suite à ce Big Bang chromosomique, les 3 espèces se sont éloignées, probablement pour des raisons territoriales, climatiques, éthologiques... jusqu'à ne plus être interfécondes. Elles ont dès lors continué d'évoluer sur des trajectoires différentes. Mais leurs chromosomes ont gardé le souvenir de l'Eden échangiste.
Ce scénario de la "patate évolutive" n'est pas une vue de l'esprit. Chez les plantes, l'échange génétique est d'une totale banalité. Il existe par exemple en France 52 espèces de crucifères qui s'hybrident naturellement à tout-va et en permanence. C'est le cas du radis, avec la moutarde et le chou ! L'évolution des espèces n'est pas dichotomique : elle se fait en réseaux, y compris de nos jours chez les cercopithèques, les lémuriens et même certains écureuils. "Dans la forêt équatoriale africaine, comme l'a montré Bernard Dutrillaux, rapporte André Langaney, on a aujourd'hui 20 espèces différentes de cercopithèques très proches qui, a l'intérieur d'une même population, peuvent montrer une variabilité chromosomique étonnante et échangent parfois les cartes génétiques entre elles. Une situation très favorable à l'apparition de nouvelles espèces qui, peu à peu, s'individualisent". C'est ainsi que nos ancêtres auraient laissé ceux du chimpanzé et du gorille devenir quadrumanes et monter à l'arbre, tandis qu'eux, dressés sur leurs deux pattes, écrivaient - dans la savane - les premières pages de l'odyssée de notre espèce, celle d'un singe nu sans défense, mais malin... comme un futur homme !
LA CHIMÈRE EST L'AVENIR DE L'HOMME
Monstre à tête et poitrail de lion, ventre de chèvre, queue de dragon, crachant des flammes... Assemblage monstrueux... On peine à reconnaître dans cette définition par le Petit Robert de la chimère mythologique une quelconque proximité avec le genre humain. Et pourtant, nous sommes tous des chimères ! Notre génome ne contient-il pas 8 % de gènes de rétrovirus ? Chacune de nos cellules ne respire-t-elle pas grâce à des mitochondries d'origine bactérienne ? Ce qui est vrai pour l'homme, l'est naturellement pour tous les animaux. Et de surcroît pour les plantes et les micro-organismes qui, ignorant le fallacieux dogme de la barrière d'espèce, ne cessent d'échanger leurs gènes semés à tout vent. Un chimérisme dont jouent les biologistes. En imitant Mère Nature, ils ont créé, par greffes de cellules ou de gènes, des cailles-poulets et nombre d'OGM - animaux ou bactériens - destinés notamment à produire des molécules pharmaceutiques, comme le facteur 8 pour traiter les hémophiles. En 2008, des chercheurs britanniques ont même annoncé la création, pour l'étude des cellules souches, d'embryons hybrides homme-animal à partir d'ovocytes de vache ou de lapine et de noyaux de cellules humaines ! Tollé au Vatican, approbation du généticien Axel Kahn qui précise : "L'idée d'un minotaure est fantasmagorique". Mais le chimérisme permet aussi de sauver des vies grâce aux greffes de moelle osseuse, de cellules souches, d'organes provenant de donneurs humains et d'autres mammifères comme le babouin. Déjà, on utilise des valves de cour de porc en chirurgie humaine. Le chimérisme a fait l'homme, il est aussi son avenir comme celui de tout le monde vivant. |
HERVE PONCHELET - SCIENCES ET AVENIR HS N°170 > Avril-Mai > 2012 |
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Comme un Air de Famille |
EMBRYOLOGIE |

Les êtres vivants partagent une histoire génétique commune. Un héritage dont témoignent les mammifères à l'aube de leur vie.
Si l'on rembobine le film de l'Évolution en s'intéressant au parcours de l'homme, celui-ci apparaît à la fois comme un primate, un mammifère, un vertébré, un tétrapode... et un descendant de Luca (Last UniCellular Ancestor), la première forme de vie. Sa constitution biochimique, son patrimoine génétique, ses organes et son développement embryonnaire témoignent de la fabuleuse saga de la vie, version planète bleue.
Car l'Évolution ne réinvente pas pour chaque espèce un nouveau logiciel génétique. Elle bricole du neuf en recombinant, detournant, rêveillant ou réduisant au silence les gènes existants. Il en va ainsi des gènes homéotiques (Hox), qui gouvernent l'architecture de tous les animaux à symétrie bilatérale et jouent un rôle fondamental dans le contrôle de l'embryogénèse. Par exemple, la segmentation de la mouche en tête/thorax/abdomen dépend d'une unique chaînette de 8 de ces gènes Hox. Chaînette que l'on retrouve chez l'homme épaulée par 3 autres assemblages peu ou prou semblables, ce qui augmente le jeu des possibles quant à la complexité de l'organisme. Par ailleurs, la formation et les fonctions des différentes parties du corps sont régies par des groupes de gènes presque identiques d'une espèce à l'autre. Ils commandent le développement des nageoires chez les poissons et les mammifères marins, mais aussi celui des membres chez les mammifères terrestres, ou encore celui des ailes ou des pattes chez les oiseaux. Les embryons d'homme, de poulet ou de poisson présentent d'ailleurs des parentés morphologiques évidentes ! Contrairement à l'affirmation simpliste du biologiste allemand Ernst Haeckel (1834-1919), les différentes étapes de l'embryogénèse ne résument pas obligatoirement toutes celles de l'Évolution. Mais, de la fécondation jusqu'à la naissance d'un bébé requin, d'un éléphanteau ou d'un petit d'homme, le développement de l'embryon rappelle toutefois que l'histoire de la vie est un bricolage chaotique.
HERVÉ PONCHELET - SCIENCES ET AVENIR HS N°170 > Avril-Mai > 2012 |
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Et l'Homme réapprit à Partager son Territoire |
Un dixième parc national voit le jour en France ce printemps, nouvelle étape vers une cohabitation apaisée entre les espèces.
Cela n'aura pas été sans mal, mais le dixième parc national français naîtra dans quelques semaines. Pour son promoteur, le maire des 9e et 10e arrondissements de Marseille Guy Teissier, c'est la fin de 12 années de galère. Douze années à tenter de convaincre ses concitoyens d'instaurer une protection forte sur les calanques de Sormiou, de Morgiou, d'En-Vau ou de Port-Pin. Ces falaises de calcaire plongeant dans la Méditerranée ont été classées en 1975 au titre de leur beauté. C'est pour soustraire ce territoire unique à la convoitise des promoteuxs, au piétinement des foules de promeneurs et aux prélèvements abusifs des pêcheurs et chasseurs qu'a été décidée la création du parc.
La faune y est particulièrement riche. Les falaises abritent un des 32 couples d'aigle de Bonelli nichant en France. C'est aussi l'habitat du molosse de Cestoni qui, avec ses 40 centimètres d'envergure, est l'une des plus grandes chauves-souris d'Europe. Dans les cailloutis s'immisce le lézard ocelé, en voie de disparition, qui peut atteindre 80 de long. Il voisine avec une autre espèce vulnérable au niveau mondial, un petit gecko, le phyllodactyle d'Europe. En mer, le lieu est l'un des sites du retour du mérou brun. Le grand dauphin et le rorqual commun viennent croiser dans ces eaux. Les plongeurs peuvent aussi avoir la chance de tomber sur la grande nacre, le plus grand coquillage des eaux européennes, dont la taille peut dépasser le mètre.
Instaurés par une loi de 1960, les parcs nationaux sont des outils forts de protection étatique de l'environnement. L'objecfif, c'est qu'ici l'homme ne fasse plus rien bouger - ou presque. Sur ces espaces, toutes les activités humaines sont sévèrement encadrées, voire interdites. En déterminer le périmètre n'a donc jamais été simple : "Les parcs ont toujours été créés au terme d'énormes conflits avec les agriculteurs, les chasseurs et autres utilisateurs de ces milieux naturels remarquables, souligne Gilles Landrieu, adjoint au directeur des Parcs nationaux de France. À chaque fois, il a fallu des années pour les imposer". Les critères de protection dépendent de l'importance de la présence humaine, des activités pratiquées sur le territoire, mais aussi des priorités reconnues pour la préservation de certaines espèces en danger. C'est un équilibre souvent fragile qui est recherché. Les calanques n'échappent pas à la règle. On s'y promène depuis toujours avec ou sans son chien, on y chasse le lapin, on y plonge sous les rochers... "Elles constituent un lieu de promenade et de récréation pour toute la région, soupire Benjamin Durand, directeur adjoint du groupement d'intérêt public (GIP) qui a instruit le dossier de classement. Il a donc fallu rencontrer chaque groupe ou association utilisant cet espace, expliquer, négocier de nouvelles règles, convaincre"...
En l'occurrence, l'intérêt public a dû en rabattre devant les doléances privées. Sur le terrain, il n'y a guère que le VTT en dehors des chemins et le saut en parachute du haut des falaises qui soient formellement interdits. Pour le reste... Dans un premier temps, les hommes continueront sans restrictions particulières de s'égailler sur les 16.750 hectares du site. Les chasseurs pourront tirer du gibier et les chalutiers marseillais dragueront les fonds de la zone marine du parc. Chargée de mission pour les espaces terrestres, Lidwine Pécheux se veut tout de même optimiste : "Ce classement va nous permettre de commencer à mettre en ouvre les mesures de protection nécessaires : lutte anti-incendie, suivi des lieux où se trouvent des espèces animales et végétales remarquables... La protection des marges du massif menacées par l'urbanisation va être renforcée. Ensuite, Le temps fera son ouvre". Le pari, c'est que les bonnes pratiques écologiques finiront par s'imposer d'elles-mêmes. Déjà les chasseurs admettent qu'un lâcher de perdrix la veille de l'ouverture de la chasse n'est ni sportif, ni écologique ; ils seront bientôt interdits. Quant aux pêcheurs, ils acceptent que le chalutage soit exclu des espaces protégés d'ici... une quinzaine d'années, à l'expiration des licences de pêche. Sur terre, la sabline de Provence, qui ne s'épanouit qu'entre Marseille et Toulon, devrait voir son milieu mieux respecté. Car cette plante à fleur jaune que le promeneur ignore constitue pour le scientifique une espèce endémique rare.
Un parc national n'a pas vocation à exclure l'homme, mais au contraire à l'intégrer dans une relation plus étroite avec la nature. Ces relations apaisées permettent d'aller plus loin dans la connaissance de ces espaces remarquables. Depuis 2007, le parc du Mercantour a ainsi lancé un inventaire généralisé des espèces qui ne s'intéresse pas seulement aux grands animaux. Plus de 200 taxonomistes ont arpenté le parc pour y prélever quantités d'invertébrés, de mousses et de lichens, de myxomycètes (classe de champignons inférieurs) ou de crustacés d'eau douce. Au total, 9.391 espèces ont été identifiées, dont une trentaine étaient auparavant inconnues pour la science. Toutes ont fait l'objet d'une analyse moléculaire de séquences d'ADN et sont désormais associées à un code-barres permettant une reconnaissance immédiate des individus. On n'ose imaginer le résultat qu'une telle démarche donnerait dans le parc amazonien de Guyane. Les naturalistes y ont déjà recensé 5.500 espèces végétales dont 1500 essences d'arbres, 480 espèces de poissons d'eau douce, 186 mamnifères, 261 reptiles et amphibiens, 697 espèces d'oiseaux et des centaines de milliers d'insectes. Le CNRS poursuit de son côté l'étude d'espèces animales et végétales, à la recherche des molécules d'où seront peut-être issus les matériaux et les médicaments de demain.
Les 10 parcs nationaux - bientôt onze avec le parc forestier prévu en Haute-Marne et Côte-d'Or - ambitionnent d'être un modèle de co-développement entre l'homme et la nature. En 2006, une loi a d'ailleurs réorganisé l'institution en ce sens. Les parcs se composent désormais d'un "cour", où la protection est maximale, et d'une zone d'adhésion, où les populations s'engagent sur des mesures de préservation assumées à travers une charte sans pour autant renoncer à leurs activités économiques. En Guyane, sans cette protection à 2 étages, le parc n'aurait jamais pu voir le jour, faute de règles claires. Ainsi se dessine par petites touches un nouveau partage du territoire, une forme de sanctuarisation douce...
LOIC CHAUVEAU - SCIENCES ET AVENIR HS N°170 > Avril-Mai > 2012 |
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Animaux Cobayes |
EMBRYOLOGIE |

Cobayes, par excellence, les souris de certains laboratoires ne sont plus celles d'autrefois.
1/ Dans ces "immeubles, les animaux vivent à quatre par boite au maximum.
2/ Echographie d'une souris à 14 jours de gestation.
3/ L'obésité est l'une des maladies testées.
4/ Ces souris nues sont extrêmement fragiles car privées de système immunitaire.
SCIENCES ET AVENIR HS N°170 > Avril-Mai > 2012 |
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